Ecrits de Drieu 1942-1945 (pdf 22 pages)

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Pierre Drieu la Rochelle
– Janvier 1943 –
EXAMEN DE LA POLITIQUE DE VICHY
En juin 1940, on pouvait suivre la politique de Paul Reynaud et la politique du
Maréchal Pétain.
1°) La politique de Paul Reynaud comportait l’abandon complet du territoire
métropolitain pour autant qu’il se trouvait des troupes, des fonctionnaires, des hommes
politiques et des représentants de l’élite – et la concentration de tout cela – dans l’Afrique du Nord ou même dans l’Afrique Occidentale.
Tels auraient été les résultats de cette politique :
– a) la population française aurait été complètement abandonnée comme la
population belge ou hollandaise à la haute administration allemande. La destruction des
ressorts français qui en aurait résultée aurait été beaucoup plus grave pour un Etat de la
proportion de la France que pour de petits Etats comme la Belgique ou la Hollande ;
– b) l’armée allemande aurait poursuivi les débris de l’armée française à travers
l’Espagne, qui alors ne songeait aucunement à se fermer (du moins pendant les premiers
jours), jusqu’en Afrique. Là, l’absence complète de munitions, de carburants nous
aurait livrés. Les Allemands se seraient rendus maîtres sinon de Gibraltar, tout au
moins de ses approches, et auraient fermé la Méditerranée aux Anglais. L’occupation
des principaux ports nord-africains aurait achevé leur maîtrise sur la Méditerranée occidentale. Ils auraient pu facilement après cela conquérir l’Egypte qui, de l’aveu de Churchill dans un de ses discours, était presque sans défense. Les effets auraient été décisifs
sur le cours de la guerre. On peut donc dire que la politique de Paul Reynaud aurait
perdu les Alliés bien loin de les sauver ;
– c) la France se serait trouvée devant l’Allemagne victorieuse dans la situation
de la Pologne.
2°) La politique du Maréchal Pétain qui a prévalu a, au contraire, sauvé les
Alliés en écartant de l’esprit des Allemands l’idée qui pour eux aurait été géniale, faute
d’avoir poursuivi les Anglais en Angleterre après Dunkerque, de les frapper à fond dans
la Méditerranée et de s’emparer de toute cette mer. Elle a beaucoup mieux protégé le
pays en posant le fait de sa neutralité maritime qu’en livrant la flotte aux Anglais, ce qui
aurait probablement eu les mêmes conséquences que la retraite en Afrique du gouvernement et de l’armée.
De plus, vis-à-vis de l’Angleterre comme de l’Allemagne, il était indispensable
de maintenir la fiction d’un Etat qui sans être parfaitement autonome maintenait des distances physiques et donc morales vis-à-vis des grandes puissances qui voulaient la
réduire en la mettant sous la coupe directe, soit à Paris, soit à Dakar ou à Londres.
Mais la politique ainsi adoptée n’était valable sous sa forme primitive que pour
un temps limité. A partir du moment – et ce moment vint très vite, dès octobre 1940 –
où il fut acquis que l’Amérique et la Russie entreraient dans la guerre, le système de
neutralité et d’équilibre du Maréchal Pétain devenait extrêmement dangereux à cause de
l’énormité des forces engagées qui surclassaient absolument tout ce que la France pouvait encore mettre dans la balance, et à cause de la brutalité inexorable du conflit final
qui devait nous broyer entre les deux camps.
Le Maréchal Pétain s’entret enant avec un jeune fonctionnaire
à l a D é l é g a t i o n a u p r è s d e s P r i s o n n i e r s d e Gu e r r e : F r a n ç o i s M i t t e r r a n d
La politique de M. Laval ne se distingua pas d’une façon vraiment décisive, au
début, de celle du Maréchal Pétain et, en dépit des déclarations qu’il a pu faire ou des
intentions qu’on lui a prêtées, cette politique pour des raisons foncières n’a jamais su se
détacher complètement de l’attentisme auquel elle semblait s’opposer, mais à quoi en
réalité elle a toujours servi d’écran. En tant qu’ancien politicien démocrate, ne croyant
que dans les négociations et dans les arrangements de fortune, M. Laval ne pouvait pas
se distinguer beaucoup du Maréchal Pétain qui de son côté, comme toutes les personnalités officielles de l’ancien régime, alors même qu’elles étaient de droite, était entaché
des mêmes vices de timidité et d’opportunisme, mais chez lui enveloppé des pompes
habituelles de l’Académie Française et de La Revue des Deux Mondes.
Il était bien certain que cette politique d’attente, bien qu’à tel ou tel moment elle
pût être considérée par les Alliés ou par les Allemands comme favorable à leurs visées
qui se rencontraient sur le point de neutraliser pour longtemps la Méditerranée occidentale et les côtes françaises, ne pouvait complètement satisfaire ni les uns ni les autres, et
devait accumuler dans leur esprit la rancune, le mépris, faciliter leurs arrières-pensées
sur le sort qui serait réservé à la France après les hostilités.
La doctrine de l’attentisme se fondait pratiquement sur des vues militaires et
maritimes qui ne correspondaient pas du tout à la réalité révolutionnaire de l’immense
conflit et qui prouvaient que nos milieux responsables n’avaient fait aucun progrès sur
leur état d’esprit d’avant 1940. Il était bien certain en effet que l’armée et la marine
françaises, réduites comme elles l’étaient, sans industrie de guerre, sans stocks d’aucune
sorte, ne pouvaient être considérées par personne comme un appoint sérieux et iraient en
s’amenuisant sans cesse à mesure que le temps passerait et que les chocs préliminaires
se multiplieraient dans l’Empire et aux approches de la métropole.
Le mérite de ceux qui décidèrent de faire de la collaboration plus ou moins serrée avec l’Allemagne fut égal en cela contre Vichy à celui des autres collaborationnistes
qui avaient résolu de travailler avec l’Angleterre ou avec l’Amérique. Les uns et les
autres comprenaient qu’une intervention autonome de la France dans la suite du conflit
était impossible et qu’on ne pouvait chercher des garanties que morales dans une soumission décidée et constante à l’un ou l’autre camp. Mais les collaborationnistes avec
l’Allemagne trouvaient dans leur politique un avantage pour la France que n’y trouvaient pas les autres, à savoir qu’étant en France, s’ils pouvaient mettre la main sur le
gouvernement de Vichy, ils disposeraient avec un peu d’habilité de l’armée, de la
marine, de la partie la plus importante de l’Empire et qu’ils pourraient mettre tout cela à
l’abri sous la sauvegarde d’une entente avec l’Allemagne.
Empire, armée, marine isolés par l’attentisme étaient voués à une lente ou rapide
consomption. Placés franchement dans l’un des camps, ils pouvaient être sauvés pour
des jours meilleurs : c’était la justification profonde d’une politique de collaboration qui
aurait été menée par une équipe homogène et dépouillée. On a essayé à la fin de 1940
et au commencement de 1941 de constituer cette équipe entre Vichy et Paris, en dehors
de l’attentisme et en dehors du collaborationnisme sportulaire et on y a échoué. Ce
qu’on a appelé « la bande Worms » (1) n’a pas eu de chefs et n’a pas su vraiment jeter
son va-tout. Elle n’a pu s’insérer que timidement et fragmentairement dans l’appareil
de Vichy et elle n’a pas su annuler ni les préventions des Allemands ni les préventions
de Vichy. Elle ne sut pas dominer les arrière-pensées de Vichy, bien au contraire. Son
échec décisif se produisit au printemps 1941 dans un conseil de cabinet où Pierre
Pucheu qui avait le plus de poids dans l’équipe décida le gouvernement de l’Amiral
Darlan à refuser aux Allemands l’accès du port de Bizerte. Ce jour-là, il fut avéré que
cette équipe ne se distinguait pas de Vichy et laissait passer sa chance.
