Ethique hospitalière et du soin
Emmanuel HIRSCH
Emmanuel Hirsch,
est directeur de l'Espace éthique de l'Assistance publique -
Hôpitaux de Paris, professeur d'éthique médicale à la Faculté Paris-Sud
. Auteur de La
révolution hospitalière
. Une démocratie du soin, Paris, Ed. Bayard, janvier 2002.
«Le respect de la dignité et de la personnalité du malade, la prise en compte de sa
douleur physique et psychologique et le devoir d'assistance à personne en péril sont des
obligations essentielles de l'ensemble des personnels de l'Assistance Publique -
Hôpitaux de Paris
.
» Règlement intérieur de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris,
1999.
Le
sens
du service
rendu
Il n'est pas évident aujourd'hui de fonder une réflexion éthique dans les réalités de
l'hôpital
. Cette institution suscite les controverses et semble confrontée au cumul de
mises en cause d'autant plus véhémentes, qu'elles concernent un champ sensible et
complexe dont chacun perçoit intimement les enjeux.
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C'est pourtant des aspects du soin à l'hôpital qu'il sera essentiellement question au
cours de notre rencontre
. C'est pourquoi je pense nécessaire de consacrer une approche
aux valeurs constitutives de l'éthique hospitalière
. Cela d'autant plus qu'elles
concernent directement la généralité des pratiques soignantes.
En fait, ne convient-il pas de chercher à mieux comprendre cet univers complexe,
souvent anonyme et technologique ? Ne serait-ce que pour y découvrir sa part
d'humanité et sa fonction dans la vie démocratique.
Au-delà des poncifs et des jugements rapides, à travers ceux qui le vivent et l'inventent
chaque jour, l'hôpital constitue non seulement un recours mais l'instance à vocation
humaine la plus engagée face aux défis actuels.
On évoque la figure moderne d'un hôpital souvent sophistiqué à l'extrême dans ses
plateaux techniques, et néanmoins partagé entre des missions biomédicales et des
obligations sociales
. Il convient d'être davantage attentif aux questions relatives aux
situations limites, celles qui en appellent à un surcroît d'humanité dans un soin qui doit
découvrir et même inventer de nouvelles approches.
Espace social privilégié, l'hôpital constitue dans sa nature même une valeur
déterminante qui inspire et marque nos conceptions de la responsabilité humaine.
Historiquement parlant, l'oeuvre des hospitaliers témoigne d'un engagement profond au
service de la personne en situation de demandes souvent urgentes
. Les devoirs de non-
indifférence et de non-abandon culminent dans ce souci de l'autre, de tout autre
. Il
fonde, plus que des obligations, une éthique du respect et de la relation.
Ce n'est pas une raison pour éviter d'évoquer des circonstances transformant parfois
l'espace privilégié en lieu d'astreinte, d'arbitraire, d'excès et d'exclusion.
Demeurons-nous fidèles aux principes dont nous devrions être les meilleurs garants et
les plus fervents défenseurs ? La tradition de nos valeurs hospitalières favorise-t-elle la
recherche de repères adaptés aux évolutions actuelles ? Nos hôpitaux assument-ils
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véritablement leurs fonctions humaines et sociales ?
Ces valeurs sont en danger dans un contexte paradoxal où s'expriment une demande et
des exigences plus fortes que jamais
. Incidemment, ces requêtes publiques, dans bien
des cas excessives, sont révélatrices d'une attente et d'une confiance qu'on n'investit
dans aucune autre institution.
À la pointe des mutations biomédicales comme aux marges de la société, dans toutes les
circonstances de l'existence qui fragilisent, exposent et menacent, les hospitaliers
affirment par leur présence même leur attachement aux fondements d'une solidarité
qu'ils considèrent indéfectible. Des femmes et des hommes s'efforcent de consacrer leur
générosité, leurs talents et leurs compétences là même où l'on serait tenté de renoncer —
là même où, bien souvent, nos démocraties abdiquent. Dans l'intimité infiniment subtile
du service rendu.
Aux extrêmes limites de la maladie et de la souffrance humaine, auprès des plus dures
solitudes comme dans l'accompagnement jusqu'au terme de la vie, les soignants
combattent, osent et prennent les risques d'un engagement quotidien dont on perçoit
rarement la signification et la portée.
