403 " « Quiconque parcourt les ouvrages spécialisés récents, écri t

Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István
Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015.
403
Julien Papp
Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les
origines de la Grande Guerre (années 1890-1914)
A bstract
This study presents the role of the export of capital in the creation of the
systems of alliance at the end of the 19
th
century. The author examines the
case of Marocco, Russia and the Ottoman Empire. Then the study deals
with the French diplomatical relations in Belgium, with the Balkan wars
and the role of the press before the First World War.
Keywords : impérialism, finance capital, crises in Marocco, Balkan Wars,
nationalism, public opinion, press.
algré le grand nombre de travaux portant sur les causes de la
Première Guerre mondiale, il semble utile de revenir sur cette
question que risque désormais de laisser dans l'ombre
l'historiographie de ce conflit, tournée vers la « culture de guerre » ou encore vers
la vision « accidentaliste » inventée par des auteurs américains.
1
Mais il ne
pourra être question dans un cadre limité que d'une vue d'ensemble reposant
sur quelques points privilégiés. Ce choix paraît toutefois s'imposer par la nature
même du sujet : le problème de l'impérialisme qui nous fait revisiter les « forces
profondes » et celui de la nation au sujet de laquelle la question reste posée de
savoir si, par nature, elle est génératrice de guerre, surtout mondiale.
« Le capitalisme porte en lui la guerre... »
Dans les rapports des grandes puissances européennes, le passage du
capitalisme « contractuel » à l'impérialisme constitue à coup sûr l'événement
1
« Quiconque parcourt les ouvrages spécialisés récents, écrit Jacques Serieys, peut constater la vogue
dune méthode importée des Etats - Unis pour qui lhistoire et même ses conflits majeurs naissent
essentiellement de la conjonction accidentelle dévénements fortuits. A.J.P. Taylor en est lexemple type lorsquil
explique la Guerre de 14-18 comme laboutissement dune succession de facteurs secondaires : hasards,
incidents, manuvres diplomatiques manquées, déclaration de guerre visant plus à intimider quà provoquer le
conflit, plans de mobilisation soumis aux horaires de chemin de fer pris pour une attaque en règle. De telles
explications nécessitent dempiler des centaines de pages de faits décousus pour ne donner, en fin de compte,
aucune cohérence causale. La méthode américaine non causaliste, pèse parmi les historiens français des 20
dernières années : Plus un événement est lourd de conséquences, moins il est possible de le penser du point de
vue de ses causes ( François Furet) ; La question des causes de la guerre de 1914 est dune extrême
complexité et, dans une large mesure, il reste une part de mystère dans la manière dont les puissances
européennes se sont laissées glisser vers la catastrophe ( Stéphane AUDOUIN et Annette BECKER dans "
La Grande guerre" chez Gallimard). Jacques SERIEYS, Causes de la Première guerre mondiale.
www.gauchemip.org/spip.php? article124 .
M
Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914)
404
majeur des dernières décennies du long XIX
e
siècle. Fondé sur des « traités de
commerce bilatéraux » établissant « entre les États contractants des réductions
réciproques de tarif douanier », donc moins doctrinaire que le libre-échangisme
2
,
le régime protectionniste ainsi défini s'impose à partir des années 1880.
Engageant « les responsabilités des pouvoirs publics dans la compétition
commerciale internationale [] ces traités [] ont assuré au commerce international
une relative stabilité qui permettait aux exportateurs d'établir des prévisions et de
dresser leur plan d'action ; [] L'époque, où, à la fin du XIX
e
siècle et au début du
XX
e
siècle, triomphait l'économie libérale, a été aussi l'âge d'or des traités de
commerce. Aussi le volume du commerce international a-t-il augmenté, entre 1880 et
1914, plus rapidement même que celui de la production ».
3
On note cependant, dès les années 1890, une sorte de militarisation du
vocabulaire économique (envahissement des marchés, contre-attaque
financière, menaces étrangères, rétorsion commerciale, attitudes défensives
et de représailles, guerre tarifaire et de désarmement douanier, etc.), et cette
nouveauté sémantique s'incarne réellement dans une série de « guerres
douanières » qui ont opposé à l'époque l'Allemagne et la Russie (1890-1894),
l'Italie et la France (1888-1898), l'Autriche-Hongrie et la Serbie (1906-1909).
