Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. Julien Papp Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890- 1914) A bstract This study presents the role of the export of capital in the creation of the systems of alliance at the end of the 19th century. The author examines the case of Marocco, Russia and the Ottoman Empire. Then the study deals with the French diplomatical relations in Belgium, with the Balkan wars and the role of the press before the First World War. Keywords : impérialism, finance capital, crises in Marocco, Balkan Wars, nationalism, public opinion, press. M algré le grand nombre de travaux portant sur les causes de la Première Guerre mondiale, il semble utile de revenir sur cette question que risque désormais de laisser dans l'ombre l'historiographie de ce conflit, tournée vers la « culture de guerre » ou encore vers la vision « accidentaliste » inventée par des auteurs américains. 1 Mais il ne pourra être question dans un cadre limité que d'une vue d'ensemble reposant sur quelques points privilégiés. Ce choix paraît toutefois s'imposer par la nature même du sujet : le problème de l'impérialisme qui nous fait revisiter les « forces profondes » et celui de la nation au sujet de laquelle la question reste posée de savoir si, par nature, elle est génératrice de guerre, surtout mondiale. « Le capitalisme porte en lui la guerre... » Dans les rapports des grandes puissances européennes, le passage du capitalisme « contractuel » à l'impérialisme constitue à coup sûr l'événement 1 « Quiconque parcourt les ouvrages spécialisés récents, écrit Jacques Serieys, peut constater la vogue dune méthode importée des Etats - Unis pour qui lhistoire et même ses conflits majeurs naissent essentiellement de la conjonction accidentelle dévénements fortuits. A.J.P. Taylor en est lexemple type lorsquil explique la Guerre de 14-18 comme laboutissement dune succession de facteurs secondaires : hasards, incidents, manuvres diplomatiques manquées, déclaration de guerre visant plus à intimider quà provoquer le conflit, plans de mobilisation soumis aux horaires de chemin de fer pris pour une attaque en règle. De telles explications nécessitent dempiler des centaines de pages de faits décousus pour ne donner, en fin de compte, aucune cohérence causale. La méthode américaine non causaliste, pèse parmi les historiens français des 20 dernières années : Plus un événement est lourd de conséquences, moins il est possible de le penser du point de vue de ses causes ( François Furet) ; La question des causes de la guerre de 1914 est dune extrême complexité et, dans une large mesure, il reste une part de mystère dans la manière dont les puissances européennes se sont laissées glisser vers la catastrophe ( Stéphane AUDOUIN et Annette BECKER dans " La Grande guerre" chez Gallimard). Jacques SERIEYS, Causes de la Première guerre mondiale. www.gauchemip.org/spip.php? article124 . 403 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) majeur des dernières décennies du long XIXe siècle. Fondé sur des « traités de commerce bilatéraux » établissant « entre les États contractants des réductions réciproques de tarif douanier », donc moins doctrinaire que le libre-échangisme2, le régime protectionniste ainsi défini s'impose à partir des années 1880. Engageant « les responsabilités des pouvoirs publics dans la compétition commerciale internationale [ ] ces traités [ ] ont assuré au commerce international une relative stabilité qui permettait aux exportateurs d'établir des prévisions et de dresser leur plan d'action ; [ ] L'époque, où, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, triomphait l'économie libérale, a été aussi l'âge d'or des traités de commerce. Aussi le volume du commerce international a-t-il augmenté, entre 1880 et 1914, plus rapidement même que celui de la production ».3 On note cependant, dès les années 1890, une sorte de militarisation du vocabulaire économique (envahissement des marchés, contre-attaque financière, menaces étrangères, rétorsion commerciale, attitudes défensives et de représailles, guerre tarifaire et de désarmement douanier, etc.), et cette nouveauté sémantique s'incarne réellement dans une série de « guerres douanières » qui ont opposé à l'époque l'Allemagne et la Russie (1890-1894), l'Italie et la France (1888-1898), l'Autriche-Hongrie et la Serbie (1906-1909). Mais si certains observateurs associent alors protectionnisme et militarisme4, aucune de ces guerres douanières européennes n'a donné lieu directement à un affrontement armé. Il s'avère plus fondamental que « la circulation des capitaux n'est entravée par aucune loi ou par aucun règlement durant la période 1871-1914 ; [...] les obstacles légaux sur les transferts de fonds sont inconnus, tant pour les envois de capitaux que pour les rentrées d'intérêts ; [...] ».5 Et si le sens nouveau de l'impérialisme lui-même apparaît en rapport avec cette réalité, c'est parce qu'il correspondait à des faits nouveaux. Par rapport au capitalisme « contractuel » il serait d'ailleurs plus juste de parler, au lieu de passage, de chevauchement et de transmutation ; et contrairement à ses détracteurs qui ne veulent y voir qu'un simple fait économique construit par des auteurs quelque peu simplistes, l'économiste anglais John A. Hobson, un tenant de l'école libérale, a constaté dès 1902 (donc bien avant le livre de Lénine sur L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, qui est de 1916) que le capitalisme moderne arrivé à un certain degré de concentration « devenait expansionniste et que cette évolution se reflétait sur le plan politique, sur le plan de la conduite des Etats, par une politique extérieure 2 Théories résumées par Robert SCHNERB : Libre-échange et protectionnisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1963, 128. Rappelons que le « doux commerce » fut loin d'être un « gage de paix » durant les temps du libre-échange au XIXe siècle. 3 Pierre RENOUVIN et Jean-Baptiste DUROSELLE : Introduction à l'histoire des relations internationales, Paris, A.Colin, coll. « Agora », 1991, 68, 71. 4 R. SCHNERB : 79. 5 René GIRAULT : Diplomatie européenne et impérialismes, Paris, Masson, coll. « Relations internationales contemporaines », 1979, 38. 404 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. de conquêtes et d'expansion ».6 Dès lors, « comme l'impérialisme existe à l'échelle mondiale, la guerre qu'il porte en lui est, par nature, mondiale » ; idée exprimée dans une phrase célèbre par Jean Jaurès comme une consubstantialité : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ». Depuis, de nombreuses recherches empiriques ont mis à jour l'interdépendance du politique et de l'économique, l'action du capital financier à travers l'activité des groupes, en liaison avec l'appareil d'État. Ainsi l'historien Jacques Thobie souligne que « le plein accomplissement de l'impérialisme suppose à la fois l'action de groupes représentant les intérêts du capitalisme financier, et l'intervention politique de l'État à travers (ou conjointement avec) l'action de ces groupes en direction des pays et régions destinataires de ce capital ». C'est pourquoi « l'exportation des capitaux se situe au centre de toute réflexion sur l'impérialisme », de même que la « cordiale connivence » entre les représentants de l'État et des groupes d'intérêts privés.7 Concrètement, les zones de conflits et d'instabilité où, à la veille de la Grande Guerre, s'observe l'action conjointe de la finance, de l'économie (production et échanges des marchandises) et de la diplomatie des puissances rivales, piliers de la Triplice et de l'Entente, se localisent pour l'essentiel en dehors des empires coloniaux, dans des régions disposant d'un Etat et pouvant donc répondre des engagements contractés. L'affaire du Maroc retient d'autant plus l'attention qu'elle débouche sur deux alertes graves dont le cheminement permet de circonscrire, dans ses grandes lignes, un complexe impérialiste historiquement avéré : ampleur et virulence des groupes rivaux industriels et financiers, conjonction étroite entre les « grandes affaires » et la diplomatie française, rapprochement franco-britannique dans l'Entente cordiale et consolidation par là-même de l'alliance franco-russe, mise à l'épreuve de ces amitiés par les dirigeants allemands qui cherchent à faire capoter le rapprochement francobritannique par des offres répétées d'une « alliance continentale » 6 Jean BOUVIER : Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains (XIXeXXe s.), Paris, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », 1972, 352-353. En 1913, la presse allemande salue le vote de la loi militaire en ces termes : « La force que le Gouvernement impérial aura désormais entre les mains lui permettra de nous assurer les débouchés qui nous sont nécessaires », et l'ambassadeur de France à Berlin estime que les ambitions allemandes « ne sont pas l'effet arbitraire d'un impérialisme jaloux ; elles naissent de la force des choses [ ]. » Jules Cambon à Pichon, D. n° 398. Berlin, 8 juillet 1913. Ministère des Affaires étrangères (MAE). Commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914. Documents diplomatiques français (18711914). 3e Série (1911-1914). Tome VII (31 mai 10 août 1913). Paris, Imprimerie Nationale, MCMXXXIV. Source Gallica.bnf.fr / Bibliothèque du Ministère des Affaires étrangères. 7 Jean BOUVIER, René GIRAULT, Jacques THOBIE : La France impériale 1880-1914, Paris, Mégrelis, coll. « Chemins d'aujourd'hui », 1982, 57. « Hier encore, écrit par exemple l'ambassadeur de France en Russie, le représentant de Saint-Chamond [Forges et Aciéries de marine] repartait avec une commande de tourelles pour seize millions. Il en espère, avec notre concours, une autre plus considérable encore, si la marine russe, à notre exemple, adopte la tourelle quadruple. » Delcassé à Pichon, T. n° 533. Confidentiel. Saint-Pétersbourg, 8 août 1913. MAE, Tome VII. 405 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) (Allemagne-Russie-France) contre les « puissances maritimes ». Quand les affaires marocaines deviennent l'Affaire, Delcassé (aux Affaires étrangères depuis juin 1898) a déjà obtenu le désistement des Italiens, des Britanniques et des Espagnols (juin 1902 octobre 1904) dans ce « partage colonial ». Il veut démontrer l'isolement de l'Allemagne qui réclame l'application de la « porte ouverte » au Maroc (escale du Kaiser à Tanger, fin mars 1905). En réalité, il s'agit pour l'Allemagne plus d'une démonstration de puissance que de la défense de grands intérêts économiques locaux8, dans une région où la population est en guerre permanente contre les colonisateurs français. Lorsque vers 1900 les besoins du gouvernement marocain deviennent impérieux, Berlin n'a pas de capitaux disponibles ; quant aux Anglais, ils sont enlisés dans la guerre des Boers. La voie est alors libre devant la France. Un groupe industriel et un groupe financier sollicitent le Quai d'Orsay. Le premier, avec Schneider, s'agglomère autour d'une petite société, Charles-Gautch et Cie, installée à Tanger depuis 1852. Il en résulte un syndicat minier qui regroupe l'industrie lourde française et qui s'adjoint d'autres grandes firmes françaises en activité au Maroc, pour constituer en 1902 la Compagnie Marocaine : tous les administrateurs de celle-ci sont du Creusot ou du Syndicat minier. Or quand le gouvernement marocain sollicite un prêt de 7,5 millions de francs, Schneider n'a pas de fonds disponibles, son capital industriel ne pouvant être immobilisé dans un prêt à long terme. Seule Paribas (Banque de Paris et des Pays-Bas), présente depuis 1901, dispose des capitaux nécessaires. Elle met sur pied un Consortium de 12 banques qui, avec peu de changements et malgré Delcassé hostile à cet ensemble « cosmopolite », présideront aussi aux emprunts de 1904 et de 1910. Schneider de son côté, pour renforcer sa position, crée Parunion en débauchant l'une des banques du Consortium : ce groupe devrait diriger toute la vie économique du Maroc. Finalement, le 14 mars 1904, il signe avec Paribas un compromis, au terme duquel chacun s'engage à faire participer son partenaire aux affaires enlevées, Paribas s'occupant plutôt des affaires financières et la Cie Marocaine des opérations industrielles et commerciales. Ce compromis scelle la constitution du capital financier au Maroc sous l'égide du capital bancaire et avec la coopération du gouvernement, qui a dû s'incliner. En effet, pour assurer la domination française au Maroc, Delcassé aurait préféré s'appuyer sur Schneider qui dépendait déjà de l'Etat pour les commandes de matériels de guerre. Il se méfiait de Paribas qui représentait la haute banque cosmopolite et sur laquelle il n'avait guère de moyen de pression. Mais devant les contraintes financières il a dû se 8 La firme Mannesmann de Remscheid avait fourni des prêts au sultan du Maroc en échange de concessions minières. Rosa LUXEMBURG : La crise de la social-démocratie, Spartacus, Paris, 1997, 73-75. 