le monde est mathématique
c’est comme cela qu’a fonctionné le pro-
grès humain depuis des millénaires.
De bons livres de vulgarisation existent
déjà. Qu’apporte cette collection ?
C’estvrai.On peut citerleslivresdeMar-
cus du Sautoy, d’Alex Bellos, l’ouvrage de
SimonSinghconsacréauthéorème de Fer-
mat, celui de Donal O’shea sur la conjectu-
re de Poincaré, la bande dessinée Logico-
mix…Pourtant, il manquait encore quel-
que chose, comme une encyclopédie
mathématique. En quarante volumes,
vous pouvez bien développer les idées. Le
fait que ce soit écrit par des auteurs diffé-
rents, avec des angles et des préoccupa-
tionsvariés–historiques,sociaux,esthéti-
ques… –rend cet ensemble plus riche
qu’une encyclopédie avec une grille de
classement unique. Mais attention :cette
collection n’entraîne pas àlaréflexion
logique et àlapratique mathématique
commeseul peut le faire un cours avec
démonstrations et exercices. C’est juste la
cerise sur le gâteau qui raconte combien
cette aventure est passionnante.
Il ne s’agit pas de remplacer les cours de
mathématiques par des exposés de vulga-
risation, ce serait une confusion complè-
te. Mais de compléter les cours systémati-
ques par des exposés d’une autre nature,
montrant le sens, l’histoire. Apetite dose.
Et là vous êtes prêt àvous investir.
Les mathématiques sont perçues com-
me difficiles, comme un instrument de
sélection scolaire :s’agit-il seulement
de clichés ?
Je crois que ce sont des clichés et j’espè-
re que ces livres peuvent ébranler ces
mythes. Quand on fait des conférences de
vulgarisation, presque toujours quel-
qu’un vient vous dire: «Jecroyais que je ne
comprenais rien et finalement je com-
prends,c’est sympathique. Combien je
regrette qu’on ne m’ait pas expliqué cela
quand j’étais élève… »
La mathématique, c’est comme tout :
cela peut se raconter àn’importe quel
degré de complexité. D’ailleurs, l’une des
raisons de mentionner dans mon livre,
Théorèmevivant,lesformulesmathémati-
ques, c’est pour qu’on ait une image, une
idée du degré de complexité que cela peut
atteindre,danslequelmêmenouson n’en-
tre pas quand on discute entre collègues.
Quel que soit le discours, quand on expli-
que, on est toujours en train de trahir, plus
ou moins. Mais, tant que vous avez, com-
me votre interlocuteur, la conscience du
niveau de trahison, celle-ci est justifiée,
pardonnée.
La forme mathématique, l’apprentissa-
ge systématique des concepts, c’est tou-
joursunpeu difficile, douloureux, pour
tout le monde. C’est une gymnastique
cérébrale qui n’est pas naturelle, mais on
est d’autant plus heureux de la faire qu’on
comprend quelles en sont les finalités,
qu’on la replace dans l’histoire des pro-
grès humains, comme objet social, en tant
que création culturelle et artistique.
Que retenez-vous de votre engagement
dans la vulgarisation depuis la médaille
Fields?
C’est une compétence qu’on acquiert et
qu’ondéveloppe pour toucher les gens et
être accessible.L’ensemble du corps scien-
tifiquealongtempsconsidéréavecun peu
de dédain cette activité, mais les temps
changent. C’est aussi quelque chose de
très intense :une sorte de communion
s’établit entre le public et l’orateur. Ce
sont aussi des expériences très majori-
tairement positives. Al’IHP nous
testons de nouvelles formes
pour toucher des publics plus
variés;par exemple, récem-
ment, nous avons lancé des soi-
rées de projection de film suivie de débats
du public avec des mathématiciens. Pour
ladernière,autourdu documentaireCode-
breaker qui raconte la vie d’Alan Turing,
nous avons dû programmer deux séances
et refuser du monde:ilyaunvrai appétit
du public. De telles opérations auront-
elles un impact?C’est difficile àapprécier,
mais je suis persuadé que oui.