Mais si certains observateurs associent alors protectionnisme et militarisme
4
,
aucune de ces guerres douanières européennes n'a donné lieu directement à
un affrontement armé. Il s'avère plus fondamental que « la circulation des
capitaux n'est entravée par aucune loi ou par aucun règlement durant la période
1871-1914 ; [...] les obstacles légaux sur les transferts de fonds sont inconnus, tant
pour les envois de capitaux que pour les rentrées d'intérêts ; [...] ».
5
Et si le sens
nouveau de l'impérialisme lui-même apparaît en rapport avec cette réalité,
c'est parce qu'il correspondait à des faits nouveaux.
Par rapport au capitalisme « contractuel » il serait d'ailleurs plus juste de
parler, au lieu de passage, de chevauchement et de transmutation ; et
contrairement à ses détracteurs qui ne veulent y voir qu'un simple fait
économique construit par des auteurs quelque peu simplistes, l'économiste
anglais John A. Hobson, un tenant de l'école libérale, a constaté dès 1902
(donc bien avant le livre de Lénine sur L'Impérialisme, stade suprême du
capitalisme, qui est de 1916) que le capitalisme moderne arrivé à un certain
degré de concentration « devenait expansionniste et que cette évolution se reflétait
sur le plan politique, sur le plan de la conduite des Etats, par une politique extérieure
2
Théories résumées par Robert SCHNERB : Libre-échange et protectionnisme, Paris, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1963, 128. Rappelons que le « doux commerce » fut loin d'être un « gage de paix »
durant les temps du libre-échange au XIX
e
siècle.
3
Pierre RENOUVIN et Jean-Baptiste DUROSELLE : Introduction à l'histoire des relations
internationales, Paris, A.Colin, coll. « Agora », 1991, 68, 71.
4
R. SCHNERB : 79.
5
René GIRAULT : Diplomatie européenne et impérialismes, Paris, Masson, coll. « Relations
internationales contemporaines », 1979, 38.
Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István
Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015.
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de conquêtes et d'expansion ».
6
Dès lors, « comme l'impérialisme existe à l'échelle
mondiale, la guerre qu'il porte en lui est, par nature, mondiale » ; idée exprimée
dans une phrase célèbre par Jean Jaurès comme une consubstantialité : « Le
capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ».
Depuis, de nombreuses recherches empiriques ont mis à jour
l'interdépendance du politique et de l'économique, l'action du capital
financier à travers l'activité des groupes, en liaison avec l'appareil d'État.
Ainsi l'historien Jacques Thobie souligne que « le plein accomplissement de
l'impérialisme suppose à la fois l'action de groupes représentant les intérêts du
capitalisme financier, et l'intervention politique de l'État à travers (ou conjointement
avec) l'action de ces groupes en direction des pays et régions destinataires de ce
capital ». C'est pourquoi « l'exportation des capitaux se situe au centre de toute
réflexion sur l'impérialisme », de même que la « cordiale connivence » entre les
représentants de l'État et des groupes d'intérêts privés.
7
Concrètement, les zones de conflits et d'instabilité où, à la veille de la
Grande Guerre, s'observe l'action conjointe de la finance, de l'économie
(production et échanges des marchandises) et de la diplomatie des
puissances rivales, piliers de la Triplice et de l'Entente, se localisent pour
l'essentiel en dehors des empires coloniaux, dans des régions disposant d'un
Etat et pouvant donc répondre des engagements contractés.
