Quand l`industrie mise sur les équations

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Lemonde
est
mathéma
tique
Que peuvent bien avoir en commun des
phénomènes naturels aussi différents que
l’agencement des graines d’un tournesol,
l’élégante spirale dessinée des coquillages
et les bras de la Voie lactée ? Quelle règle
géométrique d’une inégalable harmonie se
cache dans l’œuvre des plus grands artistes, de
Vitruve à Salvador Dalí, en passant par Léonard
de Vinci et Le Corbusier ? Aussi incroyable que
cela puisse paraître, la réponse à ces deux
questions réside dans un seul nombre :
1,61803398875. Un nombre d’humble
apparence, connu depuis l’Antiquité et dont la
présence remarquée dans les représentations
artistiques et naturelles lui valut le surnom de
« nombre d’or » ou « divine proportion ».
Cahier du « Monde » N˚ 21204 daté Vendredi 22 mars 2013 - Ne peut être vendu séparément
PourGalilée,l’immenselivredelanature
estécritentermesmathématiques.
Pourl’immensemajoritédesgens,
celangageresteopaque:poureux,les
mathssontsouventunmauvais
souvenir,uninstrumentdesélection,surtoutenFranceoùlafractureentresciencesetlettresparaîtparfoisirrémédiable.
Etpourtant,«LeMonde»faitleparique
l’onpeutraconterlesmathématiquesà
tous,etquechacunpeutentirerun
supplémentdecompréhensionde
l’universdanslequelnousvivons.Cepari
s’incarnedansunecollectiond’ouvrages
intitulée«Lemondeest
mathématique»,diffuséeenkiosquesà
compterdu 21mars.Onycroiserades
chiffresetdesêtres:pi,lenombred’or,
Pythagore,Turingoudesperceurs
d’énigmestelAndrewWiles.Ony
évolueradansla quatrièmedimension,
lesarcanesdelafinanceoulemondedu
cryptage.Pourselancerdansunepareille
aventure,ilfautdespasseurs.Cédric
Villani,MédailleFields2010etdirecteur
del’InstitutHenri-Poincaré,etses
confrèresenvulgarisationde
l’associationImagesdesmathsont
acceptédeparrainercettecollection.
Parcequelesmathsonttouteleurplace
danslaculturedeshonnêteshommes
etfemmesduXXIe siècle
II
0123
le monde est mathématique
Vendredi 22 mars 2013
«Dans le métier
de mathématicien
subsiste une grande
part d’aventure»
Entretien
C
édric Villani a reçu en 2010 la
médaille Fields, souvent comparéeau Nobelde mathématiques, qui récompense tous les
quatre ans des chercheurs de
moins de 40 ans. Directeur de
l’Institut Henri-Poincaré (Université Pierre et Marie Curie, CNRS) , il est depuis devenu l’un des porte-parole majeurs de sa discipline. Vulgarisateur intarissable, il a
acceptéde s’associer activement à la publication par Le Monde d’une collection
d’ouvrages consacrée à celle-ci, « Le monde est mathématique». Une initiative qui
rejoint son souci de susciter des vocations
scientifiques, mais aussi de contribuer à
élargir la « culture de l’honnête homme».
Pourquoi l’Institut Henri-Poincaré
(IHP) a-t-il parrainé cette collection ?
Les raisons sont multiples mais tournent toutes autour de l’importance de la
vulgarisation scientifique.
D’abord, il faut veiller à susciter des
vocations en nombre suffisant parmi les
jeunes, à une époque où l’on ne pense pas
naturellementà une carrièrede mathématicien, ou plus généralement de scientifique, comme à un métier qui a de quoi faire
rêver. C’estpourtant le cas ! C’est un métier
dans lequel subsiste une grande part
d’aventure. A quelques exceptions près, ce
n’est pas un moyen de faire fortune, mais
c’est un métier qui apporte une excellente
combinaisond’élémentsmatérielsconfortables et de stimulation, de valorisation
intellectuelle. C’est un bon métier, utile à
l’individu et à la société.
Ilest trèsimportantqu’un nombre suffisantdejeunesembrassecettecarrière.Pour
cela, il faut leur apporter un éclair de rêve,
afindelesinciteràselancerdansdesétudes
qui peuvent sembler longues et pénibles,
mais qui le sont moins qu’il n’y paraît, et se
révèlent souvent très gratifiantes.