406 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. soumettre et a dû apporter, « sous la dictée » du président de Paribas, la garantie de l'État, si « le chérif du Maroc venait à oublier ses engagements ». L'installation du protectorat (effective en 1912) va de pair avec la création de toute une série de sociétés qui se partagent le « gâteau marocain », alors que la conférence d'Algeciras (1906) et l'accord franco-allemand de 1909 confirment l'internationalisation du Maroc sans mettre en cause la position dominante de la France ni celle des deux puissants groupes. Il faut enfin souligner que le compromis de ces groupes et la conclusion de l'emprunt de 1904 (62,5 millions) se sont effectués en même temps que les négociations menant à l'Entente cordiale franco-anglaise en avril 1904. Ici, l'enjeu dépasse l'échelon régional pour s'inscrire dans une situation globale internationale, favorisant par le rapprochement des deux grandes puissances coloniales impérialistes le cheminement vers l'affrontement mondial. 9 Le rapprochement fut consécutif à l'échec de Fachoda et à la guerre des Boers, où les deux parties ont pris conscience de la nécessité de s'unir, avant que l'une des deux ne s'unisse avec une troisième puissance, à savoir l'Allemagne précisément, qui a provoqué les deux crises marocaines pour disloquer l'Entente, et qui soutient aussi la Russie en guerre contre le Japon ; aussi bien un accord secret à Björkö entre Guillaume II et Nicolas II (24 juillet 1905) vise à isoler la Grande-Bretagne et à associer la France, par le truchement du tsar, à une nouvelle alliance. Mais en France la politique anti-allemande suit son chemin (malgré l'avènement aux Affaires étrangères de Rouvier, plus conciliant avec l'Allemagne que Delcassé) et la République se trouve de plus en plus soudée à la Russie. En effet, si le tsar doit s'aligner complètement sur les positions françaises à Algeciras pour mériter un emprunt très onéreux, la France non plus ne peut plus lâcher la Russie, tant ses intérêts sont enracinés dans ce pays. La présence de l'impérialisme français en Russie est importante autant par le volume des capitaux engagés que par la diversité des investissements. Entre 1888 et 1914 les fonds exportés vers ce pays passent de 1,46 milliards de francs à 12,368 milliards, et représentent à cette date 26 % environ des capitaux français engagés à l'étranger. Il s'agit surtout d'emprunts d'État, les investissements privés provenant au départ des industriels qui cherchent à échapper aux barrières douanières, ou des entrepreneurs qui espèrent ainsi redresser leur situation compromise en France. Dans les années qui précèdent la guerre, les investissements directs ou à buts industriels se développent davantage. Cet état des choses (1906-1914) fut précédé du renforcement du capital financier français en Russie, à la faveur des crises économique (1900-1903), politique et sociale (1904-1906). Un grand Consortium créé par les deux groupes bancaires présents 9 BOUVIER - GIRAULT THOBIE : 141. 407 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) (Rothschild et Paribas) prépare dès 1907, sous prétexte de modernisation, une véritable mainmise sur l'économie russe. Les réactions nationalistes qui en résultent ne gênent pas outre mesure le processus de symbiose entre capital bancaire et capital financier en terre russe ; progrès qui ont en même temps un effet d'entraînement sur les concentrations bancaires russes, avec le plus bel exemple de la Banque Russo-Asiatique, où la part du capital bancaire français (Société Générale et Paribas) s'élève à 65 %. De même, les moyens d'expansion des industriels, banquiers et commerçants russes se trouvent renforcés et la russification de certaines affaires donne son élan à une bourgeoisie nationale dynamique, prête à utiliser et à entretenir les rivalités entre groupes allemands et français. Malgré notamment la pratique de l'emprunt lié10 , révélatrice du caractère inachevé en France du capital financier11 , les Russes cherchent à promouvoir leurs propres produits industriels ou préfèrent acheter (avec l'argent français) à meilleur prix des produits allemands, anglais, belges ou américains. Quand l'Allemagne est en cause, la presse française alimente facilement les passions nationalistes, et d'autant plus que malgré l'alliance franco-russe, l'Allemagne reste le principal partenaire commercial de la Russie.12 La coopération imaginée par les Allemands sur la base de leur savoirfaire, de l'argent français et de l'espace-matière russe ayant échoué, « la coopération franco-russe prend ainsi une allure nettement germanophobe. Dans cette mesure, elle contribue à la préparation lointaine du conflit, même si les origines immédiates [de celui-ci] lui échappent ».13 Il y a lieu de rappeler que dès le début du rapprochement franco-russe en 1878, les gens du Crédit Lyonnais ont pressenti la dimension politique des prêts français, et que lors de l'échec de l'emprunt 3 % en 1891, les Rothschild et le gouvernement étaient d'accord pour signifier aux Russes que choisir la France impliquait l'éloignement de l'Allemagne. Aussi l'emprunt apparaît-il comme une « arme financière » au service d'une entreprise diplomatique, et l'alliance franco-russe signée en 1893, comme une stratégie globale du capitalisme français pour affronter la concurrence allemande.14 10 Les emprunteurs acceptent que tout ou partie des sommes reçues par eux soient employées à l'achat de matériel auprès des industriels du pays créditeur. 11 Ce problème revient assez souvent dans les correspondances diplomatiques françaises, comme en témoigne une lettre de l'ancien directeur du contrôle financier de l'Empire ottoman : « Une des raisons pour lesquelles nous serons presque toujours distancés par les Allemands et les Anglais, c'est que les représentants de nos grands établissements en Orient (banques, compagnies concessionnaires, etc.) n'ont aucun des pouvoirs donnés par les sociétés similaires de l'étranger à leurs agents à Constantinople. » Dumont à Pichon, L. Paris, 25 juin 1913. MAE, Tome VII. 12 MAJOROS István : Vereségtől győzelemig. Franciaország a nemzetközi kapcsolatok rendszerében (1871-1920), ELTE Eötvös, Budapest, 2004, 71. 13 René GIRAULT : Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, A.Colin, Paris, 1973, 576. 14 « Certes, grâce à l'énormité et à la fréquence des emprunts d'État russes, le marché français détient la 408 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. Dans les années 1906-1914, le capital financier en Russie se dirige par préférence vers des secteurs nouveaux, dynamiques, vers les chemins de fer, la construction navale et de matériel militaire, favorisés par le gouvernement russe. Dans le climat tendu qui s'installe après la crise d'Agadir, la France exige de son côté, lors des négociations d'emprunt de 1913, que des voies ferrées stratégiques soient construites afin d'accélérer la mobilisation et la concentration des troupes russes en Pologne. A travers les rapports souvent difficiles de l'alliance franco-russe, l'impérialisme économique français façonne le nationalisme russe et lui donne des moyens. Si le réarmement n'est pas conçu à l'avance pour déclencher une guerre, il confère plus d'éventualité à un projet comme la conquête des Détroits : un vieux projet de la Russie, que remet à l'ordre du jour sa défaite en Asie et le besoin renouvelé d'exporter ses blés et ses produits métallurgiques. L'Empire ottoman et la « poudrière des Balkans » C'est dans cette région en effet que se développent, après le Maroc, les tensions les plus dangereuses. Dans l'Empire ottoman, après les interventions russes de 1853 et 1875, les impérialismes se montrent de nouveau très actifs dans les années 1890. La présence financière de la France est symbolisée par la Banque Impériale Ottomane, fondée en 1863. Derrière elle, on retrouve à peu près les mêmes protagonistes qu'en Russie, et comme en Russie, les hommes d'affaires préparent une mainmise générale sur les finances et sur l'économie turques. Enfin, la liaison banque-industrie, bien qu'elle ne débute que vers 1895, s'impose encore plus que dans le pays des tsars quand il faut réaliser des équipements, car le sultan n'a aucune réserve monétaire. Les conditions de prêt sont d'ailleurs plus draconiennes, et les concessions ferroviaires, le tracé des lignes préfigurent le partage géographique de l'Empire. L'emprunt lié se réalise avec plus de facilité qu'en Russie. Certes, les échanges franco-ottomans ne représentent en 1913 que 1,4 % du commerce total de la France (alors que l'Empire ottoman absorbe près de 7 % des capitaux français exportés), mais par le truchement de l'emprunt lié les entreprises métallurgiques françaises vendent aux Turcs de plus en plus de machines et de matériel de guerre depuis le début du XXe siècle. L'État joue un rôle efficace de relais. Ainsi dans le cadre de l'emprunt 1901-1905, la maison Schneider ne cesse de solliciter le gouvernement pour obtenir qu'une partie de l'emprunt serve à l'achat de matériel de guerre par les Turcs. plus grande partie des valeurs, mais le marché allemand s'est réservé les affaires de chemin de fer, conclues souvent à des conditions plus avantageuses que celles consenties aux banques françaises et susceptibles de valoir d'importantes commandes de matériel ferroviaire à l'industrie allemande », écrit Raymond POIDEVIN : Finances et relations internationales 1887-1914, A.Colin, Paris, coll. « U2 », 1970, 65. 