Dès lors tout ce qui avait été pressenti par les ultras du gaullisme aussi bien que
du collaborationnisme se développa selon une progression terrible. D’abord l’Empire
se désagrégea. L’Indochine avait déjà été ramassée par les Japonais, les colonies du
Pacifique et de l’Atlantique par les Anglo-Saxons. Ce fut le tour ensuite de la Syrie,
puis de Madagascar. D’un autre côté, la révolution nationale échouait définitivement à
Vichy dans un attentisme social qui valait l’attentisme politique, sous le couvert d’une
multitude de lois et de règlements qu’aucun parti pris décisif n’animait. Nous allions à
pleines voiles vers les destructions finales, comme en 1939-1940 vers les premières destructions.
Mais il y avait quelque chose de beaucoup plus grave au fond de la politique de
Vichy et qui impliquait non plus seulement la responsabilité de la France vis-à-vis
d’elle-même, mais de la France vis-à-vis de l’Europe. Les hommes de Vichy formés
par les vieux manuels d’histoire diplomatique et d’histoire militaire ne concevaient
notre politique qu’en fonction du seul conflit entre l’Allemagne et les Anglo-Saxons,
qui pourtant depuis le Congrès de Berlin de 1878 n’était qu’une partie du drame européen. Ils ne voyaient qu’une moitié de l’horizon. La véritable éventualité était encore
plus qu’en 14-18 le conflit entre les Slaves et les Germains, entre le communisme et le
capitalisme. C’est là-dessus que les épouvantables insuffisances de Vichy prirent leur
caractère vraiment critique, et c’est là-dessus aussi que les collaborationnistes germanophiles trouvèrent leur plus profonde justification à l’envers des collaborationnistes américanophiles et surtout anglophiles qui, comme les gens de Vichy, ne voyaient qu’un
côté de la question.
Vichy escompta et souhaita les succès russes sur les Allemands. Bien sûr, ces
succès ne devaient pas en principe aller trop loin ; mais même s’ils allaient trop loin, on
ne les craignait pas et l’on comptait sur une armée française, inexistante et incapable de
ressurgir promptement des camps de prisonniers et de toutes les dispersions physiques
et morales, pour aider les Anglo-Saxons à arrêter une invasion qu’on avait d’abord souhaitée dans ses prémices. On nourrissait cette pensée paradoxale que l’armée française
qui avait été surclassée par l’armée allemande battrait finalement l’armée russe qui surclassait l’armée allemande. Les espoirs de l’état-major de Vichy sur les succès de
l’armée russe furent retardés par l’offensive allemande de l’été 1942 et la résistance
allemande de l’hiver 1942, mais ils ne subsistèrent pas moins.
Maintenant, durant cet hiver 1943, alors que décidément l’armée russe semble en
effet surclasser l’armée allemande, il n’y a plus du tout d’armée française ni de flotte
française ni d’Empire français pour tirer parti d’une situation si témérairement escomptée. Car, entre-temps, la désagrégation de toutes ces forces s’est achevée par la prise de
l’Afrique du Nord, la prise de la zone libre, la démobilisation de l’armée et la destruction de la flotte. L’attentisme a rendu l’âme à Toulon en novembre 1942.
Le broiement des forces françaises qui était à prévoir entre des masses énormes
montre ses conséquences politiques dans la pulvérisation des éléments gaullistes entre
Giraud et de Gaulle et la pulvérisation des éléments collaborationnistes entre Laval,
Doriot et Déat.
Il résulte de tout cela pour l’Europe, au moment où elle est menacée de voir les
armées allemandes non seulement perdre tout ce qu’elles ont gagné cet été mais encore,
terriblement mutilées par la catastrophe de Stalingrad et la retraite précipitée du Caucase, s’ébranler de la Mer Baltique à la Mer Noire pour une interminable retraite jusqu’en Europe centrale, que la seule nation militaire en Europe en dehors de l’Allemagne, la France, n’offre plus aucune ressource et que bientôt, entre les armées anglosaxonnes qui ne sont nullement au fait des nouvelles méthodes de guerre en Europe et
qui, au reste, sont loin encore d’avoir débarqué, il ne restera que l’armée suisse et
l’armée suédoise.
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(1) La « bande de la banque Worms » était soumise à l’influence de Gabriel Le Roy Ladurie (1898-1947).
Entré au service des Worms en juillet 1929, il dirigeait, dix ans plus tard, cette banque avec Jacques Barnaud. Il en fut seul directeur de 1940 à 1943. Sa position, au carrefour de la haute finance et de la politique, lui permit de jouer un rôle occulte dont il est difficile de tracer les limites exactes (note A.D.L.R.).
Pierre Drieu la Rochelle
SITUATION AU PRINTEMPS 1943
Quand certains chefs nationalistes français se décidèrent quelque temps après
l’armistice à la collaboration avec l’Allemagne, ce ne fut point parce qu’ils étaient germanophiles : cela n’aurait rien voulu dire de la part de nationalistes qui excluent toute
sentimentalité vis-à-vis des nations étrangères. Ce fut parce qu’ils étaient entièrement
d’accord avec la conception nationale-socialiste.
Ils estimaient que, mieux que les Italiens, les Allemands avaient mis en œuvre la
seule forme de nationalisme viable et valable pour les peuples européens du XXe siècle.
Cette forme assurait le salut pour ce qu’il y avait de plus profond et de plus vital dans
chaque nation d’Europe et pour ce fond d’humanité virile qui est le fondement commun
à toutes les nations d’Europe.
Les nationalistes français voulurent collaborer non avec la nation allemande
mais avec la nation qui portait en Europe la responsabilité de la révolution nationalesocialiste. Les nationaux-socialistes français attendaient de l’Allemagne qu’elle créât
en Europe un climat favorable à des révolutions nationales-socialistes dans tous les
pays, et particulièrement en France ; ils attendaient de l’occupant une aide large, entière,
rapide pour faire la révolution, si difficile dans ce pays, qu’il soit occupé par les Allemands ou les Anglo-Saxons.
Les nationaux-socialistes français voulaient faire une révolution nationalesocialiste en France dans le cadre de la révolution nationale-socialiste en Europe. Cela
seul les intéressait et leur paraissait mériter par l’ampleur du résultat possible les terribles risques qu’ils prenaient du point de vue nationaliste même.
Ils ont été rapidement déçus par le caractère que prenait la politique allemande
aussi bien en France qu’en Europe.
En Europe, faute de mesures d’ensemble proprement socialistes et réellement
européennes, là où l’Allemagne a soutenu des mouvements nationaux-socialistes,
l’entreprise a donné de fâcheux résultats, de sorte qu’ailleurs elle s’est appliquée à jouer
la partie inverse et à appuyer des démocrates ralliés. Cette seconde politique fut surtout
précisée en France. Parmi les hommes politiques français, avec obstination les dirigeants allemands ne voulaient voir qu’un seul d’entre eux : Laval.
Or cet homme exprimait d’une façon parfaitement claire et continue sa volonté
de sauvegarder le plus possible de l’ancien régime, tant dans les personnes que dans les
institutions et surtout dans l’esprit général de sa politique. En fait, l’homme de Stresa et
du Pacte franco-soviétique ne se rapprochait des Allemands que pour des raisons de pur
opportunisme diplomatique.
Les résultats de cette disposition profonde de Laval ne se sont pas faits attendre.
