Un atelier-philo en SEGPA - SPIRALE Revue de recherches en

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Table ronde1 animée par Nicole BLIEZ
UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
Professeur de philosophie et psycho-pédagogie en AIS au centre IUFM de
Lille, j’ai en charge les maîtres F qui travaillent avec des élèves de SEGPA. Depuis
l’année 2000, j’assure dans ces classes2 une formation à la conduite d’ateliers de
philosophie (que nous appellerons ateliers-philo). J’ai réuni, en juillet 2004, cinq
enseignantes spécialisées, qui ont suivi soit cette formation, soit un des stages de
formation continue sur ce thème. Ces enseignantes mènent des ateliers philosophiques dans leurs classes. Je leur ai demandé de dresser un bilan de leur expérience.
Quatre d’entre elles enseignent en SEGPA, la cinquième en milieu carcéral.
Karima M. est enseignante en SEGPA depuis 4ans. Durant sa formation elle
a découvert les ateliers philo, elle n’avait pu auparavant imaginer qu’il était envisageable de mener des ateliers philo en SEGPA. Elle a consacré son mémoire professionnel au rapport au savoir qui peut s’instaurer pour les élèves de SEGPA lorsqu’on met en place de tels ateliers. De retour sur le terrain elle a ouvert un atelier
philo avec des 6eme à Roubaix.
Nathalie D. exerce depuis quatre ans. Elle a reçu dans sa classe des stagiaires
qui venaient expérimenter des séances de philo avec ses élèves. Cela l’a conduite à
suivre ensuite un stage de formation sur ce thème. Elle mène des ateliers philo en
5ème à Lille
Nathalie B. exerce depuis dix ans. Elle a découvert la philo pour enfants dans
les mêmes circonstances que ses collègues, puis a fait le stage. Elle a mis en place
l’atelier avec des 4ème et des 3eme. Cette année elle le mène également avec des groupes de 6ème et 5ème
Isabelle R. a, elle, re-découvert la philosophie avec l’ouvrage Le monde de
Sophie3. Elle avait gardé un très bon souvenir de la philosophie en classe terminale.
Elle a fait le stage et mène un atelier avec des 6ème.
Françoise L. est enseignante à la maison d’arrêt de Loos, au quartier femmes.
Elle travaille avec des personnes en situation d’illettrisme. Pour elle, les apprentissages à mettre en place ne s’arrêtent pas au lire/écrire. Elle oeuvre à faire retrouver à
1
NDLR : Cette contribution ne répond pas aux normes universitaires en usage. Il nous a toutefois
semblé utile de l’ajouter à cette livraison. Elle donne une image fidèle des raisons qui conduisent des
enseignants du premier degré à s’engager dans l’aventure des ateliers-philo et des difficultés qui
jalonnent cette aventure.
2
Voir dans ce numéro l’article « L’atelier philosophique, un lieu pour penser le rapport au savoir »..
3
Gaarder J. (1991) Le monde de Sophie. Paris : Seuil.
SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2005 N° 35 (99-109)
Nicole BLIEZ et alii
ces femmes la confiance dans la pensée et la capacité de penser. Elle a fait le stage
et mis en place l’atelier avec son groupe.
Ce sont leurs échanges qui sont ici rapportés4.
LA DÉCISION INITIALE
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de mettre en place cet atelier ? Vous avez
suivi le stage de formation, mais c’est vous qui avez décidé cette mise en place dans
vos classes. Qu’est-ce qui a fait le déclic ?
ND : J’avais constaté que, quand je demandais à mes élèves leur avis, ils répondaient : « ma mère dit… mon père dit… le prof dit… ». Comment faire pour
qu’ils pensent par eux-mêmes ? La philo est une solution, un moyen pour qu’ils
disent : « moi je dis… ».
Ce serait donc un dispositif pour apprendre à penser par soi même.
IR : L’intérêt des élèves pour cet atelier a été important pour moi. C’est, pour
eux, quelque chose de magique de faire ce travail et ils apprécient de se retrouver
ensemble pour penser. Ils ont l’impression d’être écoutés, de pouvoir parler. J’ai
trouvé que les résultats étaient quand même plus profonds que lorsqu’on les laisse
parler un peu au hasard de ce qui se passe.