409 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) Inquiets de la concurrence de Krupp, Delcassé et Rouvier sont d'accord pour satisfaire à la demande de la firme du Creusot. Mais la faible constitution du capital financier français inquiète l'ambassadeur Paul Cambon, qui signale combien cette situation est préjudiciable aux intérêts français. Impressionné par l'importance des commandes militaires et ferroviaires allemandes, il écrit en décembre 1891 : « C'est dans l'unité des industriels et capitalistes allemands qu'il faut chercher la cause du succès qu'ils ont emporté. » Ainsi le capitalisme allemand dont la puissance repose sur sa capacité industrielle, « apparaît bientôt et à juste titre, comme le concurrent numéro un, voire comme un danger majeur pour les autres compétiteurs, conscients de perdre du terrain [ ] L'impérialisme allemand est assurément le plus achevé, dans ce monde capitaliste de la première décennie du XXe siècle ».15 Au plan diplomatique pourtant, il y a divergences franco-russes dans cette région, et convergences franco-allemandes, celles-ci étant d'autant plus remarquables que les affaires financières communes sont nombreuses jusqu'en 1906. Quand, à la suite de la révolte des Arméniens les massacres s'accentuent en novembre 1895 et que les Anglais sont prêts à intervenir, les Russes croient que le moment du partage de l'Empire ottoman est arrivé. Or les Français, diplomates et investisseurs groupés autour de la Banque Impériale Ottomane, sont partisans de l'intégrité de l'Empire, et l'accord est très net à cet égard avec les Allemands ; ce qui n'est pas très étonnant, puisque il faut avant tout garantir la sécurité des fonds placés dans la région. La divergence franco-russe se confirme encore en 1897, au moment des révoltes crétoise et macédonienne, quand Hanotaux réaffirme la neutralité française dans un conflit éventuel entre la Russie et l'Autriche-Hongrie. Les accords de Stuttgart et de Paris signés en 1894 entre la Banque Impériale Ottomane et la Deutsche Bank ajoutent encore à l'aigreur entre la France et la Russie. En revanche, l'échec de la collaboration financière franco-allemande autour du Chemin de Fer de Bagdad, à la suite du refus du gouvernement français de coter les valeurs de cette entreprise à la Bourse de Paris, manifeste l'antagonisme entre la France et l'Allemagne, et met en relief l'ambiguïté des intérêts impérialistes. L'échec est également une nouvelle illustration de l'importance des intérêts britanniques, qui, à travers le Bagdadbahn, voient une menace allemande sur le Golfe persique. En France, il ne manquait pas d'hommes politiques (Rouvier, Caillaux, 15 BOUVIER et alii : 30-32 et 297-298. En revanche, la faiblesse persistante de l'impérialisme français réapparaît encore 22 ans plus tard, dans une lettre du chargé de mission Regnault : « Il serait aussi nécessaire, écrit-il, que nos grands établissements suivissent les affaires financières autrement qu'ils ne le font. Nos banques se contentent de financer les entreprises qui leur sont apportées par les étrangers. Ceux-ci nous laissent sans doute les bénéfices de l'émission, puisqu'il s'agit de puiser l'argent en France ; mais s'attribuent la plus grosse part, si ce n'est toute la part, des bénéfices d'exploitation et imposent leur personnel. » L. particulière. Constantinople, 31 mai 1913. MAE, Tome VII. 410 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. Dorion, Doumer...) pour prôner une solution de compromis qui aboutirait à un « co-impérialisme », organisé sur la base des possibilités de chacun. C'est en partie, semble-t-il, l'idée de complémentarité que les Allemands avaient envisagée dans le cadre de leur alliance continentale, mais avec le dépassement, dans le cas de Rouvier, des systèmes d'alliances : celles-ci ne reposent-elles pas sur le partage géographique du monde par les États nationaux les plus puissants, qui étendent ainsi à l'échelle planétaire leurs frontières et leurs protectionnismes ? Les méthodes plus conciliantes de Rouvier et des siens sous-entendent l'internationalisation des affaires qui, par nature, sont déjà « cosmopolites » en raison de la mondialisation de l'économie. Le « partage des affaires » à cet échelon permettrait alors d'éviter les heurts impérialistes qui résultent, au fond, de la contradiction entre une économie planétaire et la fragmentation de son espace par les frontières nationales. C'est en réalité la logique du libre-échange généralisé, doctrine des puissances dominantes, avec sa réminiscence du « doux commerce », formulée plus crûment dans une phrase attribuée entre autres à Jean Jaurès : « Le renard libre dans le poulailler libre. » A l'opposé, l'attitude de « défense nationale » incarnée en France par Delcassé serait, selon certains auteurs, celle de « la France paysanne, celle aussi des petites entreprises, la France inquiète et nationaliste » qui ne saurait envisager l'avenir qu'en terme d'affrontement militaire généralisé ; 16 une attitude aussi bien illustrée par le nationalisme russe et les petits États balkaniques. Mais on relève ici une discordance entre vue théorique et réalité sociohistorique : d'une part, les sociétés agraires représentent le pacifisme le plus traditionnel et le plus massif des nations européennes ; d'autre part, on ne saurait mettre sur le même plan la France, vieille nation profondément marquée par des traditions politiques et idéologiques antagonistes, et les petits États balkaniques récemment constitués ou en cours de formation, déchirés à la fois par leurs propres contradictions (souveraineté jalouse mais dépendance économique presque totale, utilisation pour l'armement de la meilleure part des fonds empruntés, etc.) et par les rivalités des grandes puissances européennes, dont le jeu s'avère décisif. « Il n'y a pas de cause purement russe, ni purement française ; Il y a deux systèmes, la Triple alliance et la Triple entente », dira Paléologue, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le 1er février 1914.17 Il semble finalement qu'une mise en perspective doit tenir compte à la fois du tournant impérialiste et des relations internationales héritées du système continental de Bismarck. Avec la fin de ce système, l'Allemagne s'engageait dans une « politique mondiale » appuyée par un militarisme actif et des projets annexionnistes, menaçant la puissance maritime britannique, 16J. BOUVIER et alii : 38-39. Jean-Claude ALLAIN et alii : Histoire de la diplomatie française. II. De 1815 à nos jours, Perrin, Paris, coll. « Tempus », 2005, 268. 17 411 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) depuis 1898 surtout, avec l'accélération de ses constructions navales. En Angleterre, les milieux intéressés en avaient une conscience aiguë, comme le montrait notamment un article de la Saturday Review publié le 11 septembre 1897, mettant aussi en lumière la position d'épicentre de l'antagonisme germano-britannique : « Il y a en Europe deux grandes forces opposées et irréconciliables, deux grandes nations qui cherchent à étendre leur champ d'action au monde entier et qui veulent lever sur lui un tribut commercial. L'Angleterre, avec son long passé historique d'agressions couronnées de succès, avec sa merveilleuse conviction que, en satisfaisant ses propres intérêts, elle répand la lumière parmi les nations plongées dans les ténèbres, et l'Allemagne, qui est du même sang, qui, avec une force de volonté moindre, mais peut-être avec une intelligence plus vive, se présente en concurrent sur tous les points du globe. Au Transvaal, au Cap, en Afrique centrale, dans l'Inde et en Orient, dans les îles des mers du Sud et dans le lointain Nord-Ouest, partout où le drapeau a suivi la Bible et où le commerce a suivi le drapeau [ ], le commis-voyageur allemand est en lutte avec le colporteur anglais. [ ]. Un million de menues disputes sont en train d'édifier la plus grande cause de guerre que le monde ait jamais vue »18 Onze ans plus tard, au lendemain de l'annexion de la BosnieHerzégovine, Aehrenthal, ministre aux Affaires étrangères d'AutricheHongrie, se rendant compte de « l'archaïsme » de cette action inutile pour la Monarchie, constate de son côté que « toute la constellation politique, tant en Europe qu'ailleurs se trouve désormais sous le signe de l'opposition économique entre l'Allemagne et l'Angleterre », et conseille de se tenir à l'écart de cette tension « qui a des répercussions de tous côtés ».19 Le conseil n'a pas été entendu. Dans la situation extrêmement tendue qui s'établit après la crise d'Agadir de 1911 (accélération des préparatifs militaires partout en Europe, rapprochement des États-majors et des blocs politiques respectifs, guerre de Libye, « question d'Orient »...) et les guerres balkaniques de 1912 et 1913, les positions finissent par s'ordonner en fonction des pesanteurs du complexe impérialiste 20 , auxquelles les conflits « classiques », localisés, apportent leur charge de détonateur. Le lien entre les deux sera établi par des responsables allemands et austro-hongrois. Quant aux pesanteurs, elles concentrent l'ensemble des relations dans lesquelles on a cherché les origines de la guerre, et que Jacques Thobie résume ainsi : « La question fondamentale de 18 Cité par Pierre MILZA : Les relations internationales de 1871 à 1914, A.Colin, Paris, coll. « U2 », 1968, 143-144. 19 GALÁNTAI József : A Habsburg-monarchia alkonya (Crépuscule de la Monarchie des Habsbourg), Kossuth, Budapest, 1985, 280, 288. 20 C'est dans la foulée de cet enchaînement que l'Alsace-Lorraine revient derechef au premier plan, que dans les deux blocs on met la dernière main sur les plans de guerre et que de nouveaux crédits sont votés en Allemagne pour l'armée, dont l'effectif dépasse à la fin de 1913 de 120.000 celui de l'armée française. Pour compenser cette différence, la France fait passer la durée du service militaire à 3 ans ; la Russie modernise son armée, l'Angleterre tient à conserver la première place pour sa flotte, etc. MAJOROS : 93. 412 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. l'exportation des capitaux, expression des rapports conflictuels liés au développement du processus économique, joue, compte tenu des relais de la dynamique des rapports sociaux et de l'exploitation sociale et politique, par les détenteurs du capital financier, de l'idéologie nationale (voire nationaliste), un rôle de première importance dans le cheminement vers l'éclatement du premier conflit mondial. »21 Idéologies impériales et bellicisme des États Parmi les forces en présence, les deux principaux protagonistes, Allemagne et Angleterre, revendiquent ouvertement une idéologie de domination. En Allemagne, celle-ci repose sur les succès remportés depuis 1850 dans tous les domaines, militaires, économiques, culturels, entretenant la conviction que « le peuple allemand [ ] possède des qualités particulières, non seulement parce qu'il accepte allègrement le sacrifice des intérêts de l'individu à ceux de l'Etat, [ ] mais parce qu'il fait preuve d'un ''génie de l'organisation'' ».22 Au-delà du programme pangermaniste qui veut réunir tous les peuples de langue allemande pour réaliser un grand État national, c'est la « politique mondiale » qui est à l'ordre du jour depuis les années 1890. Quand, en 1896, dans son allocution célébrant le 25e anniversaire de la fondation du Reich, Guillaume II déclare : « L'avenir de l'Allemagne est sur les mers », il répond à une situation déjà existante. Il s'agit de protéger partout dans le monde les intérêts allemands et de se donner les moyens militaires à la hauteur de cette ambition. L'empereur trouve en la personne du capitaine Tirpitz l'homme qui jettera les bases d'une grande flotte de guerre. Secrétaire d'État à la Marine en 1897, Tirpitz obtient en 1898 du Reichstag le vote d'une première loi navale et, pour obtenir le soutien populaire, il crée une association navale, « sorte d'union nationale » comprenant des industriels, des fonctionnaires et des intellectuels ; en 1903, cette Flottenverein comptera 630.000 membres. Le Kaiser aime le sensationnel et les voyages à grands fracas, comme celui du couple impérial dans l'Empire ottoman en octobre 1898, où Guillaume II « faisant jouer la corde panislamiste [ ] assurait de son entière protection les 300 millions de musulmans vivant dans le monde »23 , ou comme son voyage à Tanger, le 31 mars 1905, où il assure le Sultan de son soutien au cas où il voudrait repousser le protectorat français. Mégalomane et convaincu de ses prérogatives de droit divin et de la mission de la Prusse, il déclare un jour : « Le peuple allemand est le peuple élu de Dieu. Son esprit est incarné en moi en ma qualité d'empereur allemand. Je suis le glaive et le représentant de Dieu sur terre ».24 21 Jacques THOBIE : Économie, mouvements de capitaux, impérialisme : le cas français jusqu'à la première guerre mondiale, Relations internationales, n° 29, printemps 1982, 52. 