Dès le 13 décembre 1940, il était avéré que Laval était incapable de dominer la nouvelle
situation politique en France. Après son échec honteux, quand il revint au pouvoir en
mars 1942, on n’eut pas à attendre longtemps pour enregistrer ses nouveaux échecs ; six
mois après, il perdait l’Afrique du Nord, la flotte et l’armée française. Depuis, les
symptômes les plus évidents montrent qu’il a perdu aussi bien la police et l’administration et qu’il les a volontiers laissé glisser de l’attentisme au gaullisme et au giraudisme –
et aussi au communisme.
Pierre La va l (1883 -1945)
Les nationaux-socialistes français qui avaient parfaitement prévu, prédit et
dénoncé tout cela ont vu avec scandale et désespoir les Allemands accepter et même
encourager cette situation de plus en plus désastreuse et qui maintenant est arrivée au
dernier degré. Ils savent qu’en cas de débarquement anglo-saxon les pires événements
achèveront de démontrer la véritable figure de Laval et la totale erreur de la politique
allemande en France.
Ils ont été obligés de comprendre aussi que les Allemands les ont complètement
fourvoyés dans une action fragmentaire, sans aucune efficacité pour le bien général et
ne pouvant que se retourner contre eux. Tout ce que les Allemands leur ont demandé de
faire et qu’ils ont fait pour la croisade antibolchevique n’a servi à rien et n’a pas pu se
développer, dans l’absence du vaste cadre d’une politique révolutionnaire européenne.
Ils étaient les seuls qui pouvaient sauver l’Afrique pour l’Europe nationalesocialiste, et la politique d’abandon des Allemands à Laval a fait d’eux là-bas les persécutés de l’Administration tolérée et encouragée par Laval, avant de faire d’eux des martyrs de la cause non pas hélas ! socialiste européenne mais allemande en Afrique.
Enfin les choses sont arrivées à un point tel que les nationaux-socialistes français
sont contraints de reconsidérer toute leur situation politique, qui est monstrueuse et
désespérée.
Les chefs nationalistes français, qui ont tout sacrifié, leur vie et leur idéal, à
l’espoir qu’ils mettaient dans la politique allemande, ne peuvent plus tenir leurs camarades. Ces hommes sont en plein désarroi et en pleine révolte. Brimés par les Alle-
mands et persécutés par Laval, ils ne veulent absolument plus marcher. Ils sont voués
dans un bref délai à se dissoudre dans l’anarchie ou à passer au communisme qui, dans
la carence de la politique germanophile à reverser de l’énergie à la France, paraît le seul
refuge des hommes du combat antidémocratique.
Les Allemands doivent comprendre que l’on est à la dernière minute avant le
moment où, après avoir constaté l’inanité et l’inefficacité totales de leur espoir de rallier
des forces démocratiques (Déat dans sa loyauté a échoué encore mieux que Laval dans
sa déloyauté), ils vont voir s’éloigner définitivement et sans retour les seuls éléments
français qui ont combattu à leurs côtés en Russie, en Afrique et en France.
Pierre Drieu la Rochelle
TOUJOURS AMER
Révolution Nationale n° 102 – 25 septembre 1943
Je ne vois pas pourquoi les Français crachent sur les Italiens en ce moment : certes, ceux-ci étaient prêts à livrer aux Anglais un de leurs compatriotes, l’Italien qui le
plus fait honneur à l’Italie, mais les Français ont livré aux Anglais Jeanne d’Arc et
Napoléon. Ils ont même livré deux fois Napoléon. (Ne chipotons pas sur les nuances.)
– Rien de plus méprisable que le mépris des Italiens et des Français les uns pour
les autres depuis quelques années. Plus ces deux peuples sont inférieurs au destin, plus
chacun des deux essaie de rejeter sur l‘autre la plus grande somme de mépris.
– Il y a eu encore de curieux retournements de positions, ces temps-ci – nous en
verrons bien d’autres. Par exemple, chez les Alliés, on a vivement pressé les Italiens de
faire ce qu’on a tant reproché aux Français d’avoir songé à faire : changer de camp au
milieu de la guerre. Les Anglais ont trouvé tout naturel que les Italiens commissent à
l’égard des Allemands ce que les Français auraient été des criminels de perpétrer contre
l’allié de Dunkerque.
– Je ne vois pas pourquoi les Français partisans du rapprochement avec l’Allemagne après 1940 insulteraient Badoglio. Mais les Français qui, des années avant
1940, préconisaient un accord ou une alliance avec l’Allemagne peuvent considérer le
badoglisme d’un autre œil.
– Il y a maintenant des badoglistes comme il y a des gaullistes. C’est-à-dire un
parti français et un parti italien, dont chacun compte obtenir des Anglais et des Américains sur le dos du frère latin… la Tunisie.
Cela prouve deux choses : d’abord que Français et Italiens ont acquis une mentalité de vassaux, mais surtout – et cela est beaucoup plus important – que cette Seconde
Guerre mondiale est une guerre de religions et que chacun fait fi à qui mieux mieux de
la primauté du national, non sans pourtant que les vieux soucis d’intérêt national aient
leurs récurrences et que, par exemple, le général de Gaulle proteste timidement (mais
tous les Français sont voués à la timidité) contre le fait pourtant logique que son gouvernement, à qui les Anglais ne reconnaissent pas les attributs de la souveraineté – et donc
les droits d’un allié – n’ait pas été appelé « en consultation » dans l’affaire de la reddition italienne.
– Reddition. On se rend comme on peut quand on est un peuple de 40 ou 45
millions. Ce qu’on ne rend pas à l’un, on le rend à l’autre. Ce qu’on ne rend pas aux
Anglais, on le rend aux Allemands.
La loi du nombre, qui est férocement la loi de notre siècle, fait sentir son poids
sur tous les peuples d’une quarantaine de millions. Il y en a cinq dans le monde : la
France, l’Angleterre, le Brésil, l’Italie et le Mandchoukouo. Chacun de ces peuples n’a
le choix qu’entre une allégeance ou une autre. La France oscille entre les U.S.A.,
l’Empire britannique, l’Allemagne et l’U.R.S.S. L’Angleterre a beau être, sur le papier,
un empire de 450 millions, elle ne peut, en tant que moyen Etat insulaire de 44 millions,
qu’osciller elle aussi entre l’U.R.S.S. et les U.S.A. Le Brésil est sous la coupe yankee,
le Mandchoukouo sous la coupe japonaise. Quant à l’Italie, elle n’oscille plus : elle se
fend et les morceaux tombent brutalement de part et d’autre. D’ailleurs, plutôt qu’elle
n’oscille, la France est aussi fendue.
– On voit des Italiens se battre les uns contre les autres, comme on a vu des
Espagnols, comme on voit des Français, des Russes – et tant d’autres. Le principe du
nationalisme intégral passe un fichu quart d’heure. Et plus je vais, plus je me méfie des
gens qui se présentent comme n’ayant que des buts nationaux : cela cache presque toujours qu’ils travaillent sous cape pour une Internationale quelconque.
– Certes, par ailleurs, les Internationales de l’ancien modèle sont aussi drôlement
altérées que les nationalismes. Il est encore bien plus évident, dans cette Seconde
Guerre mondiale (qui n’est pas la dernière) que dans la Première, qu’une Internationale
est seulement la projection de puissance d’un empire. La maçonnerie travaille pour les
Anglo-Saxons et le communisme pour la Russie. Les Eglises protestantes se confondent presque avec la maçonnerie.
Quant à la catholique, ma foi, elle balance maintenant entre Londres, Washington et Moscou. Il est possible que l’Eglise romaine médite de faire avec Staline ce
qu’elle a fait, autrefois, avec Clovis.