NB : Quand j’ai reçu les stagiaires et qu’ils ont commencé la philo, j’ai vu
mes élèves déstabilisés et cela m’a intéressée. Lors des séances, les élèves étaient en
attente d’une réponse, ils étaient étonnés de voir que je n’avais pas de réponse toute
faite et tout aussi étonnés de découvrir qu’eux-mêmes avaient peut-être un morceau
de la réponse.
KM : Pour moi cela s’est croisé avec un nouvel intérêt personnel pour la philo. J’en ai fait en terminale, et je n’en ai pas gardé de vrai souvenir. J’ai donc
l’impression de la redécouvrir, c’est une autre manière de voir la philo qui se fait en
stage. Il y a eu deux intérêts qui se sont croisés : un intérêt personnel et celui des
enfants. J’ai eu envie de partager mon plaisir avec les élèves.
Toi, F, tu disais que ce que tu souhaitais c’est qu’ils redécouvrent la jouissance de penser ?
FL : Oui il y avait deux points : l’apprentissage, ou plutôt le réapprentissage
de la lecture. Je refuse de passer par des textes enfantins avec ces femmes, je veux
travailler sur de vrais textes, de la vraie littérature, donner accès à de grands textes à
mes élèves. En travaillant ces textes-là, elles lisent vraiment. D’autre part, il y a le
fait qu’on ne leur a jamais permis de dire : « je pense », de dire « je », de faire exister leur pensée. Les faire penser, les faire travailler, c’est leur faire confiance. J’ai
des élèves à qui cela n’est jamais vraiment arrivé et la philo permet cela.
4
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NDLR : le style oral des échanges a été largement conservé à quelques retouches près.
UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
LE FONCTIONNEMENT DE L’ATELIER DANS LA CLASSE
Comment est-ce organisé dans la classe ? Il n’y a pas de moment institutionnel normalement intitulé « philosophie » dans les instructions en SEGPA. Comment
avez-vous trouvé la cohérence avec les programmes. Comment se déroule le moment philo dans la classe ?
KM : Sur le plan des programmes, on arrive toujours à trouver des compétences à construire avec les élèves, par exemple en éducation civique, ou du point de
vue de l’apprentissage de la parole collective. Nous avons à travailler sur le débat en
français. Avec la lecture des textes, on peut justifier ce travail sur le plan institutionnel mais, au delà de tout cela, je vois la réaction des élèves et ce que cela peut
leur apporter. Ils me réclament ce moment là. Dans ma classe, cela se fait une fois
par semaine et lorsque je ne le fais pas, les élèves le demandent. Bien sûr, ce ne
serait pas suffisant pour le justifier mais c’est avec ces réactions là que j’ai vu qu’ils
savaient que cela leur apportait quelque chose. Au début j’ai commencé avec la
classe entière et j’ai occupé tous les postes du débat : président, secrétaire. Mais cela
s’organisait difficilement. J’ai scindé le groupe en deux et cela a fonctionné beaucoup mieux. Les échanges étaient meilleurs, j’avais 8 élèves par groupe. Et à la fin
de l’année, je suis revenue à la classe entière, cela été beaucoup plus facile.
IR : Dans les I.O., on peut se référer à la maîtrise de la langue orale, c’est
important. Je propose de mettre les chaises en cercle. Quand j’étais en classe de
philo, jamais un professeur n’a laissé sa place à un élève pour mener la séance donc
j’estime que c’est à moi de mener la séance. Beaucoup participent mais c’est un
groupe où il y a toujours trois, quatre élèves qui ne prennent jamais la parole, même
sollicités. Ce sont des élèves qui sont bons dans d’autres matières mais là ils sont
complètement perdus, ils ne savent pas quoi répondre, c’est trop abstrait pour eux.
Sinon, prendre la parole ne pose pas de problèmes, attendre, ne pas intervenir. Parfois, il arrive — ce n’est pas fréquent mais c’est très agréable — qu’un élève dise :
« moi je voudrai revenir sur ce que X vient de dire ».
KM : J’ai aussi remarqué que certains élèves considérés comme bons, très
studieux en classe, étaient complètement déstabilisés dans cet atelier et à l’inverse
d’autres beaucoup moins scolaires, sont les premiers à être intéressés. C’est vrai, il y
un rapport complètement différent au savoir.
