Un atelier-philo en SEGPA - SPIRALE Revue de recherches en

SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 2005 35 (99-109)
Table ronde1 animée par Nicole BLIEZ
UN ATELIER-PHILO EN SEGPA
Professeur de philosophie et psycho-pédagogie en AIS au centre IUFM de
Lille, j’ai en charge les maîtres F qui travaillent avec des élèves de SEGPA. Depuis
l’année 2000, j’assure dans ces classes2 une formation à la conduite d’ateliers de
philosophie (que nous appellerons ateliers-philo). J’ai réuni, en juillet 2004, cinq
enseignantes spécialisées, qui ont suivi soit cette formation, soit un des stages de
formation continue sur ce thème. Ces enseignantes mènent des ateliers philosophi-
ques dans leurs classes. Je leur ai demande dresser un bilan de leur expérience.
Quatre d’entre elles enseignent en SEGPA, la cinquième en milieu carcéral.
Karima M. est enseignante en SEGPA depuis 4ans. Durant sa formation elle
a couvert les ateliers philo, elle n’avait pu auparavant imaginer qu’il était envisa-
geable de mener des ateliers philo en SEGPA. Elle a consacré son mémoire profes-
sionnel au rapport au savoir qui peut s’instaurer pour les élèves de SEGPA lors-
qu’on met en place de tels ateliers. De retour sur le terrain elle a ouvert un atelier
philo avec des 6eme à Roubaix.
Nathalie D. exerce depuis quatre ans. Elle a reçu dans sa classe des stagiaires
qui venaient expérimenter des séances de philo avec ses élèves. Cela l’a conduite à
suivre ensuite un stage de formation sur ce thème. Elle ne des ateliers philo en
5ème à Lille
Nathalie B. exerce depuis dix ans. Elle a découvert la philo pour enfants dans
les mêmes circonstances que ses collègues, puis a fait le stage. Elle a mis en place
l’atelier avec des 4ème et des 3eme. Cette année elle le mène également avec des grou-
pes de 6ème et 5ème
Isabelle R. a, elle, re-découvert la philosophie avec l’ouvrage Le monde de
Sophie3. Elle avait gardé un très bon souvenir de la philosophie en classe terminale.
Elle a fait le stage et mène un atelier avec des 6ème.
Françoise L. est enseignante à la maison d’art de Loos, au quartier femmes.
Elle travaille avec des personnes en situation d’illettrisme. Pour elle, les apprentis-
sages à mettre en place ne s’artent pas au lire/écrire. Elle oeuvre à faire retrouver à
1 NDLR : Cette contribution ne répond pas aux normes universitaires en usage. Il nous a toutefois
semb utile de l’ajouter à cette livraison. Elle donne une image fidèle des raisons qui conduisent des
enseignants du premier degré à s’engager dans l’aventure des ateliers-philo et des difficultés qui
jalonnent cette aventure.
2 Voir dans ce numéro l’article « L’atelier philosophique, un lieu pour penser le rapport au savoir »..
3 Gaarder J. (1991) Le monde de Sophie. Paris : Seuil.
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ces femmes la confiance dans la pensée et la capacité de penser. Elle a fait le stage
et mis en place l’atelier avec son groupe.
Ce sont leurs échanges qui sont ici rapportés4.
LA DÉCISION INITIALE
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de mettre en place cet atelier ? Vous avez
suivi le stage de formation, mais c’est vous qui avez décidé cette mise en place dans
vos classes. Qu’est-ce qui a fait le déclic ?
ND : J’avais constaté que, quand je demandais à mes élèves leur avis, ils ré-
pondaient : « ma mère dit… mon père dit… le prof dit… ». Comment faire pour
qu’ils pensent par eux-mêmes ? La philo est une solution, un moyen pour qu’ils
disent : « moi je dis… ».
Ce serait donc un dispositif pour apprendre à penser par soi même.