Il faudrait savoir ce que pensent les Internationales islamique, bouddhiste. Rien
ne se fait dans le Proche ou l’Extrême-Orient que par les sociétés secrètes.
– Il y a trois ou quatre Internationales (n’oublions pas la juive), mais il n’y a pas
d’Internationale « fasciste ». Va-t-elle naître maintenant en Italie ? Non.
La plus grande faiblesse des fascismes, ce fut qu’ils ne formaient nullement une
Internationale. Ce fut la faiblesse que les patriotes antiallemands des divers pays (et qui
étaient tous affiliés, de gré ou de force, consciemment ou inconsciemment, à une ou plusieurs Internationales) exploitèrent avec tant de facilité.
– Quel aurait été le fondement d’une Internationale fasciste, si elle avait eu
l’ombre de possibilité d’exister ? Le socialisme.
S’il avait eu une Europe, entre la Russie communiste et les Anglo-Saxons capitalistes, qu’aurait-elle été ? Socialiste.
Ç’aurait été là la décision modérée, la ligne efficace du tiers parti, la perspective
féconde d’intervention et d’intercession entre les extrémismes.
Mussolini se dit maintenant républicain – de nouveau républicain, car le parti
primitif des Faisceaux de Combat était républicain, il était aussi anticlérical – on aimerait bien qu’il se dise aussi socialiste.
On aimerait bien que Benito Mussolini, le fils du forgeron, se rappelle à
l’épreuve qu’il a été le chef du parti socialiste italien.
Je reviens toujours sur cette question de nombres. Et c’est de toujours revenir
là-dessus qui me vaut, chez les contemporains, le plus de rancune et de haine : je suis et
reste avant tout l’homme qui, en 1922, a écrit son premier livre politique sur la question
de la mesure de la France. Je demandais aux Français de regarder la plus terrible
chose : leur place diminuée dans les proportions planétaires. Si on ne regarde pas cela
en face on est voué à être un sanglant matamore et à tôt ou tard rejoindre Paul Reynaud
dans les oubliettes de l’Histoire.
L’Allemagne (80), le Japon (80) sont le double de la France (40). Les EtatsUnis (130) sont le triple de la France ; la Russie (180) est le quadruple de la France.
D’empire à empire, l’Empire anglais (450) était aussi le quadruple et plus de
l’Empire français. Et que dire de l’Inde et de la Chine qui demain seront des réalités de
300 et 400 millions ? Et le Japon, en tant qu’Empire, c’est présentement 200 millions.
Alors, devons-nous nous résigner à faire du patriotisme suisse ? Ou bien à nous
enfoncer de plus en plus, les uns et les autres en tant qu’individus, dans le service mal
dissimulé d’une Internationale quelconque ? Ou bien devons-nous attendre que la
France entre dans une fédération européenne qui sera sous l’hégémonie de l’Allemagne ? Ou dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, étendue jusqu’à
Brest ?
Quant à l’idée que la France pour-rait être encore la tête de pont en Europe du
Commonwealth américain, capitale Washington, préfecture Londres, sous-préfecture
Paris, en face d’une Europe soviétisée, capitale Moscou, préfecture Berlin, cela me
paraît quelque chose de si éphémère, de si peu solide !
Rappelez-vous que j’ai toujours soutenu ici, et ailleurs, que ne valait rien le calcul anglais. Celui-ci impliquait que l’armée allemande reculerait plutôt sur le front
occidental que sur le front oriental.
Le véritable adversaire militaire étant l’armée russe, il est pourtant naturel que ce
soit celle-ci qui enregistre les résultats véritables et concrets.
Quelle tête feront les Anglais et Américains le jour où ils constateront que les
Russes sont plus près de Berlin qu’eux ?
Et même si l’Allemagne – à supposer qu’elle faiblisse vraiment – était occupée
plutôt par les armées anglaises et américaines que russes, qui sait si elle apporterait
encore aux Alliés une aide suffisante contre la Russie ? Car, enfin, il y aurait beaucoup
de communistes en Allemagne et, d’autre part, les usines de l’Est allemand seront bombardées par l’aviation russe.
Pierre Drieu la Rochelle
L’EUROPE AUX « EXTRA-EUROPÉENS »
Révolution Nationale n° 118 – 15 janvier 1944
Il a été dit, dans le Times d’il y a quelques mois, plus d’une vérité ingénue qui
ferait bien en manchette de n’importe quel journal parisien. Du reste, on peut mettre en
fait que si la presse parisienne diffusait quotidiennement non pas quelques lignes, toujours sujettes à caution, mais de larges morceaux de la presse anglaise, le nombre des
« anglophiles » diminuerait un tout petit peu parmi les gens d’intelligence moyenne.
« Il existe une tradition d’unité en Europe qui vient de Rome, mais à chaque fois
qu’au cours des trois derniers siècles une nation ou une dynastie a tenté de la créer
politiquement en établissant sa domination sur la chrétienté occidentale, elle s’est heurtée à la résistance consciente et tenace de l’Angleterre… »
Ce n’est déjà pas mal comme aveu – aveu mitigé, car il est bien question de la
domination espagnole ou française, mais non de la domination anglaise qui se substitue
automatiquement à la domination écartée. Toutefois, la fin de la phrase est plus belle
que son commencement :
« … et en résistant avec succès à ces menaces contre ses propres liberté et indépendance, l’Angleterre a gagné à son langage, à sa culture et à sa tradition à peu près
la moitié des terres peuplées de Blancs en dehors de l’Europe.
« Si Philippe II avait été victorieux, aucune communauté de langue anglaise ne
se serait élevée en Amérique. Si les Bourbons avaient prévalu, la Nouvelle-Angleterre
et la Virginie auraient pu succomber devant le Québec et la Louisiane, comme l’avait
fait la Nouvelle-Amsterdam devant les colonies anglaises ».
On voit là admirablement comment les interventions anglaises en Europe ont
toujours comme but final des conquêtes extra-européennes, faites naturellement sur le
dos des Européens. La rafle des colonies hollandaises, portugaises, espagnoles, françaises, s’est faite toujours au cri de « Vivent les libertés d’Europe ! Sus aux Tyrans ! »
C’est pourquoi, aujourd’hui, les Anglais tâcheront de garder, d’une manière ou
d’une autre, Madagascar, la Syrie, la Tunisie, l’Algérie, surtout après les sacrifices faits
par eux en Asie, en Europe et en Amérique. Mais le caractère profondément antieuropéen de toute politique anglaise se manifeste d’une façon plus actuelle dans cet article :
« Ni pour le bien ni pour le mal l’Europe n’a jamais été capable de former une
libre union ; pas même contre le conquérant turc quand la religion et la tradition communes semblaient le réclamer le plus. »
Pardon ! il y a eu tout de même des Français qui ont aidé le Saint-Empire contre
les Turcs, s’il n’y avait pas d’Anglais ; et il y a toujours eu beaucoup de Français dans
l’Ordre de Malte, du temps où Malte était une forteresse européenne et non pas anglaise.
« Une coopération européenne peut être quelquefois réalisée par le moyen d’une
action des grandes puissances exerçant un contrôle tempéré. Mais l’union européenne
totale demande la coercition. »
J’aime beaucoup le « contrôle tempéré » de la Sainte-Alliance, quand l’Angleterre, préfigurant son rôle d’aujourd’hui, laissait se déchaîner sur l’Europe, en remerciement de la résistance russe, la puissance réactionnaire d’Alexandre.