LA CIRCULATION DE LA PAROLE
Prenons un moment pour réfléchir à cet aspect-là : des élèves ne prennent
pas la parole lors de l’atelier philo et sont par ailleurs bons élèves. Est-ce que cela
se passe ainsi pour toutes ?
FL : Pour moi ce n’est pas entre les personnes que se fait la différence c’est
pour la personne elle-même. Elle peut sortir de ce schéma qu’elle a du rôle de
l’élève pour se donner le droit de penser, se donner d’autres capacités dans cet atelier-là. Mes élèves pensent que la classe c’est fait pour compter, pour lire, et elles
savent que sur ce point-là elles ne sont pas terribles, elles ne croient pas que, dans
ces disciplines-là, elles peuvent devenir bonnes. Mais avec la philo, avec les études
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Nicole BLIEZ et alii
de textes, elles se donnent ce droit, elles donnent le droit à cette autre part de leur
personne d’émerger, de s’exprimer. On ne les a jamais interrogées sur ce qu’elles
pensaient
ND : Dans mon groupe de 6ème/5ème, je trouve trois catégories d’élèves : certains ont des capacités de raisonnement et ils s’épanouissent dans ces activités de
débat où on refait le monde. D’autres sont bons scolairement et n’admettent pas
qu’on passe une heure à faire de la philo parce que ce n’est pas des maths, pas du
français, on parle et cela ne sert à rien. Et enfin il y a ceux qui sont complètement en
retrait parce qu’ils ne voient pas où on veut en venir, ils ne voient pas ce qu’on
attend d’eux
Et toi, IR, tu as des 6ème, constates-tu cela aussi ?
IR : Depuis que je « fais » l’atelier philo avec eux, j’ai toujours constaté qu’il
y a des élèves qui ne parlent pas et d’autres oui. Il y en a qui ne prennent pas la
parole mais ils écrivent quand on fait le bilan
As-tu pu leur faire expliciter ce silence ou l’as-tu accepté ?
IR : Certains, c’est vrai, ne comprennent pas où on veut aller et ce qu’on attend d’eux, ils ne voient pas les objectifs et parfois dans leurs écrits ce n’est pas
vraiment leur réflexion qu’on retrouve, ils reprennent des exemples
Ils n’arrivent pas à dépasser les exemples, à voir le général sous le singulier ?
IR : Oui
ND : J’ai remarqué qu’il y a des élèves qui cherchent la bonne réponse pour
me faire plaisir. Qu’est-ce que j’attends ? Parfois ils m’écoutent et ils vont reprendre
une partie de ma phrase, ils vont se dire : « ah bon elle pense cela, donc on va penser cela aussi ». Au bout d’un temps cela devient un peu différent mais il y a tout un
travail à faire. Certains ne peuvent pas parler parce qu’ils ont encore peur que ce
qu’ils pensent ne soit pas la bonne réponse. Ils sont très scolaires à ce niveau-là. J’ai
ai aussi des élèves qui disent n’importe quoi, pour faire rire, surtout en début
d’année puis cela se calme
Et que fais-tu de ce « n’importe quoi » ?
ND : Je demande aux autres : « vous en pensez quoi ? ». Il y en a toujours
qui vont répondre : « oh là il dit n’importe quoi pour faire l’intéressant ! ». Ils se
recadrent entre eux en fait. J’en avais un de cette sorte cette année : il était tellement
content d’avoir la parole, il disait n’importe quoi, mais les autres arrivaient à lui
dire : « allez, tu t’arrêtes ».
Je voudrais revenir sur ce que disait KM : tout à l’heure, ses élèves réclament
le moment philo. Je me suis aperçue d’une chose : on a travaillé sur le thème de la
mort et quand on a fait le bilan, les élèves ont dit « avant, on n’y pensait pas, on était
bien. Avec vous, maintenant, on y pense et on a peur, cela nous a fait penser à des
choses qu’on n’avait pas envie de penser ». Du coup on a retravaillé sur l’idée de la
mort avec Epicure qui expose pour quelles raisons il ne faut pas avoir peur de la
mort, nous sommes restés plus longtemps que prévu là-dessus, et ils sont arrivés à
l’idée qu’il ne fallait pas avoir si peur.