IR : L’intérêt des élèves pour cet atelier a été important pour moi. C’est, pour
eux, quelque chose de magique de faire ce travail et ils apprécient de se retrouver
ensemble pour penser. Ils ont l’impression d’être écoutés, de pouvoir parler. J’ai
trouvé que les sultats étaient quand même plus profonds que lorsqu’on les laisse
parler un peu au hasard de ce qui se passe.
NB : Quand j’ai reçu les stagiaires et qu’ils ont commencé la philo, j’ai vu
mes élèves déstabilisés et cela m’a intéressée. Lors des séances, les élèves étaient en
attente d’une réponse, ils étaient étonnés de voir que je n’avais pas de réponse toute
faite et tout aussi étonnés de découvrir qu’eux-mêmes avaient peut-être un morceau
de la réponse.
KM : Pour moi cela sest croiavec un nouvel intérêt personnel pour la phi-
lo. J’en ai fait en terminale, et je n’en ai pas gardé de vrai souvenir. J’ai donc
l’impression de la redécouvrir, c’est une autre manière de voir la philo qui se fait en
stage. Il y a eu deux intérêts qui se sont croisés : un intérêt personnel et celui des
enfants. J’ai eu envie de partager mon plaisir avec les élèves.
Toi, F, tu disais que ce que tu souhaitais c’est qu’ils redécouvrent la jouis-
sance de penser ?
FL : Oui il y avait deux points : l’apprentissage, ou plutôt le réapprentissage
de la lecture. Je refuse de passer par des textes enfantins avec ces femmes, je veux
travailler sur de vrais textes, de la vraie littérature, donner accès à de grands textes à
mes élèves. En travaillant ces textes-là, elles lisent vraiment. D’autre part, il y a le
fait qu’on ne leur a jamais permis de dire : « je pense », de dire « je », de faire exis-
ter leur pensée. Les faire penser, les faire travailler, c’est leur faire confiance. J’ai
des élèves à qui cela n’est jamais vraiment arrivé et la philo permet cela.
4 NDLR : le style oral des échanges a été largement conservé à quelques retouches près.
UN ATELIER
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LE FONCTIONNEMENT DE L’ATELIER DANS LA CLASSE
Comment est-ce organisé dans la classe ? Il n’y a pas de moment institution-
nel normalement intitulé « philosophie » dans les instructions en SEGPA. Comment
avez-vous trou la cohérence avec les programmes. Comment se déroule le mo-
ment philo dans la classe ?
KM : Sur le plan des programmes, on arrive toujours à trouver des compé-
tences à construire avec les élèves, par exemple en éducation civique, ou du point de
vue de l’apprentissage de la parole collective. Nous avons à travailler sur le débat en
français. Avec la lecture des textes, on peut justifier ce travail sur le plan institu-
tionnel mais, au delà de tout cela, je vois la réaction des élèves et ce que cela peut
leur apporter. Ils me réclament ce moment là. Dans ma classe, cela se fait une fois
par semaine et lorsque je ne le fais pas, les élèves le demandent. Bien r, ce ne
serait pas suffisant pour le justifier mais c’est avec ces réactions là que j’ai vu qu’ils
savaient que cela leur apportait quelque chose. Au début j’ai commencé avec la
classe entière et j’ai occupé tous les postes du débat : président, secrétaire. Mais cela
s’organisait difficilement. J’ai scindé le groupe en deux et cela a fonctionné beau-
coup mieux. Les échanges étaient meilleurs, j’avais 8 élèves par groupe. Et à la fin
de l’année, je suis revenue à la classe entière, cela été beaucoup plus facile.
IR : Dans les I.O., on peut se référer à la maîtrise de la langue orale, c’est
important. Je propose de mettre les chaises en cercle. Quand j’étais en classe de
philo, jamais un professeur n’a laissé sa place à un élève pour mener la ance donc
j’estime que c’est à moi de mener la séance. Beaucoup participent mais c’est un
groupe où il y a toujours trois, quatre élèves qui ne prennent jamais la parole, même
sollicités. Ce sont des élèves qui sont bons dans d’autres matières mais ils sont
complètement perdus, ils ne savent pas quoi répondre, c’est trop abstrait pour eux.