Il faut une coercition pour faire l’Europe. Oui ! comme il a fallu une coercition
des Etats du Nord sur les Etats du Sud pour faire les Etats-Unis, comme il a fallu une
coercition de l’Etat de Berne pour faire la Confédération helvétique, comme il a fallu
une coercition des Grands-Russes pour faire l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Il faut toujours une coercition pour faire une fédération, et une fédération, au
moins dans ses débuts, masque toujours une hégémonie. Cela n’est pas drôle du tout,
mais c’est ainsi. A souhaiter que les bénéfices immenses de la fédération vaillent bien
les inconvénients de la coercition. Car il vaut mieux être fédérés entre soi, sous la direction des siens, que d’être placés sous la surveillance policière d’étrangers.
C’est ce que le Times nous offre sans ambages :
« Les fautes, les illusions et les négligences des vingt années 1919-1939 ne doivent pas se reproduire après cette guerre. Si l’on veut connaître le repos et une période
de développement paisible et productif vers les terres peuplées de Blancs infiniment
plus étendues de l’extérieur, si on veut mettre un terme à la menace allemande et restaurer l’Europe sur une base durable, cette base doit être recherchée dans une association entre les trois grands empires extra-européens et les nations européennes qui cherchent la paix et non l’aventure. Mais le préliminaire nécessaire à ces accords régionaux est une étroite et sincère collaboration entre les trois empires. Leur désunion et
leur retrait de l’Europe annulèrent la victoire de 1918 ».
Donc : 1°) L’Europe est une mineure qui doit toujours rester en tutelle.
L’Europe ne peut connaître la paix que par la grâce des extra-Européens ;
2°) L’Angleterre est décidément extra-européenne ;
3°) La Russie, les Etats-Unis sont des empires tout comme elle ;
4°) La paix doit être établie en Europe pour drainer ses hommes et ses richesses
vers « les terres peuplées de Blancs ». Français, si la domination russe ne vous plaît
guère, venez donc peupler le Canada : le roi d’Angleterre se fera un plaisir de vous recevoir !
5°) Et est-ce que l’association entre les nations européennes et les empires extraeuropéens ne se fera pas par des accords régionaux ? Cette « association » veut donc
dire partage : la nation Pologne « s’associera » avec l’Empire russe, tandis que la nation
France « s’associera » avec l’Empire britannique.
Il n’y a pas que le maréchal Smuts (1) qui met les points sur les i. C’était bien
une entente régionale entre l’Europe occidentale et l’Empire anglais qu’il proposait.
Une bonne partie de l’article est, par ailleurs, consacrée à la démonstration de
l’incapacité de la France comme puissance rectrice de l’Europe entre 1920 et 1940.
Il est curieux que, par méfiance de l’Allemagne, l’Europe songe à se livrer à la
dictature des trois grands empires extra-européens. C’est ainsi que la Grèce, plutôt que
d’accepter l’hégémonie d’une de ses cités, s’est ouverte à la Macédoine, puis à Rome.
Tandis que l’Italie, qui accepta la domination de ladite Rome, devint maîtresse du
monde.
L’Europe s’efface devant le génie de Hitler comme devant celui de Napoléon,
celui de Louis XIV, celui de Charles-Quint. Mais qui en profite ? L’Angleterre hier, la
Russie demain.
L’Europe a-t-elle profité des conquêtes coloniales de l’Angleterre comme elle
profiterait de celle de la nouvelle supériorité mondiale que lui vaudrait son unité ?
Supériorité mondiale, car qui pourrait résister à quatre cents millions d’Européens bien
liés ? Personne ! C’est bien pourquoi l’Angleterre s’est jetée dans les bras de la Russie
et que la Russie l’a reçue.
Par malheur, la Russie est devenue trop forte, depuis le temps des guerres napoléoniennes, pour être un simple appoint dans la contre-pesée anglaise sur l’Europe : elle
est devenue une force décisive. C’est pourquoi l’Angleterre ne travaille plus tant contre
l’Allemagne qu’elle ne travaille pour la Russie.
L’Angleterre, partie dans la guerre pour interdire Dantzig à l’Allemagne, continue la guerre pour la donner à la Russie. Car il est impossible que Dantzig ne tombe
pas aux mains de la Russie, alors que celle-ci dominerait la Pologne et la Tchécoslovaquie.
Comme le disait le Daily Mail, il y a quelques jours : « Celui qui domine dans le
triangle Dantzig-Constanza-Trieste est le maître de l’Europe ». Or, ajoutait ce journal
assez peu bolchevik dans son for intérieur et donc fort amer : « L’Angleterre ne peut pas
dominer ce triangle : 1°) parce qu’elle n’a pas une force militaire suffisante ; 2°) parce
qu’elle ne peut pas employer les moyens de pression politique qui sont seulement à la
disposition d’un Etat totalitaire et socialiste ». Donc, laissait entendre le Daily Mail,
l’Europe sera probablement russe.
Butée dans sa lutte contre l’Allemagne, l’Angleterre préfère voir les Russes à
Dantzig que les Allemands. Deux illusions lui permettent de voiler ce tragique terme :
l’illusion première qu’elle pourra maintenir en avant de Calais un glacis européen et
l’illusion seconde que, si ce glacis ne tient pas, la Russie respectera en elle un Dominion
américain.
Mais ces illusions ne sont que des illusions. Tandis que la puissance russe
s’appuie sur un enchaînement de certitudes :
1°) Maîtresse des pays baltes, de la Pologne et des Balkans, la Russie ne peut
que dominer l’Allemagne, socialisée à outrance, communisée par le résultat physique
des bombardements ;
2°) Dominant l’Allemagne, la Russie ne craint plus personne en Europe.
Nous voyons de plus en plus nettement se dessiner la carte du monde ces tempsci, du moins la carte du monde telle que se la représentent les Anglo-Américains. Nous
voyons nettement ce qu’ils abandonnent aux Russes installés dans tous les territoires
qu’ils leur abandonnent.
1°) Les abandons : les Balkans sont entièrement sacrifiés.
a) La Roumanie. On n’en parle même pas. Son élite émigrera ou se suicidera,
une partie de sa population sera déportée en Sibérie. Vous ne pensez pas que les AngloYankees vont s’intéresser à ce petit peuple latin ;
b) La Bulgarie. C’est un peuple soi-disant slave, en tout cas ardemment panslave. Il passera aux Russes popes en tête ;
c) La Yougoslavie. Au détriment du général Mikaïlovitch (premier allié des Britanniques : avis au général de Gaulle !), les Alliés reconnaissent plutôt le maréchal Tito,
maréchal éminemment stalinien. A propos du gouvernement soviétisant du maréchal
Tito, je rappelle la suggestive formule du comte Tolstoï, ambassadeur de Russie à la
cour de Napoléon Ier : « Si nous partagions l’Europe avec les Français, notre part est
marquée par Venise et l’Elbe ». Et, en effet, le maréchal Tito guigne les portes de
Venise. Sans doute fera-t-il bientôt un traité de vingt ans avec la Russie, comme Benès
vient de le faire ;
d) La Tchécoslovaquie. Ce traité de vingt ans nous fait sortir des limites des
Balkans. La Tchécoslovaquie, c’est en plein l’Europe centrale ; ce traité prouve que la
Russie veut non seulement les Balkans, mais le cœur de l’Europe. Pour tenir l’Allemagne (et, par l’Allemagne, l’Europe entière), elle veut être sûre de Prague. Rappelezvous le bluff de 39 : 600 avions russes en Tchécoslovaquie. Ce bluff veut devenir une
réalité. Un article du traité stipule la plus large entraide économique : des lignes d’aviation russes, par exemple, aboutissant à Prague, comme aux portes de Venise ;
e) La Grèce. Le roi de Grèce reconnaît qu’il ne pourrait remonter sur son trône
que s’il est admis par un plébiscite. On voit d’ici le plébiscite mené rondement par les
bandes communistes descendues de la montagne où elles s’entraînent depuis trois ans.