Ensuite, il faut aussi s’adresser à tous
ceux qui ne feront pas des sciences leur
métier, mais qui sont curieux de savoir à
quoi ça sert. La vulgarisation remplit la
fonction de rapprocher au niveau intellectuel et sensible les chercheurs et les
autres. C’est important aussi pour des raisons très pratiques : le jour où les gens ne
comprendront plus à quoi servent les
scientifiques, les politiques couperont les
subventionscorrespondanteset la recherche s’arrêtera. La communauté scientifique a donc le devoir naturel d’expliquer
ce qu’elle fait aux gens qui la soutiennent.
Cédric Villani.
LÉA CRESPI
POUR « LE MONDE »
La mathématique fait-elle partie de la
culture générale ?
Oui, il est important et enrichissant
pour tout le monde de comprendre ce qui
a été réalisé avec la mathématique, une
science assez extraordinaire. Comprendre
que ce n’est pas quelque chose d’isolé,
mais quecela concernetout le monde.Parce que tout le monde utilise les avancées
scientifiques.
En outre, les scientifiques ont aussi
besoin de reconnaissance, de se sentir appréciés, et non d’être désignés comme des bêtes curieuses
qui font quelque chose de peu
productif, d’incompréhensible. Dans le passé, certains
des mouvements les
plus durs de contestation des scientifiques
étaient dus moins à des
questions matérielles
qu’à des questions de respect, en particulier de la
sphère politique. Cela
me fait penser à cette
Entre culture du secret
et arithmétique de la sécurité,
la cryptographie est aussi
vieille que l’écriture !
Présente dès l’Antiquité
dans les hiéroglyphes
égyptiens ou les écrits de
Mésopotamie, on la retrouve
au cœur de la seconde guerre
mondiale dans la machine
Enigma des nazis.
La cryptographie s’illustre
aujourd’hui dans des usages
plus pacifiques : transactions
bancaires, achats sur
Internet…
citation, attribuée à de Gaulle: «En France,
des chercheurs qui cherchent, on en trouve,
des chercheursquitrouvent, onen cherche.»
Et voilà comment, pour faire un bon mot,
on aliène une partie fondamentale de la
société avec une pique injuste.
Injuste, car on sait bien que la recherche française est de qualité ! On sait bien
aussi qu’il est normal qu’un chercheur
échoue dans ses recherches. La plupart du
temps cela ne marche pas, et c’est normal!
De la même façon qu’on dit que, dans le
domaine industriel, 99 % des brevets sont
non rentables : ce qui compte, c’est le 1 %
qui reste. Ce n’est pas parce que vous cherchez, cherchez, cherchez et ne trouvez
presque jamais que vous êtes un mauvais
chercheur. L’état naturel du chercheur,
c’est d’errer. De temps en temps, il y a un
truc qui marche, il faut le faire fructifier :
Divisibles seulement
par 1 et par eux-mêmes,
les nombres premiers sont
un véritable casse-tête.
Mystérieux, indomptables,
ils constituent l’un des plus
grands défis de l’histoire de la
science : Euclide, Fermat, Euler,
Gauss, Riemann, Râmânujan…
La liste est longue de ceux
qui sont tombés dans
leurs filets, succombant
à l’obsession de trouver enfin
la règle présidant à leur
apparition, sans jamais y
parvenir.
Il est le seul mathématicien
dont le nom résonne
familièrement aux oreilles
de tous. Depuis des
générations, les enfants sur
les bancs de l’école récitent son
fameux théorème. Mais qui
était ce Pythagore dont l’aura
a traversé les siècles, nimbée
d’un entrelacs de mystères ?
Deux mille six cents ans après
son invention, son théorème
se glisse dans les applications
les plus communes et les
plus sophistiquées, n’ayant
rien perdu de sa modernité.
0123
le monde est mathématique
Vendredi 22 mars 2013
III
Les mathématiques peuvent-elles faire rêver?