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UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
QU’EST-CE QUI SE PRODUIT DANS L’ATELIER ?
QUELS SAVOIRS ?
Quels sont vos objectifs prioritaires ? Quand et à quelles conditions êtesvous satisfaites quand vous menez cet atelier ? Comment se justifie-t-il à vos yeux ?
FL : Je me souviens qu’une fois, au terme d’une séquence, les femmes ont
dit « ah ! on est fatigué aujourd’hui, c’était bien, on a pensé ! ». Elles avaient pensé
« pour de vrai » c’est quand même formidable au bout de trois heures de les entendre dire cela.
Là, tu avais atteint ton objectif ? Tu nous as dit au début : « je veux qu’elles
retrouvent l’activité de penser ». Là, effectivement, il y avait chez elles une conscience de ce qu’elles étaient en train de faire.
KM : Je rejoins FL et c’est pendant l’atelier philo que je vois le plus les élèves réfléchir.
Et quel indicateur as-tu ?
KM : Ce n’est pas facile de répondre. Je le perçois par exemple quand un
élève dit quelque chose et qu’un contradicteur demande la parole.
Tu dis « contradicteur » et Isabelle se disait aussi contente quand un élève
dit « je voudrais revenir sur ce que disait X ». La pensée de l’un suscite la pensée de
l’autre
FL : Et c’est aussi les pensées qui se tissent entre elles. Mes élèves disent au
bout d’un certain temps d’atelier : « quand tu dis cela, tu fais référence à quoi ? ».
Le problème pour moi tient au fait qu’elles sont en prison et que tout est ramené à
l’incarcération. Certaines arrivent à dire : « il faut qu’on pense en dehors de la prison, qu’on pense comme si on était dehors, comme si on était normales », et l’une
parfois arrive à sortir l’autre d’une logique de pensée fermée. Je trouve ces moments
là très intéressants.
ND : Cela me fait penser à ce qui se passe dans ma classe. J’explique
qu’habituellement on fait de la philo en terminale. Ils sont tellement habitués à dire
« nous on est les tarés du collège » ! Je leur dis « vous voyez bien que non, on vous
apprend à réfléchir, c’est un plus par rapport aux élèves du collège », cela les sort de
leur monde fermé de SEGPA.
Vous êtes deux à dire « cela les fait sortir de quelque chose de fermé »
ND : Oui, ils sont comme enfermés dans cette idée-là : « on est dans le spécialisé parce qu’on a des problèmes, on n’est pas comme les autres » et nous leur
offrons clairement un lieu pour s’exprimer et construire leur pensée.
IR : Quand on aborde un thème avec eux, on obtient d’abord leur premier jet.
Puis, quand il y a eu toute la réflexion, c’est là que c’est jouissif car il y a vraiment
une deuxième expression et elle a nettement évolué. Par exemple, « être libre », ce
n’est plus « sortir avec les copains », c’est « pouvoir faire des choix », là on se dit
qu’il y a eu un cheminement et ils sont contents eux aussi de voir qu’ils changent de
façon de penser, il sentent qu’ils sont allés plus loin.
ND : Quand ils se sont enrichis, ils le sentent, oui, ils voient qu’il y a des auteurs qui disent des choses proches de ce qu’ils disent eux, qui ont réfléchi sur les
mêmes choses qu’eux, qu’ils font partie d’un ensemble.
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Nicole BLIEZ et alii
IR : Et c’est parce que cet atelier existe qu’ils ont pu faire ce chemin, ce n’est
pas dans la cour de récréation qu’il le font. Ils sont demandeurs, oui c’est vrai. Si un
jour je leur dis : on ne va pas faire philo aujourd’hui, ils sont mécontents.
KM : Là, ils ont vraiment la parole. C’est ce que j’ai ressenti très fort. Dans
l’atelier philo, ils peuvent vraiment exprimer leurs pensées. Pour certains ils se
sentent libérés : « ah, on n’est pas obligés de penser comme la prof ». Ils demandent
malgré tout « et vous, Madame, vous avez la réponse ? Qu’est-ce que vous pensez ? ». J’insiste sur cet aspect de l’atelier : c’est la pensée des élèves et pas la
mienne et je pense que c’est aussi cela qui les attire, le fait qu’ils puissent penser
différemment de moi.