L’Angleterre sacrifie donc même la Grèce.
Mettez-vous bien dans l’œil ce plan d’Europe en proie à une série de républiques
qui, sans doute, ne seront d’abord, pour quelques mois, que des républiques de Front
populaire, mais qui prendront bien vite la figure de la république hongroise de Béla
Kun (2), ou de la république espagnole de Negrín (3).
Ce plan d’Europe pèsera lourdement sur l’Europe. Car non seulement la fureur
communiste s’y déchaînera, mais l’orgueil et l’ambition panslavistes. Et cela dans toutes les directions : dans la direction de l’Europe septentrionale, dans la direction de
l’Europe centrale et dans la direction de la Méditerranée.
Pour aujourd’hui, nous ne parlerons pas de l’Europe septentrionale ni du chemin
ouvert aux divisions russes par l’abandon de la Finlande – vers Narvik, en passant par
les mines de fer de la Suède.
Mais parlons de l’Europe centrale, parlons de l’Allemagne... Au fond, le secret
de l’Angleterre, et des anglophiles de tous les pays, c’est l’espoir de s’arranger avec
l’Allemagne au dernier moment. Quand les Russes s’avancent sur le Niémen, puis sur
l’Oder, ces bons Allemands débarquent Hitler, rappellent les Juifs, refont Weimar et, au
nom de la démocratie, remettent ça contre les Russes. Ce qui fait écrire au Times du 10
décembre, ou du 11 : « L’unité de l’Allemagne doit être respectée ». Moyennant quoi
on ne bombarde plus, les bombes qu’on lui envoie encore, c’est désormais pour qu’elle
s’en serve contre les Russes.
Pas plus qu’auparavant, les Anglais ne se battent : ils ont simplement changé de
soldat. Le soldat allemand contre la Russie remplace le soldat russe contre l’Allemand.
C’est ainsi qu’en 1919, les Anglais n’étaient pas trop méchants avec les brigades du
Baltikum qui sauvaient l’Europe.
Nous avons toujours soutenu ici que cet espoir était imbécile parce que nous
n’avons pas oublié ; nous savons fort bien qu’une Allemagne démocratique est incapable de lutter contre la Russie, intérieurement ou extérieurement. Surtout une Allemagne
où les bombardements créent toutes les conditions du bolchevisme : prolétarisation définitive de toutes les classes, privation de tous les charmes et de tous les prestiges de la
civilisation individualiste.
Un bourgeois en Allemagne, maintenant, n’a plus rien à défendre ni à perdre, un
prolétaire n’a plus rien à respecter ni à ménager. La destruction de l’objet détruit le
sujet ; plus de maison, plus de piano, plus de vase égale plus d’individu. Le socialiste,
qu’il le veuille ou non, est réduit au communiste. C’est ainsi que le bombardement
anglais, mieux que l’alliance avec la Russie, prépare le triomphe du communisme en
Allemagne et en Europe.
Donc, finalement, l’Angleterre abandonne à la Russie les Allemands comme les
Balkaniques, les Baltes et les Polonais. Nous en revenons toujours à cet effroyable
déséquilibre d’une Europe occidentale en face d’un bloc eurasiatique arrivant jusqu’au
Rhin.
2°) Les barrages. Quels sont les barrages que rêvent les Anglais et les Américains contre cette inondation déclenchée par eux ?
a) Il y a leurs propres armées. C’est entendu : les Anglo-Yankees occuperont
deux, trois ans toute l’Europe occupable. Et après ? Mais d’abord, que vaudront ces
armées en face des armées russes, merveilleusement aguerries, formidablement prestigieuses ? Ce que tient si facilement en échec une division allemande, c’est-à-dire trois
divisions anglo-américaines, quelle gueule cela fera-t-il devant six divisions russes qui
auraient battu la division allemande ? Car en face de 600 divisions russes, il n’y aurait
jamais plus de 200 ou 300 divisions anglo-américaines. Et combien de temps ? C’est
qu’ils auront envie d’être démobilisés, ces occupants de la onzième heure !
b) Il y a la Turquie. Cinquante divisions mal équipées ;
c) Une confédération des Etats arabes en lointaine gestation ;
d) Les positions d’Afrique, remplies de communistes et de gaullistes en train de
devenir non seulement américanophobes mais anglophobes ;
e) Une Espagne et une Italie savamment reprises en main… Mais si les Espagnols sont braves, ce n’est vraiment pas sûr que beaucoup d’entre eux veuillent à la fois
se battre pour l’Angleterre et contre la Russie. Quant à l’Italie, on ne voit pas pourquoi
une Italie démocratique aurait l’esprit plus crusader que l’Italie fasciste. Mais y a-t-il
encore une Italie démocratique ? Pas plutôt une Italie communiste ?
f) L’armée française, les armées belge, hollandaise, danoise, norvégienne, suédoise, suisse. La purée des « petites démocraties d’Occident » dont le maréchal Smuts
parle avec tant de dédain et si peu de charité.
____________________
(1) Bien qu’issu d’une famille hollandaise, Jan Christiaan Smuts (1870-1950) fut le féal serviteur de
l’Empire Britannique. En 1919, à la mort de Louis Botha, il devint Premier ministre de l’Union. Battu en
1924 par les nationalistes de J.B. Hertzog, il s’allia avec eux pour former le « Parti Unifié » (dont étaient
exclus les nationalistes racialistes du Docteur Malan). Homme de confiance de la City londonienne,
méprisant la France et haïssant l’Allemagne, Smuts s’opposa en 1939 au neutraliste Hertzog. Il retrouva
son fauteuil de Premier ministre, mais fut battu lors des législatives de 1948 par le Docteur Malan (note
A.D.L.R.).
(2) Fils de bourgeois israélites, Béla Kun (1886-1937) instaura en Hongrie la sanglante dictature des Conseils (mars-août 1919). Vaincu par les Roumains, il abandonna ses partisans pour se réfugier en Autriche,
puis en Union Soviétique. Il devait y périr victime des purges staliniennes (note A.D.L.R.).
(3) Médecin, professeur à la Faculté de Madrid, député socialiste aux Cortes puis ministre des Finances,
Juan Negrín (1887-1956) succéda à Francisco Largo Caballero à la tête du gouvernement républicain en
mai 1937. Il offrit les réserves d’or de la Banque d’Espagne à Staline et s’appuya sur les milices communistes pour contrer la gauche modérée et les anarchistes. Après la défaites des marxistes, il présida, jusqu’en 1945, un fantomatique gouvernement républicain en exil (note A.D.L.R.).
Pierre Drieu la Rochelle
PERSPECTIVES SOCIALISTES
Révolution nationale n° 126 – 11 mars 1944
Y a-t-il encore des économistes qui peuvent croire au retour du libéralisme après
la guerre ? Mais d’abord, cette notion « d’après la guerre » n’est-elle pas foncièrement
erronée ? Le maréchal Smuts, second personnage de l’Empire britannique, l’a fort bien
dit : cette guerre-ci ne finira pas comme celle de 1914-1918. Même si les opérations
s’interrompent sur tel ou tel front, la tension économique, sociale, politique, se perpétuera en vue d’un nouveau conflit ou à cause de celui qui continuera ailleurs. Il y a des
précédents : sans d’ailleurs compter la Guerre de Cent ans, qui, d’ailleurs, a connu de
longues trêves, le premier conflit entre la France et l’Angleterre sous Louis XIV a duré
une trentaine d’années, le deuxième, sous Louis XV, plus que la Guerre de Sept ans, le
troisième, sous les Jacobins, plus de vingt ans.