D’où vient l’excellence de l’Ecole mathé-
matique française?
Une telle qualité se construit dans la
durée. Elle est d’abord une question de
culture et de transmission. Depuis des siè-
cles, la France est àlapointe dans la recher-
che mathématique mondiale. Le redémar-
rage de cette discipline en Europe remonte
àlaRenaissance. Et dès le XVIIesiècle, en
France,dessavantss’illustrentcommePas-
cal,Fermat,DesarguesouDescartes.Ensui-
te, au moment des Lumières, l’expansion
continue. Cette période n’est en effet pas
seulement un moment humaniste et litté-
raire, elle est également marquée par des
développements spectaculaires en maths.
Le mouvement était lancé et acontinué de
s’enrichird’autresvagues, notamment àla
Révolution. Des institutions comme l’Eco-
le normale supérieure (ENS) ou l’Ecole
polytechnique sont créées pour transmet-
tre les savoir-faire. On retrouvera cette
volonté pendant l’entre-deux-guerres
avec la création du CNRS et du Palais de la
découverte parexemple. Le succès est àla
fois affaire de culture et d’institutions.
Etes-vous inquiet pour l’avenir de cette
Ecole?
Acause de ce contexte favorable, je ne
me fais pas de souci pour la recherche
mathématique en France. Je veux bien
parierqu’il yaura des médailles Fields
françaises en 2014 !
En revanche, on peut être plus inquiet
pour d’autres branches aussi importantes,
moins académiques et plus appliquées,
plus «utilisatrices»des mathématiques,
en liaison avec l’industrie par exemple. Il
est important qu’il yait des personnesavec
une sensibilité scientifique, voire mathé-
matique, dans les entreprises :beaucoup
d’entre elles gagneraient àétoffer leur
département de recherche, ycompris
théorique. Mais encore faut-il qu’elles
ensoientconscientes;etqu’ellesréa-
lisent la compétence française
dans ce domaine !Etpuis,
nous ne formons pas assez
de scientifiques.
Et plus largement, comment se porte
votre discipline?
Elle va bien. Globalement, les effectifs
et le nombre d’articles augmentent. Des
centaines de milliers (!) de théorèmes sont
démontrés chaque année. Il n’y ajamais
eu autant de colloques internationaux
organisés qu’aujourd’hui. Malgré Inter-
net, les gens ont besoin de se rencontrer,
de discuter… Des sujets nouveaux appa-
raissent.Lamathématique est donc loin
d’être quelque chose de figé. Je n’arrive
pas àsuivre l’actualité, ycompris dans les
domaines dont je suis spécialiste !Lepara-
doxe, comme dans les sciences en général,
est que l’on asouvent l’impression de pié-
tiner, mais que si l’on regarde sur le long
terme on réalise àquel point le sujet avan-
ce àune vitesse considérable.
Quelles sont vos «marottes »actuelles ?
Ces temps-ci, j’ai dû mettre des recher-
ches en veilleuse pour me consacrer à
d’autres projets, mais je reviendrai àmes
«marottes»… J’en ai une petite dizaine en
même temps, car il est bon de ne pas se
concentrer sur un seul problème:tantôt
l’unavance,tantôtc’estl’autre.Plusil yade
choses qu’on comprend, plus l’on décou-
vre des questions ouvertes ;chaque fois
qu’on résout un problème, de nouveaux
surgissent!Mon amour de jeunesse reste
la théorie cinétique des gaz et je continue-
raid’y travailler.Maisje m’intéresseaussi à
la géométrie, ou aux liens entre géométrie
et probabilité. Et il yaun problème sur
lequel je rêverais de faire des avancées
même si je ne m’y suis pas encore plongé,
c’est celui des transitions de phase, ces pas-
sages entre deux états, comme celui entre
leliquideetungaz en fonction de la tempé-
rature. On ne sait toujours pas pourquoi la
transition alieu. C’est fascinant.