Cédric Villani en est persuadé. Médaille Fields 2010,
il se consacre à la vulgarisation, qu’il juge essentielle
pour faire naître de nouvelles vocations
que chose, comme une encyclopédie
mathématique. En quarante volumes,
vous pouvez bien développer les idées. Le
fait que ce soit écrit par des auteurs différents, avec des angles et des préoccupationsvariés– historiques,sociaux,esthétiques… – rend cet ensemble plus riche
qu’une encyclopédie avec une grille de
classement unique. Mais attention : cette
collection n’entraîne pas à la réflexion
logique et à la pratique mathématique
comme seul peut le faire un cours avec
démonstrations et exercices. C’est juste la
cerise sur le gâteau qui raconte combien
cette aventure est passionnante.
Il ne s’agit pas de remplacer les cours de
mathématiques par des exposés de vulgarisation, ce serait une confusion complète. Mais de compléter les cours systématiques par des exposés d’une autre nature,
montrant le sens, l’histoire. A petite dose.
Et là vous êtes prêt à vous investir.
Les mathématiques sont perçues comme difficiles, comme un instrument de
sélection scolaire : s’agit-il seulement
de clichés ?
Je crois que ce sont des clichés et j’espère que ces livres peuvent ébranler ces
mythes. Quand on fait des conférences de
vulgarisation, presque toujours quelqu’un vient vous dire : « Je croyais que je ne
comprenais rien et finalement je comprends, c’est sympathique. Combien je
regrette qu’on ne m’ait pas expliqué cela
quand j’étais élève… »
La mathématique, c’est comme tout :
cela peut se raconter à n’importe quel
degré de complexité. D’ailleurs, l’une des
raisons de mentionner dans mon livre,
Théorèmevivant,les formulesmathématiques, c’est pour qu’on ait une image, une
idée du degré de complexité que cela peut
atteindre,dans lequel même nous on n’entre pas quand on discute entre collègues.
Quel que soit le discours, quand on explique, on est toujours en train de trahir, plus
ou moins. Mais, tant que vous avez, comme votre interlocuteur, la conscience du
niveau de trahison, celle-ci est justifiée,
pardonnée.
La forme mathématique,l’apprentissage systématique des concepts, c’est toujours un peu difficile, douloureux, pour
tout le monde. C’est une gymnastique
cérébrale qui n’est pas naturelle, mais on
est d’autant plus heureux de la faire qu’on
comprend quelles en sont les finalités,
qu’on la replace dans l’histoire des progrès humains, comme objet social, en tant
que création culturelle et artistique.
Que retenez-vous de votre engagement
dans la vulgarisation depuis la médaille
Fields ?
c’est comme cela qu’a fonctionné le progrès humain depuis des millénaires.
De bons livres de vulgarisation existent
déjà. Qu’apporte cette collection ?
C’estvrai. On peut citerles livresdeMarcus du Sautoy, d’Alex Bellos, l’ouvrage de
SimonSingh consacréau théorème de Fermat, celui de Donal O’shea sur la conjecture de Poincaré, la bande dessinée Logicomix… Pourtant, il manquait encore quel-
C’est une compétence qu’on acquiert et
qu’on développe pour toucher les gens et
être accessible. L’ensemble du corps scientifiquea longtemps considéré avec un peu
de dédain cette activité, mais les temps
changent. C’est aussi quelque chose de
très intense : une sorte de communion
s’établit entre le public et l’orateur. Ce
sont aussi des expériences très majoritairement positives. A l’IHP nous
testons de nouvelles formes
pour toucher des publics plus
variés ; par exemple, récemment, nous avons lancé des soi-
Il a suffi que les
mathématiciens, emmenés
par le grand Riemann,
démontrent dès le milieu
du XIXe siècle qu’il était
possible de dépasser les trois
dimensions caractérisant
notre expérience du monde
sensible pour captiver
l’imaginaire collectif !
Qui eût cru que ces géométries
nouvelles puissent devenir
une telle source d’inspiration
pour la peinture, la sculpture,
l’architecture et, bien sûr,
le cinéma ?
rées de projection de film suivie de débats
du public avec des mathématiciens. Pour
la dernière,autour du documentaireCodebreaker qui raconte la vie d’Alan Turing,
nous avons dû programmer deux séances
et refuser du monde : il y a un vrai appétit
du public. De telles opérations aurontelles un impact? C’est difficile à apprécier,
mais je suis persuadé que oui.
D’où vient l’excellence de l’Ecole mathématique française ?