Ce qui indique bien que le libéralisme est condamné – le libéralisme économique, et, donc, le libéralisme social et le libéralisme politique qui en dépendent – c’est ce
qui se produit aux Etats-Unis. Nos nigauds, libéraux et démocrates, qu’ils soient dans la
résistance, dans la collaboration germanophile ou dans les collaborations algéroises, ne
remarquent pas que la crise de 1929 a tué le libéralisme dans son lieu d’élection, en
Nord-Amérique.
Certes, le New Deal a plus ou moins échoué dans toutes les demi-mesures où il
s’est réduit, mais la tendance à l’intervention dans tous les domaines du jeune et neuf
Etat américain n’a pas diminué ; tout au contraire, l’Etat a monstrueusement profité de
la guerre. Pourra-t-il jamais lâcher prise ? J’en doute, c’est pourquoi je ne crois guère
au retour, tout au moins durable, des républicains. Ou bien, s’ils veulent rester, les
républicains seront obligés de faire ce que font les démocrates. En Angleterre, ce sont
les conservateurs qui sont contraints d’accroître l’étatisme.
Voyez les progrès de l’Etat américain dans le domaine économique. Sur 19 milliards de dollars investis dans la production de guerre, 16 le sont par l’Etat. Et l’Etat
suit ses investissements : il se fait lui-même producteur. Les 9/10 de l’industrie aéronautique sont en ses mains propres : 500 usines faisant des avions sont construites et
gérées directement par lui. Dans l’industrie de l’acier, 10% des intérêts sont contrôlés
par lui. Voilà qui paraissait encore tout à fait impossible en 1918, dans le pays par
excellence du « laisser faire ».
L’Etat américain a observé l’Etat russe, et voyant que celui-ci réussissait, il a
pris modèle sur lui, il a pu prendre aussi modèle sur l’Etat allemand en certains points.
L’Etat américain s’est dit : « Je peux réussir aussi bien que les particuliers... Dans
l’Oural et en Sibérie, le préjugé libéral de l’incapacité économique de l’Etat est aboli ».
L’état de guerre permanente, l’état de révolution permanente dans les Empires
du XXe siècle bouleversent les rythmes du travail, les rapports de commandement et
d’obéissance, la perspective des passions. Si l’Etat réussit, c’est qu’il emploie d’autres
méthodes que celles qui lui permettaient autrefois de régir le monopole des allumettes,
ou que préconisaient et appliquaient un Colbert ou un Frédéric II. La méthode des
trusts russes, nous voudrions bien la connaître dans son détail vivant, dans ses éléments
de souplesse et d’autonomie, ses ressorts aristocratiques. Pour pouvoir la comparer
avec la présente méthode allemande, avec la présente méthode américaine.
Pour le moment, le capitalisme ne perd pas tout au développement de l’Etat, loin
de là, bien au contraire. Les socialistes sincères peuvent se demander avec effroi si le
capitalisme n’est pas en train d’assimiler habilement le socialisme, pour s’en faire un
nouveau moyen de domination, somme toute beaucoup plus puissant et inattaquable,
parce que conscient, calculé, savamment camouflé, que ses spontanéités du début du
XIXe siècle. On le voit en petit à Vichy, on le voit en grand à Washington.
Dans cette ville, qui est maintenant de plus d’un million d’habitants – bureaucrates ou courtisans de bureaucrates – après n’avoir été longtemps qu’une ville aux allures coloniales et provinciales, de quelques centaines de mille, que le siège d’un faible
gouvernement fédéral, le War Production Board, qui est tout puissant, et que Roosevelt,
en vue de l’efficacité, a livré aux représentants les plus typiques du grand capitalisme,
distribue 70% des commandes de plus de 100 000 dollars aux cent plus grandes firmes.
En conséquence, le Bureau antitrust est mis en sommeil, et c’est sans doute en
vain que la Chambre des représentants constitue un Comité de défense de la petite et
moyenne industrie.
Comment tout cela finira-t-il ? Mais pourquoi tout cela finirait-il ? Il y a encore
pour des années de guerre en Europe ou en Asie. Certains se flattent que l’Etat doive
plus tard se débarrasser de toutes les affaires qu’il s’est mises sur les bras ; le fera-t-il ?
Le capitalisme qui y retrouve si bien son intérêt ne préférera-t il pas continuer la nouvelle et merveilleuse combine ?
Etatisme des capitalistes en Amérique, ou capitalisme de l’Etat russe ? A quelle
sauce voulez-vous être mangés, antiques libéraux, et vous, gentils socialistes qui
essayez de faire une distinction entre étatisme économique et totalitarisme philosophique et politique ? Et vous, naïfs corporatistes plus ou moins chrétiens ? Pour le « prolétariat », pour les « classes moyennes » (vous rappelez-vous encore ces expressions d’un
autre âge ?), cela leur fait une belle jambe que l’Etat, investi et pénétré par le grand
capitalisme, maintenant un peu conscient et organisé politiquement, soit remplacé par
un unique capitaliste qui est l’Etat, mais qui, comme les anciens capitalistes, ignore
l’homme et l’humanité, la mesure, la raison, et qui soumet tout à son désir aveugle de
persévérer dans son être formidable, et qui, mieux que les anciens capitalistes, détient
non seulement les leviers policiers et politiques, mais les religieux, les philosophiques,
etc., etc.
Un autre aspect du jeune étatisme américain-anglais doit retenir notre attention,
à nous autres européens, car il nous menace directement : ce sont : 1°) les nouveaux
organes du commerce extérieur, et 2°) les nouveaux organes politiques constitués en
vue de surveillance et d’intervention dans toute l’économie mondiale.
1°) Tout le commerce extérieur britannique est maintenant contrôlé par l’United
Kingdom Commercial Corporation ; aux Etats-Unis, un pareil instrument étatique est
large. C’est dire que le commerce, avec l’étranger, de ces empires n’est plus le fait
direct et anarchique des individus et des groupes ; c’est dire que seuls les groupes très
forts agissent encore par un intermédiaire qu’ils dominent, il est vrai, mais qui altère
aussi leurs menées par ses dispositions et ses méthodes collectives ; c’est dire que le
commerce extérieur de l’Empire britannique et de l’Empire américain cherchent à ressembler au commerce extérieur de l’Empire russe.
Ceci n’apparaît pas à nos libéraux anglophiles et américanophiles, ni non plus à
nos combinards de même acabit ! Ils ne conçoivent pas qu’en cas de succès américainanglais, leurs positions dispersées seront assaillies par une armée motorisée et cuirassée,
marchant au doigt et à l’œil. Et que leurs profits ne seront pas ceux qu’ils pourront
ajuster par la ruse et le débrouillage avec ceux de tel ou tel individu pareil à eux, mais
réglés une fois pour toutes et imposés par de puissants organes appuyés sur les Etats
américain-anglais et disposant de tout leur déploiement politique. Les petits Français
resquilleurs n’auront plus affaire avec des Anglais, des Américains ou des Russes, mais
avec l’Etat et l’Empire anglais, américain ou russe. Ils seront donc plus écrasés que
jamais… Mais quel est le rêve d’un Français, quand ce n’est pas seulement un brave
combattant idéaliste et ignare en matière d’intérêts et de profits ? C’est de devenir le
dépositaire, l’agent local, d’une grande firme anglaise ou américaine, c’est-à-dire gardechiourme dans la chiourme économique où seront tous ses compatriotes.
2°) D’autre part, il y a de ces grands organismes dont le nom échappe à ma
mémoire, constitués par les « alliés » pour travailler le monde politiquement par le
moyen économique.