Les procédures et décisions de toute nature qui affectent la qualité de l'exercice
professionnel, et donc le sens et la dignité du soin, sont d'inacceptables défaites,
d'injustifiables renoncements
. Elles sont indécentes, les considérations qui dénaturent
les pratiques en privilégiant le coût et la gestion au détriment d'une relation humaine par
excellence
. Que dire de ces précautions promues au titre de "considérations
supérieures", auxquelles on serait tenu de référer toute décision et déléguer toute
responsabilité ?
Les valeurs du soin justifient un esprit de résistance d'ordre éthique, dont on peut dès à
présent être assuré de la pertinence et de la force de transformation.
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Des solidarités concrètes
Les relations morale et sociale dont sont plus particulièrement garants les acteurs du
service public hospitalier constituent un modèle de solidarité du souci témoigné à
l'autre, à toute personne en tant que telle . Ils se trouvent de fait investis de cette fonction
qui consiste non seulement à préserver une certaine conception de l'humanité et des
devoirs qui lui sont attachés, mais également à produire et promouvoir les repères qui
feraient défaut dans une société en crise.
Préserver la personne malade dans ce qu'elle est, dans ce à quoi elle aspire, c'est
remettre en oeuvre un projet tangible de cohésion et de lien vis-à-vis d'elle et de ses
proches
. C'est dire la signification sociale de ces interventions constantes, souvent
humbles, modestes et fragiles, mais qui prennent une telle dimension dès qu'on en prend
conscience.
S'interroger sur les valeurs de la fonction hospitalière, c'est les chercher aussi au sein du
système institutionnel et, plus globalement, dans leurs prolongements sociaux
. Il s'agit
d'analyser des pratiques, des attitudes et des comportements justifiant une déontologie
adaptée à la singularité des situations professionnelles.
Gérer en urgence quelques réalités douloureuses, ne dispense pas de prendre en compte
les conditions du travail d'accompagnement et de soin des personnes en un moment
déterminant de leur vie.
Les hospitaliers sont impliqués au plus près des vulnérabilités humaines
. Leur activité,
précisément située aux limites de nos systèmes, les fonde à produire une analyse
critique qui fait actuellement défaut au débat public. Il leur faut concevoir des modes de
transmission de leurs savoirs, qui permettent au corps social d'oser la prise de
conscience de phénomènes trop souvent exclus de ses préoccupations.
Il importe de respecter la personne dans ses propres valeurs, dans ce qu'elle exprime
d'autonomie, de revendications et même d'espérance
. Sa demande, lorsqu'elle est
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formulée, ne semble pas pour autant toujours compatible avec le possible, ni même avec
le souhaitable.
Nos valeurs démocratiques sont en danger lorsqu'il se révèle difficile de les honorer
dans les faits
. Rétablir l'individu dans ses droits, dont celui d'accéder aux soins
appropriés qui lui sont nécessaires, c'est l'inviter à retrouver ce statut social, cette estime
de soi et cette réalisation personnelle indissociables d'une dignité reconnue, restituée et
préservée.
Les valeurs professionnelles à requérir dans l'exercice du service public hospitalier
dépendent pour beaucoup de la vigueur opérationnelle de nos principes démocratiques.
Aux traditions caritatives se sont substitués des droits et des devoirs
. Quatre ans après
les célébrations de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948, ne
convient-il pas de nous demander si nos ambitions demeurent aussi fortes et justes dans
l'expression sociale et pratique de solidarités concrètes ?
Des responsabilités à vivre ensemble
Les professionnels de santé voudront-ils être les interlocuteurs privilégiés de ces débats
de société porteurs de tant d'enjeux ? Sauront-ils permettre une meilleure acceptation et
une application plus juste des procédures qu'ils mettent en oeuvre ? Gagneront-ils en
humanisme quand précisément cette dimension essentielle de leur fonction apparaît trop
souvent estompée, voire effacée par une excessive technicité ? Accepteront-ils de
s'investir dans la part de responsabilité sociale qui leur revient de plein droit, du fait
même de l'impact et des conséquences de leurs tâches ? Traceront-ils des lignes de
réflexion et d'actions suffisamment valides pour maintenir une nécessaire cohérence
ainsi qu'une vraie liberté au regard de menaces diffuses ?
Alors que les notions de partenariat et d'alliance augurent de nouveaux modes de
relations et de médiations au sein de l'hôpital, on voit s'imposer les principes de
précaution et de risque zéro, dans toute la rigueur de leur idéologisation, comme
justification et contrôle des choix. S'il convient, à l'évidence, de favoriser des attitudes
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