Sinon, prendre la parole ne pose pas de problèmes, attendre, ne pas intervenir. Par-
fois, il arrive ce n’est pas fréquent mais c’est très agréable qu’un élève dise :
« moi je voudrai revenir sur ce que X vient de dire ».
KM : J’ai aussi remarq que certains élèves considérés comme bons, très
studieux en classe, étaient complètement déstabilisés dans cet atelier et à linverse
d’autres beaucoup moins scolaires, sont les premiers à être intéressés. C’est vrai, il y
un rapport complètement différent au savoir.
LA CIRCULATION DE LA PAROLE
Prenons un moment pour réfléchir à cet aspect-là : des élèves ne prennent
pas la parole lors de l’atelier philo et sont par ailleurs bons élèves. Est-ce que cela
se passe ainsi pour toutes ?
FL : Pour moi ce n’est pas entre les personnes que se fait la différence c’est
pour la personne elle-même. Elle peut sortir de ce schéma qu’elle a du rôle de
l’élève pour se donner le droit de penser, se donner d’autres capacités dans cet ate-
lier-là. Mes élèves pensent que la classe c’est fait pour compter, pour lire, et elles
savent que sur ce point-là elles ne sont pas terribles, elles ne croient pas que, dans
ces disciplines-là, elles peuvent devenir bonnes. Mais avec la philo, avec les études
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de textes, elles se donnent ce droit, elles donnent le droit à cette autre part de leur
personne d’émerger, de s’exprimer. On ne les a jamais interrogées sur ce qu’elles
pensaient
ND : Dans mon groupe de 6ème/5ème, je trouve trois catégories d’élèves : cer-
tains ont des capacités de raisonnement et ils s’épanouissent dans ces activités de
débat on refait le monde. D’autres sont bons scolairement et n’admettent pas
qu’on passe une heure à faire de la philo parce que ce n’est pas des maths, pas du
français, on parle et cela ne sert à rien. Et enfin il y a ceux qui sont complètement en
retrait parce qu’ils ne voient pas où on veut en venir, ils ne voient pas ce qu’on
attend d’eux
Et toi, IR, tu as des 6ème, constates-tu cela aussi ?
IR : Depuis que je « fais » l’atelier philo avec eux, j’ai toujours constaté qu’il
y a des élèves qui ne parlent pas et d’autres oui. Il y en a qui ne prennent pas la
parole mais ils écrivent quand on fait le bilan
As-tu pu leur faire expliciter ce silence ou l’as-tu accepté ?
IR : Certains, c’est vrai, ne comprennent pas on veut aller et ce qu’on at-
tend d’eux, ils ne voient pas les objectifs et parfois dans leurs écrits ce n’est pas
vraiment leur réflexion qu’on retrouve, ils reprennent des exemples
Ils n’arrivent pas à dépasser les exemples, à voir le général sous le singu-
lier ?
IR : Oui
ND : J’ai remarqqu’il y a des élèves qui cherchent la bonne réponse pour
me faire plaisir. Qu’est-ce que j’attends ? Parfois ils m’écoutent et ils vont reprendre
une partie de ma phrase, ils vont se dire : « ah bon elle pense cela, donc on va pen-
ser cela aussi ». Au bout d’un temps cela devient un peu différent mais il y a tout un
travail à faire. Certains ne peuvent pas parler parce qu’ils ont encore peur que ce
qu’ils pensent ne soit pas la bonne réponse. Ils sont très scolaires à ce niveau-là. J’ai
ai aussi des élèves qui disent n’importe quoi, pour faire rire, surtout en début
d’année puis cela se calme
Et que fais-tu de ce « n’importe quoi » ?
ND : Je demande aux autres : « vous en pensez quoi ? ». Il y en a toujours
qui vont répondre : « oh il dit n’importe quoi pour faire l’intéressant ! ». Ils se
recadrent entre eux en fait. J’en avais un de cette sorte cette année : il était tellement
content d’avoir la parole, il disait n’importe quoi, mais les autres arrivaient à lui
dire : « allez, tu t’arrêtes ».