ND : Quand mes élèves me demandent si j’ai la réponse, je leur dis : « non,
je vais y réfléchir avec vous » et ils se disent que je suis comme eux, je ne suis pas
« le maître »
IR disait tout à l’heure : « ils ont conscience qu’ils ont un élément de la réponse ». KM dit : « ils n’ont pas à penser comme nous ». Alors quel est votre positionnement dans ces ateliers ? Qu’est ce qui vous semble relever de votre responsabilité de maître et comment intervenez-vous dans le débat : en cours de discussion ?
A la fin ? Comment cela se termine-t-il ?
FL : Tout à l’heure tu nous demandais quand nous étions contentes dans ces
ateliers. Je suis assez contente quand je vois que les femmes ont produit — et
qu’elles vont pouvoir écrire — quelque chose qui est cohérent. Le jour où nous
avons travaillé sur la liberté, ce n’était pas évident de sortir du couple liberté-libération. Quand on est en prison, la liberté consiste toujours à passer la porte, Mais ce
jour-là, nous sommes arrivées à un schéma en triangle, les trois faces de la liberté :
la liberté chez le juge, la liberté dans la société et ma liberté personnelle. Mon rôle
n’a pas été de dire ce qu’est la liberté mais de percevoir le plus correctement possible ce que mes élèves disaient de façon à pouvoir le leur restituer par un écrit. Je
prépare toujours quelques textes sur le thème pour les leur restituer et mon travail
est de permettre qu’une mise en forme les aide à continuer à avancer. Je n’ai pas une
réponse. J’essaie de travailler la question avant l’atelier mais je ne suis pas une
spécialiste de la philosophie. Par ailleurs, il y a tout un pan de la vie des personnes
avec qui je travaille, que je ne peux pas partager. Je cherche les outils qui vont leur
permettre d’avancer. J’interviens si elles disent des énormités.
Tu t’effaces derrière les réponses des philosophes ?
FL : Ah oui !
Françoise, leur maître, ne pense pas devant ses élèves, ne produit pas
d’idées devant elles ?
FL : Si quand même…, c’est compliqué…
Finalement que fait Françoise pendant que ses élèves sont en train de penser ?
FL : Elle donne des outils.
ND : C’est vrai aussi pour les autres situations d’apprentissage. Nous, nous
donnons des outils et eux apprennent. Nous les accompagnons, mais eux n’ont pas
cette vision-là de nous, ils attendent qu’on leur apporte le savoir. Je trouve que la
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UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
philo entre bien dans notre façon de faire. Ils vont bien voir qu’en philo, on n’a pas
une réponse unique. Et je trouve que cela aide bien en maths, en français, ils voient
mieux que nous n’allons pas leur apporter la solution et que c’est à eux de la trouver.
Dans un débat, vous ne donnez pas vos propres positions sur une question ?
IR : Moi, je ne leur dis jamais ce que je pense. Peut -être parce que souvent
je n’ai pas ces réponses. Je suis là pour les amener à trouver leurs réponses. La philo, cela a été une année de découverte pour moi, je me suis posé plein de questions… Donc à eux de trouver des éléments sur un thème comme la liberté ou le
bonheur. Ils le peuvent.
NB : Je reformule ce qu’ils disent ou j’essaie de le leur faire expliquer quand
ce n’est pas clair pour les autres. Mais je ne donne jamais une réponse très personnelle parce que je ne voudrais pas qu’ils la prennent pour argent comptant. Si on la
propose au milieu des échanges, ils vont dire « bon c’est fini », si on la propose à la
fin, ils vont dire « pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour donner la réponse ? ». Je les laisse donc parler, je les aide à avancer. Chez les plus jeunes, on
part souvent d’exemples concrets et la discussion se construit. Je les laisse se
confronter avec leurs idées, mais je leur demande qu’à la fin ils soient d’accord sur
quelque chose
FL : Finalement « que fait Françoise et est-ce qu’elle pense devant ses élèves ? ». Oui quand même. C’est moi qui choisis les outils avec lesquels on va travailler et c’est déjà un vrai cadre de pensée. Les débats ne partent pas dans tous les
sens et, quand j’ai envie d’ajouter un texte, je réoriente. Donc, en fait, j’interviens
beaucoup et c’est bien avec ma pensée à moi. Et quand je prévois un débat, je le
pense à l’avance en fonction de ce que moi je crois, de ce que j’ai lu. Laisser chacun
repartir avec ce qu’il veut, non cela je ne l’accepte pas. Par exemple je ne vais pas
laisser repartir mas élèves avec l’idée que la liberté c’est « quand je vais sortir de la
prison ».