L'affaire du Maroc retient d'autant plus l'attention qu'elle débouche sur
deux alertes graves dont le cheminement permet de circonscrire, dans ses
grandes lignes, un complexe impérialiste historiquement avéré : ampleur et
virulence des groupes rivaux industriels et financiers, conjonction étroite
entre les « grandes affaires » et la diplomatie française, rapprochement
franco-britannique dans l'Entente cordiale et consolidation par là-même de
l'alliance franco-russe, mise à l'épreuve de ces amitiés par les dirigeants
allemands qui cherchent à faire capoter le rapprochement franco-
britannique par des offres répétées d'une « alliance continentale »
6
Jean BOUVIER : Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains (XIX
e
-
XX
e
s.), Paris, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », 1972, 352-353. En 1913, la presse allemande
salue le vote de la loi militaire en ces termes : « La force que le Gouvernement impérial aura désormais
entre les mains lui permettra de nous assurer les débouchés qui nous sont nécessaires », et l'ambassadeur
de France à Berlin estime que les ambitions allemandes « ne sont pas l'effet arbitraire d'un
impérialisme jaloux ; elles naissent de la force des choses []. » Jules Cambon à Pichon, D. n° 398.
Berlin, 8 juillet 1913. Ministère des Affaires étrangères (MAE). Commission de publication des
documents relatifs aux origines de la guerre de 1914. Documents diplomatiques français (1871-
1914). 3
e
Série (1911-1914). Tome VII (31 mai10 août 1913). Paris, Imprimerie Nationale,
MCMXXXIV. Source Gallica.bnf.fr / Bibliothèque du Ministère des Affaires étrangères.
7
Jean BOUVIER, René GIRAULT, Jacques THOBIE : La France impériale 1880-1914, Paris,
Mégrelis, coll. « Chemins d'aujourd'hui », 1982, 57. « Hier encore, écrit par exemple l'ambassadeur de
France en Russie, le représentant de Saint-Chamond [Forges et Aciéries de marine] repartait avec une
commande de tourelles pour seize millions. Il en espère, avec notre concours, une autre plus considérable
encore, si la marine russe, à notre exemple, adopte la tourelle quadruple. » Delcassé à Pichon, T. n° 533.
Confidentiel. Saint-Pétersbourg, 8 août 1913. MAE, Tome VII.
Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914)
406
(Allemagne-Russie-France) contre les « puissances maritimes ».
Quand les affaires marocaines deviennent l'Affaire, Delcassé (aux
Affaires étrangères depuis juin 1898) a déjà obtenu le désistement des
Italiens, des Britanniques et des Espagnols (juin 1902  octobre 1904) dans ce
« partage colonial ». Il veut démontrer l'isolement de l'Allemagne qui réclame
l'application de la « porte ouverte » au Maroc (escale du Kaiser à Tanger, fin
mars 1905). En réalité, il s'agit pour l'Allemagne plus d'une démonstration
de puissance que de la défense de grands intérêts économiques locaux
8
,
dans une région où la population est en guerre permanente contre les
colonisateurs français.
Lorsque vers 1900 les besoins du gouvernement marocain deviennent
impérieux, Berlin n'a pas de capitaux disponibles ; quant aux Anglais, ils sont
enlisés dans la guerre des Boers. La voie est alors libre devant la France. Un
groupe industriel et un groupe financier sollicitent le Quai d'Orsay. Le premier,
avec Schneider, s'agglomère autour d'une petite société, Charles-Gautch et Cie,
installée à Tanger depuis 1852. Il en résulte un syndicat minier qui regroupe
l'industrie lourde française et qui s'adjoint d'autres grandes firmes françaises en
activité au Maroc, pour constituer en 1902 la Compagnie Marocaine : tous les
administrateurs de celle-ci sont du Creusot ou du Syndicat minier.
Or quand le gouvernement marocain sollicite un prêt de 7,5 millions de
francs, Schneider n'a pas de fonds disponibles, son capital industriel ne
pouvant être immobilisé dans un prêt à long terme. Seule Paribas (Banque
de Paris et des Pays-Bas), présente depuis 1901, dispose des capitaux
nécessaires. Elle met sur pied un Consortium de 12 banques qui, avec peu
de changements et malgré Delcassé hostile à cet ensemble « cosmopolite »,
présideront aussi aux emprunts de 1904 et de 1910.