Je voudrais revenir sur ce que disait KM : tout à l’heure, ses élèves réclament
le moment philo. Je me suis aperçue d’une chose : on a travaillé sur le thème de la
mort et quand on a fait le bilan, les élèves ont dit « avant, on n’y pensait pas, on était
bien. Avec vous, maintenant, on y pense et on a peur, cela nous a fait penser à des
choses qu’on n’avait pas envie de penser ». Du coup on a retravaillé sur l’idée de la
mort avec Epicure qui expose pour quelles raisons il ne faut pas avoir peur de la
mort, nous sommes restés plus longtemps que prévu là-dessus, et ils sont arrivés à
l’idée qu’il ne fallait pas avoir si peur.
UN ATELIER
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QU’EST-CE QUI SE PRODUIT DANS L’ATELIER ?
QUELS SAVOIRS ?
Quels sont vos objectifs prioritaires ? Quand et à quelles conditions êtes-
vous satisfaites quand vous menez cet atelier ? Comment se justifie-t-il à vos yeux ?
FL : Je me souviens qu’une fois, au terme d’une séquence, les femmes ont
dit « ah ! on est fatigué aujourd’hui, c’était bien, on a pensé ! ». Elles avaient pen
« pour de vrai » c’est quand même formidable au bout de trois heures de les enten-
dre dire cela.
Là, tu avais atteint ton objectif ? Tu nous as dit au début : « je veux qu’elles
retrouvent l’activité de penser ». , effectivement, il y avait chez elles une cons-
cience de ce qu’elles étaient en train de faire.
KM : Je rejoins FL et c’est pendant l’atelier philo que je vois le plus les élè-
ves réfléchir.
Et quel indicateur as-tu ?
KM : Ce n’est pas facile de répondre. Je le perçois par exemple quand un
élève dit quelque chose et qu’un contradicteur demande la parole.
Tu dis « contradicteur » et Isabelle se disait aussi contente quand un élève
dit « je voudrais revenir sur ce que disait X ». La pensée de l’un suscite la pensée de
l’autre
FL : Et c’est aussi les pensées qui se tissent entre elles. Mes élèves disent au
bout d’un certain temps datelier : « quand tu dis cela, tu fais référence à quoi ? ».
Le problème pour moi tient au fait qu’elles sont en prison et que tout est ramené à
l’incarcération. Certaines arrivent à dire : « il faut qu’on pense en dehors de la pri-
son, qu’on pense comme si on était dehors, comme si on était normales », et l’une
parfois arrive à sortir l’autre d’une logique de pensée fere. Je trouve ces moments
là très intéressants.
ND : Cela me fait penser à ce qui se passe dans ma classe. J’explique
qu’habituellement on fait de la philo en terminale. Ils sont tellement habitués à dire
« nous on est les tarés du collège » ! Je leur dis « vous voyez bien que non, on vous
apprend à réfléchir, c’est un plus par rapport aux élèves du collège », cela les sort de
leur monde fermé de SEGPA.
Vous êtes deux à dire « cela les fait sortir de quelque chose de fermé »
ND : Oui, ils sont comme enfermés dans cette idée-là : « on est dans le spé-
cialisé parce qu’on a des problèmes, on n’est pas comme les autres » et nous leur
offrons clairement un lieu pour s’exprimer et construire leur pensée.
IR : Quand on aborde un thème avec eux, on obtient d’abord leur premier jet.
Puis, quand il y a eu toute la réflexion, c’est là que c’est jouissif car il y a vraiment
une deuxième expression et elle a nettement évolué. Par exemple, « être libre », ce
n’est plus « sortir avec les copains », c’est « pouvoir faire des choix », on se dit
qu’il y a eu un cheminement et ils sont contents eux aussi de voir qu’ils changent de
façon de penser, il sentent qu’ils sont allés plus loin.
ND : Quand ils se sont enrichis, ils le sentent, oui, ils voient qu’il y a des au-
teurs qui disent des choses proches de ce qu’ils disent eux, qui ont réfléchi sur les
mêmes choses qu’eux, qu’ils font partie d’un ensemble.
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