Comment se fait le travail de conceptualisation ?
IR : C’est là que se situe notre rôle : apporter d’autres éléments que ceux
dont ils disposent spontanément. Cela dépend aussi des thèmes. Sur le bonheur par
exemple, ils peuvent repartir avec cela : on a une idée du bonheur qui nous est spécifique, on a pris des choses chez les uns et les autres mais c’est notre liberté de
penser qui est importante
KM : C’est cela l’objectif finalement en philo. Pour le thème du bonheur,
moi j’ai eu le même problème, est-ce que l’objectif c’est d’arriver à les faire penser
et les faire conceptualiser sur leur idée du bonheur, ou est-ce de les amener à une
notion du bonheur qui est plus universelle ? Pour certains élèves le bonheur se rattachait beaucoup aux aspects matériels et pour d’autres, cela se rapprochait plus du
rapport avec la famille et de questions plus essentielles. Mon rôle était-il de les
amener vers cette idée ou bien le plus important est-ce de les faire réfléchir ? Est-ce
que nous devons accepter leur conception du bonheur quelle qu’elle soit ?
FL : J’ai la même question. La philo, ce n’est pas n’importe quelle pensée
sur n’importe quoi, c’est une construction. Quand on a travaillé entre adultes sur le
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Nicole BLIEZ et alii
bonheur, chacun avait sa conception du bonheur, nous ne sommes pas arrivés au
concept.
KM : Oui mais chacun a avancé par rapport à la problématique.
FL : Oui c’est vrai, on a cherché ensuite ce qui était spécifiquement philosophique dans ce débat.
Il y a eu un moment particulier au sein du débat ?
FL : Les textes ?
Oui. On a lu des textes pour relancer la réflexion des uns et des autres. Restons un moment avec ce questionnement-là : qu’est-ce qui doit être fait dans un
atelier philo ? Il ne s’agit pas seulement de laisser chacun dire ses idées sur le
thème en débat. IL faut arriver à définir un concept. S’agit-il d’apprendre à conceptualiser de façon générale ? Faut-il arriver à une certaine universalité par rapport
à des problématiques ? La philo, est-ce un moment de débat qui va permettre à
chacun d’arriver à savoir ce qu’il pense, à en être conscient tout en sachant que
c’est provisoire…
NB : C’est vrai que les élèves arrivent, chacun, avec leurs idées, elles peuvent être très concrètes. Sur la mort par exemple : ce peut être la mort du voisin la
veille. Le plus difficile c’est de les faire arriver à quelque chose d’universel. Leur
dire : « toi, tu penses cela, toi ceci et toi cela, finalement autour de quoi peut-on se
retrouver ? ». J’ai toujours souhaité sur les différents concepts sur lesquels on a
travaillé, que l’on se retrouve sur une phrase faite du travail des uns et des autres et
qu’ils repartent avec cela : pour nous aujourd’hui, ensemble voilà ce qui nous paraît
vrai sur ce thème-là.
IR : Les outils sont importants aussi. Travailler sur des textes et leur poser
des questions ensuite, cela fait assez souvent arriver à des résultats matériels. Mais
j’ai utilisé le tableau que tu nous as fait travailler en stage5, on arrive à des résultats
plus universels justement. Par exemple, quand on lit un texte comme des Goûters
Philo 6, les élèves sont tentés de reprendre les exemples du texte. Avec le tableau, on
obtient plus ce qu’eux-mêmes pensent sur la question. Récemment, un élève a dit :
« le bonheur c’est l’air qu’on ressent, qui remonte dans le nez et qu’on souffle
après », un autre : « le bonheur c’est le calme », d’autres : « c’est le plaisir » ou
« c’est être joyeux » ; je trouve que c’est autre chose que de dire : « c’est avoir une
maison, des animaux à soi »… Le fait de travailler avec ce tableau va orienter le
débat autrement. On part de leur propre réflexion par exemple « si le bonheur était
une couleur, ce serait… » et on va obtenir beaucoup de choses différentes.