Une telle qualité se construit dans la
durée. Elle est d’abord une question de
culture et de transmission. Depuis des siècles, la France est à la pointe dans la recherche mathématique mondiale. Le redémarrage de cette discipline en Europe remonte
à la Renaissance. Et dès le XVIIe siècle, en
France,dessavantss’illustrentcomme Pascal,Fermat,Desarguesou Descartes.Ensuite, au moment des Lumières, l’expansion
continue. Cette période n’est en effet pas
seulement un moment humaniste et littéraire, elle est également marquée par des
développements spectaculaires en maths.
Le mouvement était lancé et a continué de
La vulgarisation
est quelque chose
de très intense car elle
permet une sorte
de communion entre
le public et l’orateur
s’enrichird’autres vagues, notamment à la
Révolution. Des institutions comme l’Ecole normale supérieure (ENS) ou l’Ecole
polytechnique sont créées pour transmettre les savoir-faire. On retrouvera cette
volonté pendant l’entre-deux-guerres
avec la création du CNRS et du Palais de la
découverte par exemple. Le succès est à la
fois affaire de culture et d’institutions.
Etes-vous inquiet pour l’avenir de cette
Ecole ?
A cause de ce contexte favorable, je ne
me fais pas de souci pour la recherche
mathématique en France. Je veux bien
parier qu’il y aura des médailles Fields
françaises en 2014 !
En revanche, on peut être plus inquiet
pour d’autres branches aussi importantes,
moins académiques et plus appliquées,
plus « utilisatrices» des mathématiques,
en liaison avec l’industrie par exemple. Il
est important qu’il y ait des personnesavec
une sensibilité scientifique, voire mathématique, dans les entreprises: beaucoup
d’entre elles gagneraient à étoffer leur
département de recherche, y compris
théorique. Mais encore faut-il qu’elles
ensoientconscientes;etqu’ellesréalisent la compétence française
dans ce domaine ! Et puis,
nous ne formons pas assez
de scientifiques.
Et plus largement, comment se porte
votre discipline ?
Elle va bien. Globalement, les effectifs
et le nombre d’articles augmentent. Des
centaines de milliers (!) de théorèmes sont
démontrés chaque année. Il n’y a jamais
eu autant de colloques internationaux
organisés qu’aujourd’hui. Malgré Internet, les gens ont besoin de se rencontrer,
de discuter… Des sujets nouveaux apparaissent. La mathématique est donc loin
d’être quelque chose de figé. Je n’arrive
pas à suivre l’actualité, y compris dans les
domaines dont je suis spécialiste! Le paradoxe, comme dans les sciences en général,
est que l’on a souvent l’impression de piétiner, mais que si l’on regarde sur le long
terme on réalise à quel point le sujet avance à une vitesse considérable.
Quelles sont vos « marottes » actuelles ?
Ces temps-ci, j’ai dû mettre des recherches en veilleuse pour me consacrer à
d’autres projets, mais je reviendrai à mes
« marottes»… J’en ai une petite dizaine en
même temps, car il est bon de ne pas se
concentrer sur un seul problème : tantôt
l’unavance,tantôtc’est l’autre.Plusil ya de
choses qu’on comprend, plus l’on découvre des questions ouvertes ; chaque fois
qu’on résout un problème, de nouveaux
surgissent! Mon amour de jeunesse reste
la théorie cinétique des gaz et je continueraid’y travailler.Maisjem’intéresseaussià
la géométrie, ou aux liens entre géométrie
et probabilité. Et il y a un problème sur
lequel je rêverais de faire des avancées
même si je ne m’y suis pas encore plongé,
c’est celui des transitions de phase, ces passages entre deux états, comme celui entre
leliquideet ungaz enfonctionde latempérature. On ne sait toujours pas pourquoi la
transition a lieu. C’est fascinant.
Le monde est-il réellement mathématique ?
On peut débattre pour savoir si le monde est sous-tendu par des règles mathématiques ou si c’est que nous le voyons de
manière mathématique, c’est-à-dire en
essayant de trouver des règles abstraites
derrière les particularismes concrets qui
nous entourent. On peut penser que le
monde est mathématique dans le sens où
Galilée l’entendait: le monde est écrit en
caractères mathématiques. Quel que soit
lepointdevue,onnepeutnierquelelangage mathématique est extrêmement bien
adapté à décrire le monde qui nous entoure. Donc, pour un observateur, c’est comme si le monde était mathématique! p
A quel nombre est dedié
chaque année le 14 mars ?