Schneider de son côté, pour renforcer sa position, crée Parunion en
débauchant l'une des banques du Consortium : ce groupe devrait diriger
toute la vie économique du Maroc. Finalement, le 14 mars 1904, il signe avec
Paribas un compromis, au terme duquel chacun s'engage à faire participer
son partenaire aux affaires enlevées, Paribas s'occupant plutôt des affaires
financières et la Cie Marocaine des opérations industrielles et commerciales.
Ce compromis scelle la constitution du capital financier au Maroc sous
l'égide du capital bancaire et avec la coopération du gouvernement, qui a
dû s'incliner. En effet, pour assurer la domination française au Maroc,
Delcassé aurait préféré s'appuyer sur Schneider qui dépendait déjà de l'Etat
pour les commandes de matériels de guerre. Il se méfiait de Paribas qui
représentait la haute banque cosmopolite et sur laquelle il n'avait guère de
moyen de pression. Mais devant les contraintes financières il a dû se
8
La firme Mannesmann de Remscheid avait fourni des prêts au sultan du Maroc en
échange de concessions minières. Rosa LUXEMBURG : La crise de la social-démocratie, Spartacus,
Paris, 1997, 73-75.
Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István
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soumettre et a dû apporter, « sous la dictée » du président de Paribas, la
garantie de l'État, si « le chérif du Maroc venait à oublier ses engagements ».
L'installation du protectorat (effective en 1912) va de pair avec la
création de toute une série de sociétés qui se partagent le « gâteau marocain »,
alors que la conférence d'Algeciras (1906) et l'accord franco-allemand de
1909 confirment l'internationalisation du Maroc sans mettre en cause la
position dominante de la France ni celle des deux puissants groupes.
Il faut enfin souligner que le compromis de ces groupes et la conclusion
de l'emprunt de 1904 (62,5 millions) se sont effectués en même temps que
les négociations menant à l'Entente cordiale franco-anglaise en avril 1904. Ici,
l'enjeu dépasse l'échelon régional pour s'inscrire dans une situation globale
internationale, favorisant par le rapprochement des deux grandes
puissances coloniales impérialistes le cheminement vers l'affrontement
mondial.
9
Le rapprochement fut consécutif à l'échec de Fachoda et à la
guerre des Boers, où les deux parties ont pris conscience de la nécessité de
s'unir, avant que l'une des deux ne s'unisse avec une troisième puissance, à
savoir l'Allemagne précisément, qui a provoqué les deux crises marocaines
pour disloquer l'Entente, et qui soutient aussi la Russie en guerre contre le
Japon ; aussi bien un accord secret à Björkö entre Guillaume II et Nicolas II
(24 juillet 1905) vise à isoler la Grande-Bretagne et à associer la France, par
le truchement du tsar, à une nouvelle alliance.
Mais en France la politique anti-allemande suit son chemin (malgré
l'avènement aux Affaires étrangères de Rouvier, plus conciliant avec
l'Allemagne que Delcassé) et la République se trouve de plus en plus
soudée à la Russie. En effet, si le tsar doit s'aligner complètement sur les
positions françaises à Algeciras pour mériter un emprunt très onéreux, la
France non plus ne peut plus lâcher la Russie, tant ses intérêts sont
enracinés dans ce pays.
La présence de l'impérialisme français en Russie est importante autant par
le volume des capitaux engagés que par la diversité des investissements.
Entre 1888 et 1914 les fonds exportés vers ce pays passent de 1,46 milliards de
francs à 12,368 milliards, et représentent à cette date 26 % environ des
capitaux français engagés à l'étranger. Il s'agit surtout d'emprunts d'État, les
investissements privés provenant au départ des industriels qui cherchent à
échapper aux barrières douanières, ou des entrepreneurs qui espèrent ainsi
redresser leur situation compromise en France.
Dans les années qui précèdent la guerre, les investissements directs ou à
buts industriels se développent davantage. Cet état des choses (1906-1914)
fut précédé du renforcement du capital financier français en Russie, à la
faveur des crises économique (1900-1903), politique et sociale (1904-1906).
Un grand Consortium créé par les deux groupes bancaires présents
9
BOUVIER - GIRAULT  THOBIE : 141.
1 / 28 100%

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