D’abord, le mécanisme du Prêt et Bail, et ensuite le mécanisme énorme appliqué
à la reconstruction dont les initiales sont cinq ou six, terrible moyen de contrainte économique, sociale et politique qui laissera vite derrière lui la légende de l’Inquisition
médiévale. Que pèseront devant cet organisme le pauvre consommateur français isolé –
le pauvre producteur français autour de qui on brisera en un tour de main les défenses
esquissées par le corporatisme vichyssois – le pauvre Etat français accablé de dettes, de
servitudes, de réquisitions, de réparations, et représentant une surface si étroite de matières premières, d’équipement et de production ? N’oublions pas que nous n’avons plus
de machines ou qu’elles sont totalement déclassées.
Alors que les Etats-Unis produisent cette année 90 à 100 millions de tonnes
d’acier, quel langage infantile ou sénile venez-vous tenir en face de ce mastodonte, vous
qui n’en faisiez que 6 ou 10 millions ? Comment pouvez-vous prétendre être son
« allié », c’est-à-dire son égal ? Comment pouvez-vous croire qu’il peut vous « libérer » ? Les Empires n’ont pas d’alliés véritables, ils ont des auxiliaires, des satellites,
des vassaux ; et ils ne libèrent pas, ils substituent, à la domination d’un autre Empire, la
leur... Ils voudraient faire mieux, ils ne le pourraient : l’aigle ne peut faire l’amour avec
le moineau, il ne peut que le déchirer du moindre coup de bec.
Vous, quarante millions, vous serez traités comme les quarante millions de Brésiliens. Vous serez rangés dans l’ordre des « Alliés ». Oui. Savez-vous ce que Rome
appelait ses « alliés » ? Leur privilège ne pesait pas lourd et ne durait pas longtemps, au
regard du négoce des chevaliers romains.
Vous serez la colonie européenne d’un empire extra-européen. Certes, vous
aurez votre drapeau, votre armée, votre gouvernement, toutes les apparences dont vous
pouvez rêver. On vous comblera de tous les faux-semblants que votre naïveté ou votre
hypocrisie peut souhaiter. N’empêche que vous serez d’abord occupés au moins aussi
longtemps que vous l’aurez été par les Allemands : les Anglo-Américains ne cachent
nullement qu’ils leur faudra occuper plusieurs années tout ce qu’ils pourront de
l’Europe. Cela se dit ouvertement à Washington, Londres, Stockholm et Lisbonne.
Ensuite, il faudra que vous absorbiez un peu de cet acier pléthorique des Etats-Unis,
entre autres denrées.
Comment le paierez-vous ? Cela, c’est autre chose.
Il faut distinguer entre l’intention impériale des Etats-Unis et sa chance de réussir. Je crois bien que, après quelques années, cette intention échouera. D’abord, parce
que là où elle aura pu prendre pied en Europe, elle devra se replier devant le progrès
russe. Ensuite, parce qu’elle est fondée sur une conception tout à fait anachronique de
l’économie mondiale.
Les Américains se reposent encore sur les idées suivantes :
1°) Il y a des pays privilégiés grâce aux matières premières dont ils abondent ;
2°) Il y a des pays privilégiés grâce au développement complexe de leur industrie.
Au milieu du XXe siècle, ces deux idées ne valent plus guère, car :
1°) Les matières premières qui manquent sont remplacées par des matières de
remplacement ;
2°) Tous les pays se font des industries complexes.
Ces deux idées nouvelles en sous-entendent deux autres :
1°) Le commerce mondial fondé sur les différences de niveau économique tend à
devenir inutile à mesure que ces différences sont réduites par le développement industriel universel ;
2°) Il est remplacé par des autarcies continentales.
Certes, toutes ces nouvelles sentences du destin n’ont pas immédiatement un
effet absolu. Et, pendant quelque temps, l’abondance des « matières premières », des
matières naturelles, vaudra du prestige et des facilités à leurs détenteurs. A ce point de
vue, il faut constater avec tristesse la pauvreté de l’Europe. Les Européens comprendront trop tard qu’ils ont eu bien tort de ne pas aider les Allemands à leur garder l’Afrique, et à leur assurer l’Ukraine et le Caucase.
De ce point de vue, il faut aussi remarquer que ce qui, d’abord, va tuer la prétention américaine-anglaise, c’est l’existence d’un complexe aussi riche et plus riche que le
complexe américain, le complexe russe. Américains et Anglais se donnent un mal de
chien pour empêcher la création du complexe européen, de l’autarcie européenne, mais
ils travaillent de toutes leurs forces au développement du complexe russe, de l’autarcie
eurasiatique.
Pour en revenir à la France, si nous lui appliquons toutes ces considérations,
nous conclurons qu’elle sera dans l’autarcie allemande ou russe, mais ne sera pas dans
l’autarcie américaine. S’il y a tentative de l’assimiler à l’autarcie américaine, l’autarcie
européenne, reprise en main par les Russes, la reconquerra tôt ou tard.
Pourquoi achèterions-nous hors d’Europe, et avec quoi, du pétrole américain, du
coton américain, du tabac américain, des machines américaines, alors que les usines
allemandes ou russes peuvent nous les livrer ? Ce serait meilleur marché ? La notion
du « meilleur marché » a été bouleversée en Russie et en Allemagne, et maintenant, ce
bouleversement vaut pour toute la terre. Il ne s’agit plus de ces mythes inhumains, du
prix de revient, du profit, des économistes bourgeois du XIXe siècle ; il s’agit de l’intérêt du consommateur. Or cet intérêt n’est plus considéré comme économique, mais
comme politique. Par exemple, le peuple russe a préféré marcher pendant vingt ans
sans godasses plutôt que de s’asservir aux fabricants de godasses américains, ou de soumettre sa renaissance politique à son bien-être économique. Il a préféré le canon au
beurre, comme le peuple allemand. Finalement, ceux qui ont eu des canons auront du
beurre.
Nous, réduits à quarante millions, nous n’aurons plus jamais de canons à nous.
On ne nous permettra plus de vivre isolés, et nous n’aurons de canons que ceux que
nous trouverons dans un empire, et de beurre que celui que nous trouverons dans un
empire.
L’empire qui primera en Europe, Allemagne ou Russie, ne nous laissera pas
longtemps aux mains d’un empire non européen.
Finalement, le rêve d’impérialisme américain, copié sur l’ancien impérialisme
anglais, s’écartera de l’Europe. Peut-être y a-t-il déjà renoncé. Les Américains se consoleront en faisant une autarcie américaine nord-sud. Seulement, ils tâcheront d’y
englober le Pacifique, l’Afrique et le Moyen-Orient. C’est pourquoi ils se bagarrent
encore avec l’Allemagne, et se bagarreront avec les Russes.
Nous avons été incapables de défendre pour l’Europe notre portion d’Afrique.
Nous avons craint d’y introduire les Allemands pour qu’ils nous aident : mais maintenant les Russes remplacent les Allemands contre les Anglo-Américains.
La Russie relève l’Allemagne en Afrique, et, à Alger, défend les intérêts de sa
future Eurasie contre les Empires saxons. J’aurais préféré que Français et Allemands y
défendissent l’Europe et empêchassent ainsi cette autre intervention extra-européenne.
Je souhaiterais que l’idéal d’un socialisme humain et souple pour l’Europe, en
face de l’étatisme capitaliste de l’Amérique et du capitalisme d’Etat russe soit représenté par l’Allemagne, sous une forme révolutionnaire.
Les masses ne peuvent s’ébranler pour la défense de l’Europe que si le mythe
d’Europe et le mythe du socialisme se sont clairement unis et si cette union se manifeste
par des actes décisifs.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire.
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