Vois-tu pourquoi ?…
IR : On va plus vers des idées générales.
En fait c’est sans doute parce que le tableau est ainsi organisé, il leur fait
faire le travail de conceptualisation.
5
« L’approche métaphorique du concept » — in : Tozzi M. (1992) Apprendre à philosopher dans
les lycées d’aujourd’hui. Paris : Hachette.
6
Les Goûters Philo sont des petits livres thématiques pour aider des élèves de 8-12 ans à réfléchir.
Ils sont édités par les éditions Milan.
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UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
FL : Oui comme point de départ, pour éviter de redire ce que disent les autres, c’est vrai que ce tableau est intéressant. Mais la difficulté est de faire écrire.
Moi, je dois vraiment ne pas les lâcher sur l’écriture. Je dois presque les forcer pour
les faire écrire mais, ensuite, elles se rendent compte qu’au prix de cet effort, elles
arrivent à quelque chose. Après avoir utilisé le tableau métaphorique, on a pu aborder autrement le débat et les textes. J’essaye de faire passer l’idée qu’il faut apporter
sa pensée comme une pierre à la pensée universelle, à la pensée de l’humanité.
Et sur un travail comme le bonheur, avec des enfants, que serait « la pensée
universelle » ? A quoi reconnaissez-vous l’universalité, à quel moment pensez-vous
que vous êtes à cet endroit- là ?
IR : Pour moi ce serait le moment où la classe dépasse le stade du matériel
(le bonheur c’est d’avoir une maison, des animaux, une famille…) et arrive à l’idée
que le bonheur c’est « avoir de l’amour pour quelque chose ».
ND : C’est quand on a épuré les idées et que l’on tombe d’accord. Si à un
moment l’un dit « ah non, moi, je ne suis pas du tout d’accord avec ce que tu dis
là », alors on ne peut pas dire qu’on est dans l’universel, il faut retravailler.
KM : Pour moi, quand les élèves restent sur des conceptions matérielles, je
me dis : je n’ai pas le droit de considérer que cela vaut moins que ce que je pense
moi. J’essaie aussi de trouver avec eux les idées sur lesquelles ils se retrouvent. Pour
le bonheur, cela a été : « la conception du bonheur est individuelle et le bonheur est
invisible ».
NB : J’essaie d’arriver à un petit bout d’universel mais à quoi le reconnaître ?
J’essaie qu’ils soient au moins d’accord sur une définition du concept et que cela ait
du sens à mes propres yeux. Si ils aboutissaient à quelque chose d’insensé, je ne les
laisserais pas avec cela. Que l’on arrive à quelque chose d’un peu abstrait, qu’on
sorte du concret, du pur matériel ou de l’exemple, après ils chemineront.
On voit se dessiner quelque chose : un dépassement du monde des objets,
construit de façon collective…
ND : Et il y a une question de maturité aussi. Ils continueront ce chemin.
Moi, je ne veux pas leur apporter des définitions universelles : ce serait l’universel
avec ma maturité à moi.
FL : On s’est demandé tout à l’heure, à propos du bonheur, à quoi on peut
reconnaître qu’on est arrivé au concept. Je me dis que, peut-être, on arrivera à
l’universel quand on passera de l’exemple de ce qui rend heureux à la définition de
l’état heureux. Toi, tu seras peut-être heureuse avec des plantes et moi, avec de la
musique, ce qui est important c’est cette idée que ce n’est pas la valeur de l’objet
qui rend heureux c’est justement cet état qui est précieux. Là on sera dans quelque
chose de plus universel. Ai-je le droit de mépriser qu’on soit heureux avec une gameboy ? Cela dépend dans quel état cela met.
NB : Rechercher ce qui est pareil quand tout est différend ?
IR : Quel est cet état qui me fait dire : « là je suis heureuse » ? Ce ne sont pas
les mêmes causes pour moi et pour toi mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui est essentiel c’est qu’il y a bien un état auquel on aspire tous.
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Nicole BLIEZ et alii
Et les textes ? comment les utilisez-vous ? Est-ce que Spinoza est plus universel que Platon ? Ou Descartes que Montaigne ?