22 RENOUVIN DUROSELLE : 212. 23 Robert MANTRAN (dir.) : Histoire de l'Empire ottoman, Fayard, Paris, 1989, 564. 24 Première Guerre mondiale : les origines et les causes. www.cosmovisions.com/Grande- 413 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) Avant de céder à la pression pangermaniste et militaire, Guillaume II aurait été plutôt pacifiste.25 En tout cas, à l'heure de l'invasion de la France, une lettre qu'il adresse à François-Joseph témoigne d'une véritable rage destructrice à caractère raciste : « Mon âme se déchire, mais il faut tout mettre à feu et à sang : égorger hommes et femmes , enfants et vieillards, ne laisser debout ni un arbre, ni une maison. Avec ces procédés de terreur, les seules capables de frapper un peuple aussi dégénéré que le peuple français, la guerre finira avant deux mois, tandis que si j'ai des égards humanitaires, elle peut se prolonger pendant des années. »26 Dans aucun autre État de l'époque, nationalisme et bellicisme ne sont aussi étroitement liés qu'en Allemagne, dont l'unité fut obtenue au terme de trois guerres provoquées contre des États voisins, et au sujet de laquelle un homme politique hanovrien, August-Wilhelm Rehberg, écrivait lui-même : « La Prusse n'est pas un pays qui a une armée, c'est une armée qui a un pays. »27 Dès 1889, la politique militaire fut soustraite au ministre de la Guerre et du Parlement au bénéfice du Kaiser et du Grand état-major général. Et si les dépenses militaires du Reich qui passent par tête d'habitants, de 10 marks en 1890 à 26 marks en 1913, restent inférieures à celles de la France, de l'Angleterre et de la Russie 28 , le plan Schlieffen préparé de longue date s'inscrit dans une stratégie offensive. Ce « culte de l'offensive » aurait eu ses racines dans l'environnement idéologique du Reich et aurait contribué au déclenchement de la Première Guerre mondiale en réduisant la marge de manuvre diplomatique, au moment de la crise de juillet 1914.29 Guerre-Origines.htm . 25 Pour le Roi des Belges qui a un entretien avec lui, à l'automne 1913, et qui « pensait jusqu'ici, comme tout le monde, que Guillaume II, dont l'influence personnelle s'était exercée dans bien des circonstances critiques au profit du maintien de la paix, était toujours dans les mêmes dispositions d'esprit. Cette fois, il l'aurait trouvé complètement changé : l'Empereur d'Allemagne n'est plus à ces yeux le champion de la paix contre les tendances belliqueuses de certains partis allemands. [ ] l'Empereur était du reste, apparu malmené et irritable. A mesure que les années s'appesantissent sur Guillaume II, les traditions familiales, les sentiments rétrogrades de la Cour, et surtout l'impatience des militaires prennent plus d'empire sur son esprit ». Rapport de Jules Cambon, ambassadeur de France à Berlin, 22 novembre 1913. Documents diplomatiques du ministère des Affaires Étrangères, Paris, Imprimerie Nationale, 1914, 20. Ce « livre jaune » est très critiqué pour sa présentation de l'enchaînement des responsabilités (notamment par Léon SCHIRMANN, Été 1914. Mensonges et Désinformation. Comment on « vend » une guerre..., Éd. Italiques, Paris, 2003, 239), mais ne semble pas affecter la description des opinions publiques. 26 Première Guerre mondiale : les origines et les causes. www.cosmovisions.com/GrandeGuerre-Origines.htm 27 Revue des Deux Mondes 1870 Tome 86. fr.wikisource.org/wiki/Page: Revue_ des_Deux_Mondes.../68 28 Pierre GUILLEN : L'Empire allemand 1871-1918, Hachette Université, Paris, coll. « Histoire contemporaine », 1970, 156. 29 Thomas LINDEMANN : L'idéologie de l'offensive dans le plan Schlieffen. www.institutstrategie.fr/strat_69%20Lindeman.html. Une opinion veut que « Schlieffen étudie l'histoire d'une manière exclusivement technique [ ] obsédé par la bataille de Cannes [ ] il travaille souvent jusqu'à minuit, puis se détend en lisant à ses filles des livres d'histoire militaire ». John KEEGAN : La Première Guerre mondiale, Perrin, Paris, coll. « Tempus », 2005, 46. 414 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. Comme l'Allemagne de la mission divine, la Grande-Bretagne possède sa « mystique nationale-impérialiste ». Elle s'inspire de l'Ancien Testament, assimilant « tout naturellement le destin national de [la] nation à celui du peuple de la Bible, marchant avec assurance sur la voie tracée par Dieu », à moins que la source d'inspiration ne soit l'exemple de la Rome impériale.30 Les écrits des doctrinaires de l'impérialisme (avec son apôtre le plus connu, Rudyard Kipling) et les déclarations de certains hommes politiques (Cécil Rhodes, Joseph Chamberlain) montrent qu'il y a des ressemblances avec le pangermanisme, le peuple anglais apparaissant comme une « race gouvernante ». L'insularité et la possession d'un immense Empire confèrent un sentiment de sécurité et de supériorité : son instrument, la Royal Navy, omniprésente dans l'espace maritime du globe, « donne à la nation l'impression de détenir une sorte de souveraineté universelle ».31 Or, l'Allemagne vient perturber le « splendide isolement », politique de non-engagement diplomatique qui permettait au Foreign Office de rester maître du jeu de l'équilibre européen. Dans le même temps, le fait que l'Allemagne ne se satisfaisant pas d'être seulement une grande puissance continentale se lance dans une politique navale, renforce la conviction britannique que « l'océan ne comporte qu'un maître ». C'est donc parallèlement avec le déploiement de la weltpolitik allemande que l'idée impériale britannique atteint son apogée entre 1880 et 1914, et que le principe du Two Power Standard, retenu dès 1889, devient un dogme.32 La volonté d'assurer la suprématie sur les mers et l'engagement dans les affaires européennes sont finalement le cadre dans lequel se renforcent la germanophobie et le militarisme des milieux dirigeants et des ligues navales britanniques. 33 Selon Renouvin, jusqu'en 1894, le nationalisme anglais est « défensif », il s'agit surtout de maintenir et d'organiser l'Empire ; ensuite, entre 1895 et 1902, il devient « agressif », assumant même une philosophie politique belliciste.34 Le nationalisme n'est pas une donnée statique non plus en France, qui forme avec la Russie le noyau de la Triple Entente, devenues alliées de la Grande-Bretagne par la force du moindre mal, sous la menace prédominante de la puissance germanique. En France, l'idéologie nationale-impérialiste est loin d'être absente, et la mission civilisatrice vis-à-vis des « races inférieures » 35 annoncée par Jules 30 François BÉDARIDA : La société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours, Ed. Du Seuil, Paris, coll. « Point-Histoire », 1990, 135-136. 31 Ibid., 137. 32 Selon ce principe, la flotte britannique doit être au moins équivalente aux forces réunies des deux marines étrangères les plus fortes après elle. 33 GIRAULT (1979) : 228. 34 RENOUVIN DUROSELLE : 221. 35 Le mot « race » est couramment employé à l'époque comme synonyme de « peuple » aussi 415 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) Ferry associe ce « devoir » à la possibilité des débouchés et à l'exploitation des richesses naturelles des territoires colonisés. Le nationalisme lui-même se situe dans la perspective universaliste héritée de la Révolution, sans corps doctrinal élaboré, mais revitalisé par la défaite de 1871. Cet événement mobilise un ensemble d'idées et de sentiments, largement encadrés par des institutions : patriotisme, service militaire obligatoire, association des convictions républicaines et démocratiques au devoir national, orientation de l'enseignement scolaire, exaltation des vertus et des institutions militaires, etc. Ce nationalisme « de gauche » sans but offensif qui vise, sur un registre de moins en moins bruyant, à une simple restitution de l'Alsace-Lorraine, subit une transformation dans les années 1890, sous l'effet de l'expérience boulangiste et de l'affaire Dreyfus, et aussi du fait de la montée du syndicalisme révolutionnaire et des progrès de l'antimilitarisme. Dès lors, le courant nationaliste, opposé au patriotisme des socialistes, est « classé nettement à droite ». Devenu doctrinaire avec Maurice Barrès et Charles Maurras, il s'inscrit dans la vague irrationaliste du « spiritualisme mystique » de la fin du XIXe siècle et se polarise sur la haine des Allemands et des « mauvais Français » : syndicalistes et internationalistes « sans patrie ». Eu égard à l'Allemagne, l'affaire du Maroc fut, à partir de 1905, un puissant catalyseur : « le nationalisme colonisateur et le nationalisme anti-allemand, dressés l'un contre l 'autre au début de la IIIe République se donnent maintenant la main », et même les références à l'Alsace-Lorraine deviennent plus un prétexte à l'anti-germanisme qu'un véritable désir de reprendre les « provinces perdues ». 36 Surtout, « le nationalisme à la française » consolide son armature religieuse, devenant, bien au-delà de 1914-18, « inévitablement une mobilisation contre l'État républicain ». C'est le refus des principes universalistes et l'affirmation du « lien supposé consubstantiel entre la nation et le catholicisme ».37 Ce « nationalisme français [ ] essentiellement tourné vers les questions intérieures »38 a inspiré « en partie » l'idéologie nationale-impérialiste italienne.39 Georges Sorel, auteur des Réflexions sur la violence, y est plus lu qu'en France, dans l'entourage notamment d'Enrico Corradini, principal inspirateur du mouvement nationaliste italien. Sorel introduit aussi les théories de Proudhon bien par les hommes politiques que dans les correspondances diplomatiques. 36 Madeleine REBERIOUX : La République radicale ? 1898-1914, Ed. Du Seuil, Paris, coll. « Points-Histoire », 1975, 147-150. Jean-Pierre AZEMA - Michel WINOCK : La IIIe République (1870-1940), Calmann-Lévy, Paris, coll. « Naissance et Mort... », 185. 37 Pierre BIRNBAUM : "Nationalisme "à la française", Pouvoirs, revue française détudes constitutionnelles et politiques, n°57, 57 - Nationalismes, 55-69. URL : http://www.revuepouvoirs.fr/Nationalism-a-la-francaise.html 38 Carl PÉPIN : Le choc des nationalismes. Contenu historique. Pedagogie.abrimemoire.org/pdf/.../1_1_contenu_historique_lycée.pdf 39 Sergio ROMANO : Histoire de l'Italie du Risorgimento à nos jours, Éd. Du Seuil, Paris, coll. « Points-Histoire », 1977, 133-144. 