Le monde est-il réellement mathémati-
que?
On peut débattre pour savoir si le mon-
de est sous-tendu par des règles mathéma-
tiques ou si c’est que nous le voyons de
manièremathématique, c’est-à-dire en
essayant de trouver des règles abstraites
derrière les particularismes concrets qui
nous entourent. On peut penser que le
monde est mathématique dans le sens où
Galilée l’entendait:lemonde est écrit en
caractères mathématiques. Quel que soit
lepointdevue, on nepeutnierquelelanga-
ge mathématique est extrêmement bien
adapté àdécrire le monde qui nous entou-
re. Donc, pour un observateur, c’est com-
me si le monde était mathématique !
p
Propos recueillis par
David Larousserie
et Hervé Morin
Un programme au carré
La collection «Lemonde est
mathématique», lancée par
Le Monde,rédigée par des mathé-
maticiensespagnols, ad’abord
été diffusée par El Pais,avant de
l’être en Belgique et au Royaume-
Uni. Le Monde s’est associé avec
l’éditeur espagnol RBA pour la fai-
re connaître en France. Le pre-
mier tome –consacré au nombre
d’or –est disponible en kiosque
au prix de 3,99¤.
Nouvelle édition Présentée par
Cédric Villani, elle aété réalisée
avec le soutien de l’Institut Henri-
Poincaré (UPMC et CNRS,
www.ihp.fr), qu’il dirige depuis
2009, et en collaboration avec les
animateurs de la revue en ligne
Images des maths,hébergée par
le CNRS
(http ://images.maths.cnrs.fr).
Sur France Inter La collection
«Lemonde est mathématique »
apour partenaire l’émission «La
Tête au carré ». L’ouvrage de la
semaine sera raconté par
Mathieu Vidard àpartir du
21 mars, chaque jeudi, dans son
émission diffusée de 14 heures à
15 heures.
Sur Lemonde.fr Chaque
semaine, des mathématiciens,
dont Cédric Villani, proposeront
un défi mathématique en vidéo.
Leur résolution sera communi-
quée en ligne la semaine suivante
(www.lemonde.fr/defis-mathe-
matique).
La vulgarisation
est quelque chose
de très intense car elle
permet une sorte
de communion entre
le public et l’orateur
Les mathématiques peuvent-elles faire rêver ?
Cédric Villani en est persuadé. Médaille Fields 2010,
il se consacre àlavulgarisation, qu’il juge essentielle
pour faire naître de nouvelles vocations
Il asuffi que les
mathématiciens, emmenés
par le grand Riemann,
démontrent dès le milieu
du XIXesiècle qu’il était
possible de dépasser les trois
dimensions caractérisant
notre expérience du monde
sensible pour captiver
l’imaginaire collectif!
Qui eût cru que ces géométries
nouvelles puissent devenir
une telle source d’inspiration
pour la peinture, la sculpture,
l’architecture et, bien sûr,
le cinéma?
Aquel nombre est dedié
chaque année le 14 mars ?
Aquel nombre un Prix Nobel
de littérature consacra
un poème ?Quel nombre
adonné son nom àunhéros
de jeu vidéo ?
Pi =3,1416... La réponse sonne
comme une évidence.
Mais pourquoi ce chapelet
de chiffres exerce-t-il une telle
fascination?Etquel chemin
parcouru depuis Archimède
qui, l’un des premiers, se lança
dans la recherche d’une
approximation de pi !
Domaine de liberté
par excellence, le jeu avu
apparaître un nouveau groupe
d’influence, celui de
mathématiciens!Menés par
John von Neumann et Emile
Borel, puis John Nash, ils
élaborèrent une discipline
mathématique ayant trait
àlaprise de décision :
la théorie des jeux. Elle permet
de déterminer des stratégies
gagnantes pour aboutir
àdes situations optimales
–enéconomie, lors d’élections,
ou même àlaguerre.
III
0123
Vendredi 22 mars 2013