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Dedans Dehors N°89 Octobre 2015
LE GRAND ENTRETIEN
Vous écrivez « les indicateurs de fragilité sociale étant pour
certains porteurs d’autres variables prédictives, il n’est
dès lors pas illégitime que les classes socialement les plus
défavorisées apparaissent plus sévèrement traitées par le
système pénal ». Pouvez-vous expliquer ce point de vue ?
Il existe des corrélations importantes entre le passé pénal,
les infractions commises, et les caractéristiques socio-écono-
miques des personnes. Par exemple entre le fait d’être sans
emploi, d’avoir un casier plus chargé et de commettre une
infraction plus grave. Donc, évidemment, à casier plus lourd,
condamnation plus lourde. Il y a un seul groupe pour lequel
cette logique ne fonctionne pas : le public né à l’étranger. Pèse
sur ce groupe le soupçon d’un casier virtuel, démontré par
Thomas Léonard 2. Le réflexe d’un certain nombre de magis-
trats est de se dire : « Certes il n’a pas de casier en France, mais
il en a peut-être un à l’étranger. »
D’autres facteurs qui pourraient être importants tels
que l’origine étrangère ou le fait d’être défendu par
un avocat commis d’office n’apparaissent pas dans vos
travaux. Pourquoi ?
Nous ne pouvions multiplier le nombre de variables, il a donc
fallu faire des choix. Quant à la question des origines, elle
recoupe l’épineux sujet des statistiques ethno-raciales. Pour
ma part, j’y suis favorable, car je considère qu’objectiver les
discriminations permettrait de mieux les combattre. Néan-
moins, le risque d’instrumentalisation de ces données est bien
réel. Il faudrait imposer un cadre très strict, en réservant leur
accès aux organismes publics par exemple. De manière géné-
rale, les études sur les déterminants des peines prononcées
(sentencing) et les potentielles discriminations sociales ou
ethno-raciales sont rares en France, en comparaison des pays
anglo-saxons. Il faut dire que ce champ de recherche est pavé
de pièges à surinterprétation. Il est très difficile de démêler
l’incidence d’un facteur par rapport à un autre. D’où l’impor-
tance de coupler une étude statistique à des entretiens qua-
litatifs et des observations. Parfois, il y a aussi en France des
difficultés pour accéder aux terrains de recherche, et surtout
un manque d’informations collectées par les administrations
sur la situation sociale des personnes. Enfin, peu de moyens
sont dégagés pour ce type de travaux. Nous avons obtenu
des financements pour examiner plus de 7 000 affaires dans
cinq tribunaux correctionnels, c’est rare. Le champ de notre
recherche se limite néanmoins à la manière dont le pronon-
cé des peines ajoute à d’autres discriminations. On sait par
exemple qu’une sélection est déjà opérée en amont par la
police à travers le ciblage des contrôles d’identité3. Pour obte-
nir une image globale des discriminations dans le cadre du
traitement des délits, il faudrait d’autres études.
Recueilli par Sarah Dindo et Laure Anelli
2 Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement », Champ pénal/
Penal field [En ligne], Vol. VII | 2010, mis en ligne le 24 sept. 2010
3 F. Jobard, R. Levy, I. Goris, Police et minorités visibles, Open society justice
initiative, 2009
Au-delà du manque d’informations, le problème est celui de
leur fiabilité : souvent, on a uniquement un procès-verbal, des
fiches de renseignement qui vont indiquer les revenus, mais
parfois figurent les seuls salaires, d’autre fois également les
allocations familiales… Ce n’est pas normalisé. Ces informa-
tions sont en outre souvent recueillies sur un mode déclaratif,
ce qui peut générer des biais importants.
Est-ce que les mêmes publics surreprésentés en
prison sont sous-représentés dans le cadre de peines
« alternatives » comme le SME ?
Les personnes nées à l’étranger pâtissent en effet d’un
moindre prononcé de SME. On retrouve l’idée d’un défaut de
garanties de représentation et donc la crainte que la peine ne
soit pas exécutée. Étonnamment, cela ne se retrouve pas au
plan statistique pour les SDF. Dans le cadre de nos entretiens,
plusieurs magistrats n’ont pourtant cessé de répéter : « On
ne prononce pas ou peu de SME pour les SDF, parce qu’ils ne
répondent pas aux convocations, ils ne respectent pas leurs
obligations. » Ce décalage entre nos résultats statistiques et le
terrain s’explique peut-être par la grande hétérogénéité des
pratiques. Dans l’une des juridictions étudiées, le prononcé de
SME pour les SDF ne posait pas de problème, parce qu’une
association socio-judiciaire implantée localement proposait
une vraie prise en charge, hébergement compris, à l’attention
de ce public. Dans la base statistique, ces cas de figure sont
fondus dans une moyenne.
Certaines difficultés de mise en œuvre des « peines
alternatives » pour les publics en grande difficulté
sociale montrent-elles que ces mesures n’ont pas été
pensées de manière adaptée ?
Oui, certaines n’ont pas été suffisamment pensées en fonction
des publics concernés : le caractère payant des stages en est
un exemple. Il manque aussi une réflexion au niveau local, les
juridictions s’impliquant assez peu dans la mise en place de
dispositifs adaptés à leurs publics pour l’exécution des peines.
Il y aurait notamment une réflexion à mener et des partena-
riats à nouer pour remédier à l’obstacle des garanties de repré-
sentation. Ou pour assurer la mise en œuvre de mesures de
milieu ouvert pour certains publics. Par exemple, on nous a dit
dans plusieurs tribunaux qu’il était quasiment impossible de
trouver des places de travail d’intérêt général (TIG) pour des
gens du voyage : « parce que les mairies n’en veulent pas »,
parce qu’il y a « une vraie réticence du corps social ». Dans
une juridiction, à l’inverse, tout un travail avait été entrepris
avec une association de gens du voyage pour faire évoluer les
représentations sur ce public auprès des structures suscep-
tibles de les accueillir. Dès lors, il y avait moins de difficultés à
leur trouver des places. De la même manière, un procureur de
la République d’une juridiction étudiée estimait que le carac-
tère payant des stages n’était pas viable. Bien que ce ne soit
pas prévu par la loi, il a décidé d’instituer des stages gratuits,
financés notamment grâce au Fonds interministériel pour la
prévention de la délinquance (FIPD).