416 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. sur la guerre, et pour le syndicalisme révolutionnaire italien la grève générale et la guerre deviennent « deux concepts complémentaires ». Au-delà de ce bellicisme de gauche, la solution des problèmes sociaux (en particulier l'émigration, nuisible et déshonorante pour le pays), fait resurgir des idées plus anciennes enracinées dans l'héritage romain millénaire, à savoir l'expansion vers la Méditerranée, une fois l'unité nationale acquise. Concrètement, cette mission a pour promotrice la droite historique, avec son héraut Francesco Crispi, qui « séduit par la volonté de conquête, par son sentiment de l'honneur national, par un certain impérialisme populiste ». Comme en France, dans l'opposition entre patriotisme d'origine révolutionnaire et nationalisme de droite, on retrouve ici la différence entre l'héritage mazzinien « dont le nationalisme a tiré le sentiment de la romanità et celui d'une mission impériale [ ] d'une société internationale composée de nations respectant leur individualité réciproque », et le nationalisme aux yeux duquel « les peuples n'ont plus aucun droit lorsqu'ils n'ont plus la force [ ] Lorsque le problème de la Tripolitaine se pose concrètement, Corradini n'hésite pas à affirmer que l'Italie y a droit parce que la ''civilisation exige d'être propagée'', ''parce que l'espèce exige d'être propagée'' ; les termes de ''civilisation'' et ''espèce'' justifiant ici une politique agressive et impérialiste ».40 La Méditerranée et ses mers annexes sont également l'enjeu des rivalités entre la Russie et l'Autriche-Hongrie et, secondairement, entre les petits États balkaniques : revendication d'une « fenêtre » sur l'Adriatique par la Serbie, lutte de la Bulgarie pour accéder à la mer Égée, accès à cette mer par le contrôle de la « route de Salonique » pour l'Autriche-Hongrie (derrière laquelle il y a la puissance allemande, menace majeure pour la « route des Indes » britannique jalonnée ici par les bases de Gibraltar, Malte et Chypre), « intérêt durable et direct » de la Russie pour les Détroits, Bosphore et Dardanelles. Dans leur dimension idéologique, les questions balkano-méditerranéennes se sont surtout fait connaître par la diffusion du panslavisme, comme expression de la pensée impériale russe.41 On admet en général que ce mouvement se fonde sur la conviction que la Russie, « héritière de la civilisation grecque, était désignée pour orienter l'avenir des peuples slaves » ; certains Slavophiles identifie slavisme et orthodoxie. Ce courant prône la rupture avec l'héritage occidental (depuis Pierre le Grand) et s'appuie sur le nationalisme officiel. Celui-ci, décrété en 1832-33 par un texte du ministre de l'Instruction publique Sergei Ouvarov, définit la doctrine par Ibid. 139-140. Pál PRITZ : Az orosz birodalmi gondolat [La pensée impériale russe]. C. rendu : GECSE Géza : Bizánctól Bizáncig [De Bizance à Bizance], Budapest, 2007, 383 Múltunk, 2008/2. 286-296. www.gecse.eu/080830_Multunk.htm - Wladimir BERELOVITCH: Réflexions sur le nationalisme russe et son évolution. . www.ac- reims.fr/datice/bul_acad/hist-geo/default.htm - RENOUVIN DUROSELLE : 215-216. 40 41 417 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) l'orthodoxie, l'autocratie et l'esprit national. « Cette triade reprenait l'appel officiel au combat de l'armée russe : ''pour la Foi, le Tsar et la Patrie'' ». Les imbrications de la doctrine officielle avec certains écrits (Pogodine, Sevirov) avaient donné au panslavisme un air de nationalisme conquérant. De façon significative, le programme en fut publié en 1867, l'année même de la naissance de la Double-Monarchie, considérée par l'éditeur du programme, Vladimir I. Lamanski, comme un danger mortel pour les Slaves. Or « lorsqu'en 1867 [ ] les délégués slaves se sont réunis à Moscou pour leur deuxième congrès, afin de protester ainsi contre la création de la Monarchie austro-hongroise, ils se sont entretenus en allemand pour se mieux comprendre » !42 En politique étrangère, le panslavisme n'aurait guère influencé durablement les initiatives du gouvernement russe, « il était un croque-mitaine pour les Occidentaux, bien plus qu'une réalité ».43 Mais évoquant le rôle de la Russie dans le conflit bulgaro-serbe par exemple, l'ambassadeur de France parle en juin 1913 du « Tsar, agissant [ ] sous l'inspiration de panslavistes exaltés [ ] menaçant de son ressentiment celui des États balkaniques qui se soustrairait à son arbitrage ». Et un mois plus tard, quand les Turcs réoccupent Andrinople et que « la route de Sofia » est menacée, « l'état de l'opinion en Russie déjà très surexcitée, [ainsi que] le sentiment slavophile et l'irritation contre les Turcs étaient tels en Russie qu'on pouvait redouter de voir le Gouvernement y céder ».44 Entre le monde slave et la perspective d'une Allemagne unifiée qui aurait phagocyté les provinces autrichiennes, la nostalgie pour le royaume médiéval avec l'espoir de le voir renaître dominent la pensée de la grandeur magyare durant la première moitié du XIXe siècle ; elle ira en s'enrichissant à l'époque des impérialismes nationaux. Comme justification, on retrouve en Hongrie aussi l'argument du droit historique et de la mission civilisatrice, ainsi que les points de vue économiques et sécuritaires ; s'y ajoute, à partir des années 1890, l'idée des frontières naturelles.45 Selon le professeur Pál Hoitsy, qui fut aussi député de 1892 à 1910, en vertu de l'importance de la ligne de partage des eaux, principe vérifié par les expéditions de nos rois, dit-il, la Hongrie annexera tôt ou tard les pays du bassin hydrographique du Danube (Dalmatie, Bosnie, Serbie, Roumanie et même la Bulgarie). Toutefois, les projets expansionnistes hongrois atteignent leur apogée avec le turanisme, une idéologie privilégiant la parenté linguistique avec les peuples PRITZ : op.cit. Nicholas V. RIASANOVSKY : Histoire de la Russie des origines à 1984, R. Laffont, Paris, coll. « Bouquins », 1987, 487. 44 Dumaine à Pichon, D. n° 193. Vienne, 23 juin 1913. Paul Cambon à Pichon, D. n° 427. Londres, 23 juillet 1913. MAE, T. VII. 45 Ignác ROMSICS : A magyar birodalmi gondolat [La pensée impériale hongroise], Mozgó Világ, 2012/8-9, 6-18. 42 43 418 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. d'Asie centrale. 46 Pour ses promoteurs, l'influence économique et culturelle hongroise pénétrera non seulement dans les Balkans mais aussi dans tout le territoire situé entre la mer Caspienne et la région du Pamir. En 1913, dans la revue de la Société Turanique, le savant géographe Pál Teleki annonce : « Hongrois, cap à l'Orient ! [ ] La nation magyare a devant elle un grand et brillant avenir [car] il est certain qu'après l'âge d'or des Germains et des Slaves c'est la prospérité des Turaniens qui vient. C'est à nous Hongrois, représentants occidentaux de cette puissance énorme qui s'éveille, que revient la tâche difficile mais glorieuse d'être le guide spirituel et économique de six cent millions de Turaniens ». Sans exaltation romantique, le président fondateur de la Fédération nationale des Industriels écrit de son côté : « En regard de notre industrie, [ ] l'exploration des portes d'Orient est une nécessité vitale. [ ] Il faut que nous sentions que les marchés d'Orient nous sont indispensables. Assurer l'hégémonie pour la Hongrie le long du Danube jusqu'à la mer Noire, nous devons en faire une véritable mission ».47 Parmi les idéologues de l'impérialisme hongrois figure aussi Benjamin Kállay, ministre commun des Finances de la Monarchie austro-hongroise et, en cette qualité, gouverneur de la Bosnie-Herzégovine. 48 Politicien, diplomate et historien, Kállay pense que le Compromis de 1867 a créé dans la région une sorte de vide idéologique. L'Autriche étant désormais exclue de la politique allemande et peu attirée par l'Orient, les Hongrois seront les plus qualifiés pour façonner le destin futur de la Monarchie. Il finit par affirmer que le peuple magyar a été créé pour régner ; c'est une « race de guides », qui a prouvé son aptitude à dominer les autres races. Derrière la grandiloquence, il s'agit fondamentalement d'une politique d'influence et de la prétention à une puissance impériale, même si les moyens de l'expansion sont loin d'être indiqués ni visibles. L'articulation des idéologies avec le corps social et l'emprise des thèmes de l'impérialisme sur les populations posent le problème de l'opinion publique et donc de l'adhésion nationale. Il apparaît d'emblée que même lorsqu'elles sont portées par le succès journalistique ou éditorial, ces idées n'impliquent pas pour autant une adhésion réelle ou en tout cas, générale. Le cas des deux principaux protagonistes européens est à cet égard instructif. En Angleterre, le « patriotisme impérial » est diffusé massivement par une 46 Il est affirmé que les langues finno-ougriennes et turques ont une ascendance commune issue de la famille ouralo-altaïque. « Par un élargissement audacieux », on a rangé parmi les « touranides » une quantité de peuples allant jusqu'aux Chinois, Japonais, Coréens, etc. Le mot « Touran » lui-même désigne en persan le « Pays des Turcs ». Entretien avec le Prof. Henrich Paul Koch sur le panturquisme et le panturanisme, 8 janv. 2006. -www.voxnr.com /cc/d_pays_est/EEFyZEpFuFMFAqsueE.shtml 47 Cité par ROMSICS : 11. 48 Károly DÁN : Kállay Béni és a magyar imperializmus [Benjamin Kállay et l'impérialisme hongrois], Aetas , 2000/1-2. hu.wikipedia.org/wiki/Kállay_Béni 419 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) presse très bon marché (Daily Express, Daily Mal, Daily Miror...), mais « il paraît hors de doute, écrit F. Bédarida, qu'on a surestimé le jingoïsme des masses. Même au moment de la guerre des Boers, lorsque la vague impérialiste atteint son point culminant, une partie des ouvriers, et la majorité des campagnards, restent à l'écart des passions coloniales ». C'est que « la doctrine impérialiste, en tant que construction intellectuelle, est un concept à l'usage des classes cultivées », souligne l'auteur en observant que cela ne contredit aucunement l'existence d'un orgueil patriotique. Mais « il importe [ ] de ne pas confondre le nationalisme chatouilleux, que l'on trouve répandu dans toutes les couches de la société, avec l'esprit impérialiste même s'il y a souvent glissement de l'un vers l'autre ».49 En Allemagne, le vote de la loi militaire en juillet 1913 fait déborder la presse d' « esprit d'orgueil », mais « la fièvre patriotique déchaînée sur toute l'Allemagne » retombe vite. Surtout, on apprend que « c'est à la réunion des généraux, qui eut lieu au château royal de Berlin le 1er janvier dernier, que les chefs militaires ont insisté auprès de l'empereur pour l'augmentation des forces de l'empire ».50 Le 30 juillet 1913, une Note présentée au ministre des Affaires étrangères français sur l'opinion publique en Allemagne, d'après les rapports des agents diplomatiques et consulaires, propose une description et une analyse détaillées de la société allemande confrontée à « l'éventualité d'une guerre possible et prochaine ». Il apparaît d'abord que la crise d'Agadir de 1911 a laissé des traces profondes, révélant du même coup une France nouvelle qui serait belliqueuse. Mais l'opinion publique allemande est divisée en deux camps. Les forces de