IR : J’ai remarqué que, quand on prend un texte plus « compliqué », on obtient des choses moins terre-à-terre que, quand on prend un texte des Goûters Philo.
En disant « compliqué » tu veux dire « complexe », tu désignes un texte philosophique ?
IR : Oui. Il y a toujours un ou deux élèves qui vont réagir à bon escient sur
ces textes et alors et on se dit : « mais qu’est-ce qu’ils font en SEGPA ? ». Par
exemple un élève a écrit dans son classeur de philo : « j’ai compris, dans ce texte de
Spinoza, que celui qui se laisse entraîner ne peut plus rien faire, il devient un esclave ».
FL : C’est vrai, avec Rousseau j’ai eu aussi des moments forts. Je me méfiais
de l’enthousiasme. J’ai fait deux fois la même leçon à deux groupes différents et
cela a « marché » deux fois.
IR : Plus c’est compliqué et plus cela les fait réfléchir. Les Goûters philo
sont des supports intéressants mais il y a trop d’exemples.
ND : Ce peut être un point de départ pour les amener ensuite vers des textes
philosophiques. Quand on travaille les textes, on a plus l’impression d’être vraiment
dans la philo. Avant c’est plus une causerie.
EN CONCLUSION
Finalement avec ces ateliers philo, quels apprentissages font essentiellement
vos élèves ?
KM : Ils apprennent vraiment à réfléchir.
IR : à trouver des arguments, à exprimer ce qu’ils pensent en respectant les
pensées de l’autre.
ND : Avant de faire les ateliers philo, je laissais l’argumentation de côté en
français, je ne savais pas comment l’aborder. Avec l’atelier, ils apprennent à demander des explications, à ne pas prendre une idée pour argent comptant. Cela ne
plait pas forcément aux autres professeurs d’ailleurs. Ils craignent que les élèves se
mettent tout le temps à argumenter…
FL : Et ils apprennent à penser par eux-mêmes, vraiment.
Pour finir, quelles sont vos questions maintenant ? Vous avez une, deux ou
trois années d’atelier derrière vous, quelles sont les questions pour lesquelles vous
savez que vous avez un travail de clarification à faire ?
KM : Je reviens régulièrement à la question de notre rôle : doit-on amener la
classe à des conclusions universelles et comment définir ces conclusions ?
FL : Moi, j’ai du mal à sortir de la situation, du contexte de la prison. Comment construit-on sa pensée librement en sortant de ces cercles fermés ?
ND : Il y a aussi la question des références, de la connaissance des auteurs. Il
y a un énorme travail de recherche à mener.
Est-ce que cela a changé quelque chose, pour vous, cet atelier ?
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UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
FL : Je ne sais pas si c’est la philo elle-même mais, dans le travail tel que je
le fais cette année, j’ai l’impression d’être en cohérence avec moi-même.
ND : Nous, NB et moi, avons découvert la pédagogie institutionnelle il y a
cinq ans et nous voyons une continuité entre cette façon de travailler avec les élèves
et l’atelier philo, une continuité par rapport à notre conception du métier, à notre
conception de la construction des savoirs
KM : Oui, au niveau de ma conception du métier, c’est cohérent avec l’idée
que je me fais de ce que doit être mon métier et du rapport que je dois avoir avec
mes élèves. Les amener à penser, c’est une de mes conceptions premières du métier.
Plus que dans d’autres disciplines ?
KM : Cela devrait être transversal mais c’est le sens de cette discipline-là.
IR : C’est une discipline épanouissante pour nos élèves et pour nous. Et encore plus pour ces élèves en grande difficulté. Là, ils ne commencent pas dans
l’échec.
ND : Il n’y pas de notion d’échec en philo. Mais il faut être très au point sur
ce qu’on pose comme objectifs, par rapport à la hiérarchie. Quelqu’un m’avait dit
« c’est très bien mais c’est de la rêverie de penser que nos élèves puissent y arriver », je lui ai montré que c’était faux, qu’ils travaillaient vraiment. La philo, ce
n’est pas la récré.
Ce sera le mot de la fin pour aujourd’hui
Nathalie BEAUSSAR
Nathalie DAVAL
Françoise LECLERC DU SABLON
Karima MESSAOUDI
Isabelle RABETTE
Pour le groupe Nicole BLIEZ
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