A quel nombre un Prix Nobel
de littérature consacra
un poème ? Quel nombre
a donné son nom à un héros
de jeu vidéo ?
Pi = 3,1416... La réponse sonne
comme une évidence.
Mais pourquoi ce chapelet
de chiffres exerce-t-il une telle
fascination ? Et quel chemin
parcouru depuis Archimède
qui, l’un des premiers, se lança
dans la recherche d’une
approximation de pi !
Propos recueillis par
David Larousserie
et Hervé Morin
Un programme au carré
La collection « Le monde est
mathématique », lancée par
Le Monde, rédigée par des mathématiciens espagnols, a d’abord
été diffusée par El Pais, avant de
l’être en Belgique et au RoyaumeUni. Le Monde s’est associé avec
l’éditeur espagnol RBA pour la faire connaître en France. Le premier tome – consacré au nombre
d’or – est disponible en kiosque
au prix de 3,99¤.
Nouvelle édition Présentée par
Cédric Villani, elle a été réalisée
avec le soutien de l’Institut HenriPoincaré (UPMC et CNRS,
www.ihp.fr), qu’il dirige depuis
2009, et en collaboration avec les
animateurs de la revue en ligne
Images des maths, hébergée par
le CNRS
(http ://images.maths.cnrs.fr).
Sur France Inter La collection
« Le monde est mathématique »
a pour partenaire l’émission « La
Tête au carré ». L’ouvrage de la
semaine sera raconté par
Mathieu Vidard à partir du
21 mars, chaque jeudi, dans son
émission diffusée de 14 heures à
15 heures.
Sur Lemonde.fr Chaque
semaine, des mathématiciens,
dont Cédric Villani, proposeront
un défi mathématique en vidéo.
Leur résolution sera communiquée en ligne la semaine suivante
(www.lemonde.fr/defis-mathematique).
Domaine de liberté
par excellence, le jeu a vu
apparaître un nouveau groupe
d’influence, celui de
mathématiciens ! Menés par
John von Neumann et Emile
Borel, puis John Nash, ils
élaborèrent une discipline
mathématique ayant trait
à la prise de décision :
la théorie des jeux. Elle permet
de déterminer des stratégies
gagnantes pour aboutir
à des situations optimales
– en économie, lors d’élections,
ou même à la guerre.
IV
0123
le monde est mathématique
Vendredi 22 mars 2013
Quand l’industrie mise sur les équations
Pendant une semaine, des jeunes mathématiciensont planché sur des problèmes soumis par des entreprises
C
hef d’entreprise cherche
mathématicienpour résoudre les problèmes de sa
société. » L’annonce pourrait faire sourire, mais,
dans une forme plus organisée, c’est un peu ce genre d’invitation
qui a conduitquatrereprésentantsd’entreprises à l’Ecole nationale supérieure
des mines de Nancy (ENSMN),
début février, à la rencontre de 25 jeunes docteurs ou doctorants en maths.
Pour cette cinquième Semaine d’étude maths-entreprises (SEME), ArcelorMittal se demandait comment détecter
sur des images des défauts dans son
acier. RTE, le transporteur d’électricité
national, s’interrogeait sur la modélisation de la production solaire. Le cabinet
de consultants Deloitte voulait étudier
les propriétés d’un modèle financier. Et
le consortium Gocad, intéressé par la
prospection pétrolière, cherchait des
solutionspourdel’imageriedusous-sol.
Face à eux, de jeunes volontaires
répartis en quatre groupes ont d’abord
écouté, puis se sont organisés pendant
troisjoursetdemi,avantde livrerle fruit
de leurs réflexions le cinquième et dernier jour. « Cette semaine doit montrer
qu’il est possible de faire des maths poussées en entreprise. Il n’y a ni promesses de
réussites, ni contrats à l’issue. C’est un
moyen de rapprocher deux mondes, académique et industriel », résume Céline
Lacaux, enseignante à l’ENSMN, coorganisatrice de cet événement soutenu par
l’Agence pour les mathématiques, en
interaction avec les entreprises et la
société (Amies) et le Groupement de
recherchemathsetentreprisesduCNRS.