paix sont « inorganiques et sans chefs populaires. Elles considèrent que la guerre serait un malheur social pour l'Allemagne, que l'orgueil de caste, la domination prussienne et les fabricants de canon et de plaques de cuirassés en tireraient le meilleur bénéfice, que la guerre profiterait surtout à l'Angleterre. Elles se décomposent ainsi qu'il suit : La masse profonde des ouvriers, des artisans et des paysans qui sont pacifiques d'instincts. La noblesse dégagée des intérêts de carrière militaire et engagée dans les affaires industrielles [ ] assez éclairée pour se rendre compte des conséquences politiques et sociales désastreuses d'une guerre, même victorieuse. Un grand nombre d'industriels, de commerçants et de financiers de moyenne importance [ ] parce que leurs entreprises vivent de crédit et sont surtout commanditées par des capitaux étrangers. Les Polonais, les Alsaciens-Lorrains, les habitants de Schleswig-Holstein conquis [ ] soit environ 7 millions d'Allemands annexés. Enfin, les Gouvernements et les classes dirigeantes des grands États du Sud, la BÉDARIDA : 205-206. Jules Cambon à Pichon, D. n° 398. Berlin, 8 juillet 1913 ; Allizé à Pichon, D. n° 59. Munich, 10 juillet 1913. MAE, T. VII. 49 50 420 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. Saxe, la Bavière, le Wurtemberg et le Grand-Duché de Bade [ ]. Ces éléments préfèrent, par raison ou par instinct, la paix à la guerre ; mais ce ne sont que des forces politiques de contrepoids, dont le crédit sur l'opinion est limité, ou des forces sociales de silence, passives et sans défense contre la contagion d'une poussée belliqueuse. [ ] Il y a un parti de la guerre, avec des chefs, des troupes, une presse convaincue ou payée pour fabriquer l'opinion, des moyens variés et redoutables pour intimider le Gouvernement. Il agit sur le pays avec des idées claires, des sentiments ardents, une volonté frémissante et tendue. Les partisans de la guerre se divisent en plusieurs catégories [ ]. Les uns veulent la guerre parce qu'elle est inévitable [ ]. D'autres la considèrent comme nécessaire pour des raisons économiques tirées de la surpopulation, de la surproduction, du besoin des marchés et des débouchés ; ou pour des raisons sociales : la diversion à l'extérieur peut seule empêcher ou retarder la montée vers le pouvoir des masses démocratiques et socialistes. D'autres [sont] insuffisamment rassurés sur l'avenir de l'Empire [ ]. D'autres sont belliqueux par « Bismarckisme » [ ]. Ils se sentent humiliés d'avoir à discuter avec des Français [ ]. Ils tirent d'un passé récent un orgueil sans cesse alimenté par des souvenirs vécus, par la tradition orale et par les livres, et blessés par les événements des dernières années. Le dépit irrité caractérise l'esprit d'association des « Wehrvereine » et autres groupements de la Jeune Allemagne ». Ces forces se concrétisent dans des partis politiques. Les hobereaux du parti conservateur redoutent l'impôt sur la succession, inévitable si la paix se prolonge ; et pour cette noblesse, qui est une « aristocratie militaire », la guerre seule peut faire durer son prestige et assurer l'avancement des officiers. « Enfin, cette classe sociale [ ] constate avec terreur la démocratisation de l'Allemagne et la force grandissante du parti socialiste et considère que ses jours sont comptés [...] ». La grande bourgeoisie représentée par le parti national-libéral est belliqueuse elle aussi pour des raisons d'ordre social. « En outre, les industriels doctrinaires professent que les difficultés qu'ils ont avec leurs ouvriers ont leurs origines en France, foyer révolutionnaire des idées d'émancipation --- sans la France, l'industrie serait tranquille. Enfin, fabricants de canons et de plaques d'acier, grands marchands qui demandent de plus grands marchés, banquiers qui spéculent sur l'âge d'or et la prochaine indemnité de guerre, pensent que la guerre serait une bonne affaire. » Quant aux « Bismarckiens », fonctionnaires de toutes les catégories, ils ont été formés dans des écoles et des universités qui, pour la plupart développent une idéologie guerrière. En sont issus également des économistes férus de statistiques et des sociologues fanatiques, apologistes de l'empire colonial et de la guerre comme solution à la question sociale. Il y a enfin les historiens, philosophes, publicistes politiques et autres apologistes de la « deutsche Kultur » qui se battent pour la suprématie intellectuelle, « qui de l'avis des esprits lucides, reste à la France. C'est à cette 421 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) source que s'alimente la phraséologie des pangermanistes comme aussi les sentiments et les contingents des Kriegsvereine, des Wehrvereine et autres associations de ce genre [...] ».51 Le cas allemand montre surtout que le sort de la guerre et de la paix est lié à des rapports de force.52 Ce n'est pas la nation en tant que telle qui engendre le bellicisme mais son ajustement en quelque sorte aux besoins de l'impérialisme. C'est ainsi par exemple que malgré les sentiments d'hostilité séculaires en France pour le « perfide Albion » et la détestation de la République par l'autocratie tsariste, les Britanniques et les Russes sont devenus des « amis » des Français.53 Pour mener à bien luvre d'ajustement en question, les États européens ont vu se mobiliser un grand nombre de mouvements et d'institutions et de forces intellectuelles, visant à habituer les populations à l'idée de la guerre et à conditionner les esprits en vue de l'acceptation des sacrifices. Ainsi, l'influence de la presse est « extraordinaire sur les mentalités collectives », les opinions publiques étant « largement manipulées » par les journaux que des fonds secrets contribuent à noyauter dans la plupart des États européens.54 Moins bruyantes que l'action des ligues, des associations et autres manifestations sportives 55 , les élites intellectuelles et l'Église agissent en profondeur sur les consciences en distillant une morale chauvine et d'exaltation guerrière.56 En Autriche-Hongrie, « à aucun moment ne se manifeste un sentiment pacifiste dans les milieux ecclésiastiques dirigeants » ; en Allemagne et en France de même, la plupart des membres de l'épiscopat donne une adhésion active aux manifestations bellicistes.57 En France, plusieurs dignitaires ecclésiastiques affirment que la guerre « est une occasion pour Dieu de manifester aussi sa bonté. En temps de guerre, la grâce surabonde et la proportion de sauvés est beaucoup plus grande qu'en temps de Documents diplomatiques...,op.cit., 1914, 15-20. Pour l'enracinement et les forces respectives du pacifisme en Allemagne et en France, voir Alexandre DUPEYRIX : Les pacifistes dans le Reich wilhelmien (1890-1918) : ennemis de l'État ou patriotes ? http://irice.cnrs.fr irice.univ-paris1.fr Publications Les Cahiers Irice Cahier n° 8 53 Sous l'occupation de 1940-44, les collaborateurs ont « démontré », en additionnant toutes les guerres, que les « ennemis héréditaires » de la France n'étaient pas les Allemands mais les Anglais... 54 GIRAULT (1979) : 44-51. 55 Benoît CARITEY et Maurice CARREZ, « Sport et propagande en Europe (XIXe-XXe siècle) », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 88 | 2002, mis en ligne le 01 juillet 2005, consulté le 11 septembre 2013. URL : http://chrhc.revues.org/1569 - Le sport dans la phase ascendante du capitalisme (1750-1914 ...-fr.internationalism.org/.../ le_sport_dans_ la_phase_ascendante_du_capital... 31 oct. 2012 . 56 Marc NADAUX : Les origines de la première guerre mondiale. L'influence des écrits nationalistes et de la religion sur l'opinion publique. Contenu historique...pedagogie.abrimemoire.org/pdf/.../1_2_contenu_historique_lycee.pdf 57 RENOUVIN - DUROSELLE (1991) : 254-255. 51 52 422 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. paix, car la mort du soldat le rapproche du martyr et efface nombre de péchés. [ ] La guerre est également bénéfique à ceux qui ne sont pas tués, civils et militaires, que la peur ramène à la piété et même à la foi. Ce que des années de prédication ne réussissent pas à obtenir est atteint en quelques jours de guerre : résultat merveilleux, qui montre que la Providence sait toujours tirer le bien du mal [ ]. »58 Il est d'ailleurs frappant de constater qu'aux idéologies impériales des puissances précitées (Allemagne, Angleterre, Russie), la religion et le providentialisme donnent un air de famille, traduisant la dimension supranationale et irrationnelle de ces constructions. Dans leur réalisation, elles sont intimement mêlées aux guerres de libération nationale des peuples balkaniques, et il semble utile de revenir sur l'état de l'opinion publique dans quelques situations concrètes de cette région, telles qu'elles sont rapportées par les correspondances diplomatiques françaises à la veille de la Première Guerre mondiale. O pinions publiques dans les années 1912- 1913 Ces deux années dominées par les guerres balkaniques apparaissent, a posteriori, comme une « répétition générale ». 59 Elles ont surtout agité les peuples directement concernés, mais créé aussi un climat de tension générale qui tenait en éveil l'opinion publique partout en Europe.60 On cherchera à observer les manifestations de celle-ci telles qu'elles ont été décrites ou signalées dans les correspondances diplomatiques françaises durant Georges MINOIS : L'Église et la guerre. De la Bible à l'ère atomique, Fayard, Paris, 1994, 387-388. Rappelons que pendant la guerre italo-turque (septembre 1911 octobre 1912) qui remet à l'ordre du jour la question d'Orient, une Ligue balkanique est constituée (13 mars et 29 mai 1912) entre les Serbes, les Bulgares, les Grecs et les Monténégrins, qui déclarent la guerre à la Turquie le 18 octobre 1912. Au terme de ce conflit réglé le 30 mai 1913, la Turquie perd presque tous ses territoires européens et sa souveraineté sur l'Albanie. Une 2e guerre balkanique commence le 26 juin 1913, qui oppose la Bulgarie à la Serbie et à la Grèce ; la Turquie aussi reprend la lutte, et la Roumanie cherche à monnayer sa neutralité au détriment de la Bulgarie. La paix est signée à Bucarest le 10 août 1913, mais l'appartenance de plusieurs territoires continue à entretenir les discordes. La Russie, qui n'a pas pu faire entrer la Serbie et la Bulgarie dans son camp, opte pour la Serbie qui paraît mieux capable de freiner l'Autriche-Hongrie, alors que la Bulgarie est désormais une menace pour les Détroits ; elle adhère à la cause des Empires Centraux faisant pièce à la Serbie, qui est prête à unir tous les Slaves du Sud. Quant à la Roumanie, son contentieux avec la Bulgarie l'éloigne de la Triplice, elle s'orientera vers la Triple Entente, comme la Grèce, qui se sent lésée par le tracé de ses frontières avec la nouvelle Albanie, créée sous la pression de l'Autriche et de l'Italie (pour empêcher l'accès de la Serbie à l'Adriatique). 