« De bonnes idées sont sorties, mais
une semaine, c’est court. Certaines pistes
seront à tester, d’autres à raffiner, estime Gabriel Fricout, d’ArcelorMittal. Ils
ont eu des regards neufs, différents de ce
que nous avions pu porter. »
«J’avaisunedreamteamavecdesspé-
cialistes de simulations numériques, de
phénomènes stochastiques, ou d’approches mathématiques sur des phénomènes physiques. Leur travail m’a fait
gagner beaucoup de temps », constate
Alan Picone de Deloitte.
«Jesuistrèscontente,carnous nesommes pas habitués à ce travail en groupe
en maths. Et puis faire quelque chose qui
peut être utile en entreprise est intéressant aussi », observe Laura Vinckenbosch, en post-doc au centre de recherche Inria de Nancy.
«Malgré l’excellence
des mathématiciens français,
les relations entre entreprises
et monde académique ne
sont pas assez développées »
Georges-Henri Cottet
président de l’Amies
De telles initiatives sont récentes en
France, alors qu’elles sont courantes en
Allemagne et en Grande-Bretagne
depuis des dizaines d’années. « Malgré
l’excellence des mathématiciens français, les relations entre les entreprises et
le monde académique ne sont pas assez
développées », regrette Georges-Henri
Cottet, président de l’Amies, née en
2011 de ce constat et financée par les
Investissements d’avenir à hauteur de
500 000 euros par an.
Il est pourtant évident que les maths
peuvent aussi être « utiles ». Des secteurs traditionnels comme l’automobile, l’aérospatial ou la finance l’ont
depuis longtemps compris. Modéliser
des structures, des fluides, des aléas…
demande des compétences scientifiques élevées. « De nouveaux besoins
émergent aussi, comme dans le secteur
des big data, ces masses de données qu’il
s’agit de stocker et analyserau mieux. En
outre,beaucoup d’instrumentsde mesures demandent à embarquer des systèmes intelligents de traitement du signal.
Pour être compétitif, il faut avoir ses propres méthodes», décrit M. Cottet.
Le message commence à passer. En
janvier, à Paris, le deuxième forum
Emploi-maths a été fréquenté par
1 300 personnes, 30 % de plus que l’édition précédente. L’Amies dispose de
sept « facilitateurs » dans différentes
régions pour aider les contacts entre
laboratoires et entreprises, notamment les PME. Cela peut déboucher sur
des stages, des contrats ou tout simplement des accès à des plates-formes aca-
démiques de calculs scientifiques. Un
inventaire de ces relations nouvelles
sera terminé cette année.
« Les entreprises commencent à se
rendrecomptede la maturitéet de l’ingéniosité des docteurs », insiste Céline
Lacaux. « Le problème est souvent de
convaincre les mathématiciens que,
même sur des temps courts, on peut faire des choses intéressantes. Inversement, il faut convaincre les dirigeants
que les maths ne sont pas seulement
l’outil de sélection qu’ils ont connu pendant leurs études, mais que cela peut
être un outil opérationnel efficace »,
conclut Georges-Henri Cottet. p
Fine tranche
de glace
créée dans
un tunnel
de givrage
afin d’étudier
les transitions
de phase.
« INTERNATIONAL
JOURNAL OF HEAT AND
MASS TRANSFER »,
ELSEVIER, 1999.
David Larousserie
La logique, antichambre de la folie?
D
ifficile d’échapper au cliché
du savant fou quand on pense aux mathématiciens. « Il
y a plusieurs formes possibles de
folie qui peuvent être attachées aux
scientifiques, mais les mathématiciens ne semblent pas concernés par
les figures de la démesure et des
expériences contre nature à la Frankenstein, qui sont plutôt accolées à
des physiciens ou des biologistes,
constatePierreCassou-Noguès,professeur au département de philosophie de Paris-VIII. Dans le cas des
mathématiciens, on va plutôt trouver des figures de personnes en
retrait de la société ou ayantde vrais
problèmes mentaux.»
Les exemples ne manquent pas,
eneffet. Récemment,le RusseGrigori Perelman, après un travail intense et solitaire, a démontré un résultat important en topologie géométrique, la conjecture de Poincaré. Ce
qui lui valut en 2006 la médaille
Fields, l’une des récompenses les
plus prestigieuses, et en 2010 le
Prix du millénaire(assorti d’un million de dollars) décerné par l’Institut de mathématiques Clay. Il les
refusa tous les deux et se retira de la
vie scientifique.
Cette « épidémie »
touche une discipline
particulière, aux
frontières de la science
et de la philosophie
Auparavant, l’un de ses aînés,
Alexander Grothendieck, apatride
formé et travaillant en France, avait
adopté la même attitude de retrait.
Récompensé par la médaille Fields
en 1966, il finit par quitter le monde
académique au milieu des années
1980 pour s’isoler à la campagne.
« Enfin, un Eurêka ! »
C’est par ce titre du New York
Times que fut célébré,
en 1993, l’un des plus beaux
exploits mathématiques :
la résolution du dernier
théorème de Fermat par le
Britannique Andrew Wiles.
Une aventure scientifique
née plus de trois siècles
auparavant, quand Pierre
de Fermat annonça avoir
trouvé une « merveilleuse
démonstration », sans avoir
eu la place de la noter
dans la marge.
D’autres de leurs collègues ont
vraimentsouffertde maladiesmentales. La bande dessinée Logicomix,
qui raconte l’histoire de la logique,
en est pleine. Ainsi de Gottlob Frege
(1848-1925), qui devint paranoïaque. Ou du plus célèbre, Georg Cantor (1845-1918), qui définit la théorie des ensembles
et chercha à
caractériser
la notion
d’infini.
Il mourut
en hôpital psychiatrique. Enfin,
Kurt Gödel (1906-1978), autre logicien célèbre, notamment pour des
théorèmes fondamentaux sur la
structure même d’une théorie
mathématique. Il mourut amaigri,
ayant refusé de s’alimenter par
peur d’un empoisonnement.
Cette « épidémie» touche en fait
unedisciplineparticulière,auxfrontières de la science et de la philosophie.Tousces savants,en jetantau
début du XXe siècle les bases
d’une logique nouvelle, ont
aussiplongédansles tréfonds
de leur matière et de la raison.Celapeutnepaslaisser indemne. « Dans le
cas de Gödel, il est intéressant aussi de voir comment
la folie et la logique se
mêlent. Ainsi, sa théorie le
conduit à démontrer l’immortalitéde l’âme et la possibilité du diable », explique Pierre
La spongiosité d’un nuage,
les ramifications d’un arbre,
l’irrégularité d’un éclair et
même les dessins ornant la
queue d’un paon royal…
la géométrie fractale décrit
l’ensemble de ces phénomènes
aussi sûrement qu’une sphère
constitue une approximation
de la forme de la Terre.
Géologie, volcanologie,
démographie, économie :
la théorie mathématique
des fractales possède
de nombreuses applications
pratiques. A découvrir.
Cassou-Noguès, également auteur
des Démons de Gödel (Seuil, 2007).
Ce dernier cite aussi le cas de
l’Américain Emil Post (1897-1954),
qui, à l’instar d’Alan Turing, a
réfléchi à la notion de calculabilité.
Bien qu’ils fussent arrivés tous
deux à des résultats semblables,
Emil Post essaya de démontrer que
Turing avait tort. De cette obsession, il développera une vision originale du fonctionnement de l’esprit humain, dans laquelle il est difficile de séparer folie et raison.
Serait-celetribut àpayerà lacréation ? « Il n’y a guère plus de fous en
maths qu’il n’y en a en musique ou
en peinture. Les cas célèbres sont un
peu les héros de notre mythologie»,
estime Cédric Villani. « Ce n’est pas
quand on est fou qu’on est le plus
productif. Car il faut pour cela des
facultés de raisonnement logique»,
conclut le mathématicien. p
D. L.
Comment parcourir les rues
de l’ancienne Königsberg
(l’actuelle enclave de
Kaliningrad) en ne passant
qu’une seule fois sur chacun
des sept ponts qui enjambent la
rivière Pregolia ? Sur une carte,
combien faut-il de couleurs
pour que deux pays
limitrophes n’arborent pas
la même ? Comment résoudre
le mystère des « trois carrés
enchâssés », imaginé par Lewis
Carroll ? Autant d’énigmes
qui peuvent être résolues grâce
à la théorie des graphes.
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