60 En pleine guerre balkanique, après le vote par le Reichstag de la loi militaire et des projets financiers destinés à en assurer l'exécution, le Ministre de France à Munich s'inquiète du fait que « le Gouvernement impérial se trouverait actuellement soutenu par l'opinion publique dans toute entreprise où il s'engagerait vigoureusement, même au risque d'un conflit. L'état de guerre, poursuit-il, auquel tous les événements d'Orient habituent les esprits depuis deux ans, apparaît non plus comme une catastrophe lointaine, mais comme une solution aux difficultés politiques et économiques qui n'iront qu'en s'aggravant ». Allizé à Pichon, D. n° 59. Munich, 10 juillet 1913. MAE, T. VII. 58 59 423 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) ces deux années, en s'efforçant de tenir compte de trois variables : l'attitude et les réactions de l'opinion, sa formation, et le jeu des influences réciproques entre opinion publique et responsables de la politique extérieure.61 Le problème des guerres balkaniques lui-même s'inscrit dans la rivalité majeure russe et austro-hongroise dans la région, et il se complique en raison du conflit roumano-bulgare qui se greffe sur cette guerre. Ailleurs en Europe, ce sont les préparatifs militaires en Allemagne et en France et la neutralité belge qui retiennent l'attention durant la période étudiée. Un relevé sommaire à travers les rapports français montre l'importance primordiale de la presse, qui a tendance à se confondre avec la notion de l'opinion en général. Du 5 décembre 1912 au 14 mars 1913, où il est question de l'opinion publique plus de 70 fois, les références aux journaux apparaissent plus de 40 fois et, du 31 mai au 10 août 1913, ce rapport est de 33 pour 72. Très souvent, la mention de la presse est allusive, mais certains journaux sont bien identifiés par leurs liens et les opinions qu'ils véhiculent, défendent ou attaquent. En Roumanie, suite à un article publié par un ancien sénateur roumain prônant le rapprochement franco-roumain, le Bukarester Tagblatt, « dont les attaches avec les légations d'Autriche et de l'Allemagne sont ici bien connus », dénonce « les intrigues françaises pour attirer la Roumanie dans le sein de la Triple Entente » ; 62 en Russie, le Grajdanine, « organe d'extrême droite, ''indépendant'', mais très subventionné [ ] n'est pas une feuille très répandue, mais elle est importante parce que l'Empereur la lit. [ ] c'est l'Empereur seul qui déciderait ce qu'exige l'opinion publique russe au cas où l'Autriche viendrait attaquer la Serbie ».63 Dans la plupart des cas cependant, ce sont l'état d'esprit de groupes et de milieux que les journaux expriment, directement ou par le truchement des partis politiques. On ne peut, d'autre part, toujours séparer l'action de la presse d'autres formes d'expression de l'opinion publique, notamment significatives quand elles s'opposent à, ou quand elles viennent renforcer l'efficacité des journaux. En Belgique, la perspective de la violation de la neutralité, au cas où l'Allemagne et la France viendraient traverser le pays pour se combattre, met à 61 Pierre GUILLEN : Opinion publique et politique étrangère en France 1871-1914. Orientation des études menées en France depuis 1945. IN: Opinion publique et politique extérieure en Europe. I. 1870-1915. Actes du Colloque de Rome (13-16 février 1980). Rome : École Française de Rome, 1981. 49-62. (Publications de l'École française de Rome, 54) url : http://www.persee.fr/web/ ouvrages/ home/prescript/article/efr_0000-0000_1981_act_54_1_14 62 Blondel à Poincaré, D. n° 111. Bucarest, 10 décembre 1912. MAE, T. V (5 décembre 1912 14 mars 1913). Dans un autre rapport, le représentant français confirme le contenu de cette dépêche : « Mon action, discrètement exercée, n'a pas nui aux excellentes relations que je n'ai cessé d'entretenir avec mon collègue d'Autriche qui poursuit, par les journaux qu'il subventionne, une campagne toute contraire. » Blondel à Pichon, D. n° 130. Bucarest, 23 juin 1913. MAE, T. VII. 63 Louis à Poincaré, D. n° 350. Secret. Saint-Pétersbourg, 21 décembre 1912. MAE, T. V. Déjà Bismarck aurait dit : L'opinion publique, c'est moi qui la fais. 424 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. l'ordre du jour la réforme militaire ; la question se pose aussi de savoir en fonction de quelles tendances générales de l'opinion et de quels facteurs intérieurs et extérieurs la Belgique prendrait position pour désigner l'agresseur. Au fil de plusieurs rapports, le capitaine Génie, attaché militaire à Bruxelles, et l'ambassadeur Klobukowski décrivent, à l'occasion des débats parlementaires sur la réforme militaire, les différentes attitudes face à cette question. Au terme de la première étape qui s'achève au bout de trois mois en décembre 1912, il s'avère que le projet de loi ne passionne pas la masse : « J'ai interrogé nombre d'hommes du peuple, écrit le capitaine, qui m'ont invariablement fait une réponse que l'on peut traduire par : ''Cela m'est égal'' ». Mais « il n'en est pas de même dans les milieux bourgeois, politiques et officiels ». Autour du gouvernement de Charles de Broqueville, « les journaux catholiques officieux », dont le principal est le XX e Siècle, cherchent à réaliser « l'union unanime des droites », représentées dans leurs divers courants par le Hainaut, le Patriote et le Courrier de Bruxelles : « ces procédés de pression sur l'opinion publique » sont inadmissibles, disent les uns, « la caserne est, somme toute, plus dangereuse que l'école neutre », affirment les autres, redoutant la perversion de « la jeunesse catholique » par les « militaristes ». Il ne reste que la gauche libérale « ralliée entièrement à la réforme » et, pour les socialistes, le plus urgent, c'est le vote du suffrage universel.64 D'une façon générale, « on affole l'opinion publique belge, pour déterminer le vote de la loi », et les organes du gouvernement mènent campagne contre la France. Le promoteur « en est le commandant Collon, chef du Cabinet militaire de M. de Broqueville et rédacteur très zélé au XXe Siècle ». Quand un officier plutôt francophile de la Ligue belge de la Défense nationale intervient, on lui répond : « Que voulez-vous, nous avons besoin de gagner des partisans de la réforme militaire dans les milieux catholiques ; pour cela, il nous faut l'appui des curés de campagne ; et pour avoir les curés de campagne, il faut taper sur la France » ; celle-ci conserve cependant « une défense puissante dans l'opinion belge, [ ] l'opinion des classes moyennes et populaires ».65 Parmi huit facteurs retenus et analysés par l'attaché militaire français (facteurs diplomatique, ethnique, linguistique, politique et religieux, militaire, économique, psychologique, extérieur), le premier, c'est-à-dire la position officielle est le plus simple : la Belgique s'alliera contre le violateur à celui qui n'aura pas violé, contribuant du même coup à déplacer l'équilibre entre les deux adversaires. Sauf que la Belgique n'est pas une, et en cas de plébiscite la grande majorité des Wallons serait française, alors que les Flamands, bien que peuple germanique, resteraient exclusivement Flamands, en dehors de tout Génie à Millerand, N° 133 B. Bruxelles, 7 décembre 1912. MAE, T. V. Génie à Millerand, N° 145 B. et à Lebrun, N° 165 B. Bruxelles, 1er et 17 janvier 1913. MAE, T. V. 64 65 425 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) engagement à une cause : « Avant tout, pas de guerre, et le moins possible de soldats. » Mais le problème de la langue, « porté à l'état aigu » par les flamingants, se combine avec le facteur politique et religieux, ces deux éléments se confondant en Belgique du fait de l'implantation du parti catholique. Et « les cléricaux ont cela en commun avec les flamingants qu'ils considèrent la langue française comme l'ennemi. [ ] ; c'est un mouvement purement politique [ ] qui a pour but de maintenir la domination cléricale en Flandre, en murant ce pays dans la gangue impénétrable de sa langue, qui exclut tout contact avec l'extérieur » ; à l'exception de la sympathie pour « l'Allemagne protestante [qui] agrée infiniment plus [au parti clérical] en raison de l'esprit religieux de son gouvernement, proclamé dans les formes mystiques qui sont chères à l'Empereur Guillaume II ». Pour investir la forteresse cléricale belge qui contrarie « une masse considérable de tendances favorables à la France », l'attaché français trouve urgent de « créer une propagande en flamand », c'est-à-dire un organe français dans les Flandres, rédigé en flamand. Une autre réalité est de nature économique, à savoir que la Belgique étant « une nation d'affaires », elle possède des affinités avec l'Allemagne moderne, dont cette similitude même de goûts et d'occupations fait une rivale : « Un courant de mécontentement contre l'encombrement allemand ; ce serait une voie à exploiter par nous », suggère le capitaine Génie.66 La course aux armements en Allemagne et en France provoque d'ailleurs inquiétude générale et stagnation de la Bourse, et les proportions démesurées du programme allemand ne peuvent s'expliquer aux yeux des Belges « que dans l'exécution d'un plan belliqueux, réalisable à bref délai [ ] L'opinion publique se rend compte que la responsabilité initiale d'une telle situation incombe à l'Allemagne, qui ne saurait invoquer la nécessité d'assurer sa défense, alors que la presse pangermaniste se prononce ouvertement en faveur d'une politique d'agression et que tout récemment encore, l'Empereur allemand rappelait dans un discours le souvenir des journées de Sedan. [ ] Non sans raison, on remarque que prétendre servir la cause du maintien de la paix en multipliant à grand bruit les préparatifs de guerre, c'est outrepasser singulièrement les limites du paradoxe permis ». Dans ce contexte, on craint la renaissance du « chauvinisme français », mais l'ambassadeur de France trouve inexactes les appréciations du Times, « qui passe pour refléter la pensée du Foreign Office », qui s'alarme de la popularité du nouveau Président de la République, d'origine lorraine, et « du langage de certains de nos compatriotes, du ton de la presse et de quelques unes des pièces de théâtre qui tiennent l'affiche à Paris ».67 A l'autre bout de l'Europe, l'état de guerre qui s'installe aux confins occidentaux de l'Empire ottoman (V. ci-dessus, note 33 ) confère aux 66 67 Génie à Étienne, D. n° 173 B. Bruxelles, 6 mars 1913. MAE, T. V. Klobukowski à Jonnart, D. n° 53. Bruxelles, 8 mars 1913. MAE, T. V. 426 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. manifestations de l'opinion publique un caractère souvent fiévreux. Apparemment, l'action des gouvernements sur la presse est plus rare que la pression exercée sur eux par les journaux. On note cependant que les pouvoirs se réfèrent volontiers à l'opinion (sans en préciser le plus souvent la nature) quand elle va dans le sens de leurs décisions mais qu'ils l'ignorent sans drame dans le cas contraire. Quoi qu'il en soit, alors qu'à Londres la réunion des Ambassadeurs cherche à s'entremettre entre la Turquie et les États balkaniques en travaillant sur les conditions de la paix, le différend roumano-bulgare et la délimitation de l'Albanie font monter la tension entre la Russie et la Monarchie austro-hongroise, qui se livre à des préparatifs militaires. Mais au lieu de faire cela au grand jour, « elle a fait secrètement un grand et très coûteux effort en maintenant la presse sous une direction et une surveillance sévères de manière à ce qu'il ne soit presque rien dit des mouvements de troupes qui s'effectuent. » En fait, dès le 15 octobre, les agents français à Budapest, Prague, Trieste, Fiume et Bosna Seraï ont confirmé « l'extrême activité en même temps que les mystérieuses précautions » prises par les autorités de Vienne. Qui plus est, l'affaire a révélé les « inextricables complications » du système militaire de la Monarchie. 68 On a donc là un cas où l'action du pouvoir sur la presse est contre-productive. Dans le conflit roumano-bulgare, où les journaux de Vienne et de Pest évitent de se prononcer pour « ménager à la fois les susceptibilité de Sofia et les amitiés à Bucarest », les diplomates français relèvent l'obéissance, « la parfaite discipline » avec lesquelles « la presse autrichienne marche » pour servir les dessins du Cabinet de Vienne. Il est question en particulier de « la Gazette du Dimanche et du Lundi, [ ] où le Gouvernement impérial et royal fait assez volontiers insérer les appréciations sur lesquelles il désire voir le public se guider [ ] ». De son côté, « l'opinion avide de nouvelles accueille aisément toutes celles que la presse lui fournit [ ] grâce aux indications fournies par le Ballplatz ».69 A la veille de la 2e guerre balkanique, « que le comte Tisza envisage avec une complaisance trop peu dissimulée », la presse est à luvre avec une belle constance pour servir au mieux les intérêts de la Monarchie : « Faire réduire la Serbie par les armes bulgares est le but vers lequel tendent tous les efforts des agents de l'Empire. La presse viennoise s'y est employée avec une activité et une discipline parfaites ». Puis, quand les chances du succès apparaissent incertaines et que le Ballplatz est contraint de louvoyer, c'est encore la presse, précisément « le Dumaine à Poincaré, D. n° 311. Vienne, 22 décembre 1912. MAE, T. V. Blondel à Jonnart, D. n° 35. Bucarest, 15 février 1913 ; Dumaine à Jonnart, D. n° 51. Vienne, 25 février 1913. MAE, T. V. Dumaine à Pichon, D. n° 173. Vienne, 3 juin 1913. MAE, T. VII. En Roumanie, un journal comme l'Universul semble représenter la politique philoserbe du gouvernement contre l'opinion favorable à la Bulgarie et à l'Autriche-Hongrie. Ribot à Pichon, T. n° 101. Vienne, 28 juin 1913. Blondel à Pichon, D. n° 122. Bucarest, 10 juin 1913. MAE, T. VII. 68 69 427 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) rédacteur du Fremdenblatt70 [qui est ] chargé de cette mission délicate ».71 L'exemple du journal russe Grajdanine cité plus haut montre que le tsar n'agit pas autrement vis-à-vis de la presse. Une autre missive française le confirme, à l'occasion du discours que le chancelier allemand a prononcé en vue du renouvellement de la Triplice : « Il semble que, plus on parle fort en Allemagne, plus on s'agite en Autriche, plus ici on devient calme. M. Sazonoff de même que son adjoint s'expriment au sujet du discours de M. Bethmann Hollweg comme si c'était des paroles sans importance, et c'est aussi le mot d'ordre donné à la presse. [ ] Tout était inquiétant, rien ne l'est plus [grâce] à l'action personnelle de l'Empereur. »72 Mais « l'ébranlement de la puissance autrichienne » à l'issue de la 2e guerre balkanique (éloignement de la Roumanie, agrandissement de la Serbie, progrès du « parti panslaviste », en Galicie notamment) précipite le gouvernement allemand dans le dépôt de nouveaux projets militaires. Si, apparemment, cela n'a pas inquiété outre mesure la Russie, il a suscité une « nervosité » de l'opinion publique en France et une « excitation contre l'Allemagne », dont le Chancelier « attribuait la responsabilité ''à la presse dont le ton est, d'après lui, provoquant et qui parle trop aisément de l'éventualité de la guerre !!'' [...] ». En tout cas, l'énorme accroissement des effectifs militaires en Allemagne accélère en France le projet qui sera la loi sur le service de trois ans (votée le 7 août 1913) et l'ambassadeur de France à Berlin prône la fermeté : « [ ] étant donné le caractère allemand, écrit-il, nous serons d'autant plus respectés dans l'avenir que nous aurons montré une résolution plus ferme. Autant je désire que notre presse et nos associations patriotiques observent une mesure qui ajouterait à notre dignité, autant je souhaite, au point de vue de l'impression à produire en ce pays-ci, que les pouvoirs publics auxquels le Gouvernement va s'adresser comprennent l'importance morale qu'aura leur décision. »73 Ces phrases bien diplomatiques conduisent au problème de la pression de l'opinion sur les gouvernements, dans la mesure où elles comportent une critique voilée de la presse. Celle-ci est d'autant plus tapageuse qu'elle se trouve associée à l'action des formes organisées de l'opinion publique que sont ici les groupements patriotiques français. Ce genre d'association caractérise très souvent les situations qui se présentent dans le contexte balkanique. Car si les pouvoirs monarchiques solidement établis peuvent dicter ce que doit être l'opinion générale, dans les États où les gouvernements ont un pouvoir mal assuré, « les cadres militaires sont [ ] la seule vraie force politique, capable de s'imposer aux hommes traditionnels ».74 70 Quotidien (1847-1919) étroitement lié au gouvernement et, en particulier, au ministère des Affaires étrangères. 71 Dumaine à Pichon, D. n° 193 et 201. Vienne, 23 juin et 2 juillet 1913. MAE, T. VII. 72 Louis à Poincaré, T. n° 564. Très confidentiel. Saint-Pétersbourg, 10 décembre 1912. MAE, T. V. 73 Allizé à Jonnart, D. n° 17. Confidentiel. Munich, 27 février 1913. Jules Cambon à Jonnart, D. n° 84. Berlin, 27 février 1913. MAE, T. VII. 74 GIRAULT (1979) : 235. 428 Sorsok, frontok, eszmék. Tanulmányok az első világháború 100. évfordulójára, Főszerkesztő: Majoros István Szerkesztők: Antal Gábor, Hevő Péter, M. Madarász Anita, ELTE, BTK, Budapest, 2015. Ainsi quand le conflit fait rage autour du tracé de la frontière turcobulgare et que « l'opinion russe se prononce unanimement à ce sujet avec une netteté et une vivacité tous les jours plus grandes », en sorte que le tsar devrait craindre des troubles révolutionnaires, il s'avère que « l'indifférence de l'Empereur et de la plupart de ses Ministres, à l'égard des critiques dirigées contre la politique russe, laisse voir qu'en général le Gouvernement résiste aisément à l'opinion publique et n'est entraîné par elle que s'il le veut bien ». En revanche, pour le gouvernement ottoman, qui n'est plus que l'ombre de lui-même, l'abandon d'Andrinople pour la ligne Enos Midia représente un réel danger : « il lui faudrait braver l'opinion publique et le sentiment unanime de l'armée ».75 L'armée comme force de pression est en effet omniprésente dans la région. Dans la guerre bulgaro-serbe, les chefs de parti à Belgrade sont appuyés par « l'ardeur des milieux militaires » pour contraindre le président du Conseil à ne pas céder aux initiatives bulgares relatives à l'arbitrage, menaçant, en cas d'arbitrage bulgarophile, d' « un inévitable soulèvement de l'opinion publique » et même d'un changement de régime et d'orientation politique. Peu avant la conclusion de la 2e guerre balkanique encore, le rapport du Ministre français fait état d'une « opinion serbe [ ] fort excitée » et de l'exaspération des milieux militaires contre la Russie. A l'Ouest, les Serbes cherchent à réduire « à peu de chose la sphère d'influence autrichienne en Albanie » et le représentant français « trouve le Ministre d'Autriche inquiet et déprimé [ ], la nervosité reprend à Vienne [ ], les milieux militaires recommencent à préconiser leurs idées guerrières ».76 De son côté le gouvernement bulgare pris entre les Serbes et les Roumains, redoute, d'un côté qu'il ne résulte de la moindre concession faite à Belgrade « une agitation [dans l'armée] ou même des initiatives dangereuses », d'autre part, il doit faire face aux exigences de Bucarest : « une petite carte à payer » en contre-partie de la neutralité roumaine, en cas d'agrandissement territorial de la Bulgarie. La « petite carte » devenant une importante rectification de frontière, avec le point névralgique de la ville de Silistrie, le gouvernement roumain devait lui-même affronter « l'impatience des milieux militaires ». Qui plus est, le gouvernement bulgare est persuadé « que c'est l'Autriche, toute puissante à Bucarest, qui a encouragé la Roumanie à se montrer intransigeante, dans l'unique but de contrarier la Bulgarie et de la forcer à avoir recours à elle. [De fait,] l'Autriche avait offert ses bons offices à la Bulgarie pour régler son litige avec la Roumanie [ ] ».77 75 Bompart à Poincaré, T. n° 701, 703. Péra, 23 décembre 1912 ; Louis à Poincaré, D. 358. Très confidentiel. Saint-Pétersbourg, 30 décembre 1912. MAE, T. V. 76 Descos à Jonnart, T. n° 80. Belgrade, 23 février 1913. MAE, T. VII. Descos à Pichon, T. n° 271, 284, 360. Belgrade, 19 et 24 juin, 6 août 1913. MAE, T. VII. 77 De Panafieu à Poincaré, D. n° 3. Confidentiel ; De Panafieu à Jonnart, D. n° 31. Confidentiel. Sofia, 6 janvier et 24 février 1913. MAE, T. V. De Panafieu à Pichon, T. n° 183, 184. 429 Julien Papp : Impérialisme, idéologies et opinions publiques dans les origines de la Grande Guerre (années 1890-1914) Pour ce pays, la question frontalière de la Dobroudja est devenu un catalyseur de l'opinion publique avec des courants belliqueux puissants qui mettent à l'épreuve le gouvernement du roi. « Les péripéties du différend roumano-bulgare, écrit le Ministre français, ont eu pour résultat de faire sortir l'opinion publique de l'apathie avec laquelle, depuis de longues années, elle subissait la direction donnée par le Roi seul à la politique internationale roumaine. La presse a consacré, en deux mois, aux relations de la Roumanie avec l'étranger plus d'articles qu'elle n'en avait publié en dix années sur sujet [ ] ».78 Dans la foulée de ce changement, l'action conjuguée de la diplomatie française et de « ceux que n'hypnotise pas la valeur de l'alliance ou de l'amitié autrichienne » suscite des débats de plus en plus vifs entre partisans et adversaires de l'accord avec la Triple Alliance. Le diplomate observe que les arguments en faveur d'une politique russophile qu'il a souvent avancés dans ses conversations, il les retrouve exposés dans des articles de presse ou dans des réunions, dont certains ont un « assez grand retentissement ». Ces arguments « contre l'alliance autrichienne » sont repris notamment au cours d'un meeting convoqué par la « Ligue pour l'unité de culture intellectuelle de tous les Roumains », où parmi les orateurs figurent un général, un ingénieur et un professeur. De façon plus générale, il ressort des « ardeurs belliqueuses du parti militaire » et des « polémiques poursuivies dans la presse » que même en échange d'une rectification de frontière, on ne laisserait pas écraser les Serbes et permettre à l'Autriche-Hongrie unie à la Bulgarie de dicter ses volontés.79 Ces combinaisons, dont ce qui précède ne peut donner qu'un aperçu sommaire, montrent derechef que les systèmes d'alliance transcendent les nations, dont les intérêts sont pris en compte en fonction des logiques impérialistes. Il apparaît d'autre part que derrière la notion englobante de l'opinion publique, il y a des forces identifiables et des décideurs de plusieurs ordres poursuivant des buts tout à fait élaborés et réfléchis. Que les Européens aient marché vers la guerre comme des « somnambules » laisse finalement assez dubitatif.80 Sofia, 21 juin 1913. MAE, T. VII. 78 Blondel à Poincaré, D. n° 7. Bucarest, 11 janvier 1913. MAE, T. V. 79 Blondel à Jonnart, T. n° 32, 33. Bucarest, 12 février 1913. MAE, T. V. Blondel à Pichon, D. n° 122, 130. Bucarest, 10 et 23 juin 1913. MAE, T. VII. 80 Christopher CLARK : Les somnambules. Été 1914 : comment l'Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, coll. « Au Fil de l'Histoire », 2013, 672. 430