La liberté religieuse comme condition de la mission
et du dialogue interreligieux
Par Mariano Delgado
La Déclaration sur la liberté religieuse est le document du Concile « qui [...] a
suscité le plus d’attention à l’extérieur de l’Eglise et de la théologie », « a
causé, dans la salle du Concile, la discussion probablement la plus passionnée
et a apporté finalement le progrès théologique peut-être le plus important »1.
Jean-Paul II lui-même a appelé Dignitatis humanae « sans doute un des textes
les plus révolutionnaires du Concile » et ajouté que ses effets ont dépassé
l’attente des Pères du Concile : « La Déclaration du Concile sur la liberté
religieuse a contribué à libérer des énergies morales et religieuses énormes qui
ont eu un vrai impact sur les changements sociaux et politiques de ces
dernières années, mais également sur la structure interne des relations
internationales »2. Peu de gens savent que l’histoire de cette Déclaration a
commencé à Fribourg. Jérôme Hamer a mis en évidence que le soi-disant
« Document de Fribourg » du 27 décembre 1960 représente le début d’une
longue histoire qui devait culminer dans la Déclaration sur la liberté religieuse
du 7 décembre 1965. En décembre 1960 s’est réunie à Fribourg une petite
sous-commission constituée par les évêques de Fribourg, François Charrière, et
de Bruges, Joseph De Smedt, ainsi que par le chanoine Bavaud, professeur au
Grand Séminaire de Fribourg et conseiller de l’évêque de Fribourg, et le
dominicain Jérôme Hamer lui-même. Ils ont débattu de deux petites notes ou
avant-projets, dont le premier s’appelait « La liberté de conscience » et le
deuxième déjà « La liberté religieuse ». Le premier chapitre de ce deuxième
projet, qui avait la faveur du sous-comité et est entré dans l’histoire comme le
« Document de Fribourg », portait le titre « La tolérance ». Il fondait le sens
1 Walter KASPER, Wahrheit und Freiheit. Die « Erklärung über die Religionsfreiheit » des II.
Vatikanischen Konzils, Heidelberg 1988, 5, 6. Cf. aussi ID., Die theologische Begründung der
Menschenrechte, dans : Dieter SCHWAB et alii (Eds.), Staat, Kirche, Wissenschaft in einer
pluralistischen Gesellschaft. FS zum 65. Geburtstag von Paul Mikat, Berlin 1989, 99-118. Pour
Kasper, la déclaration sur la liberté religieuse est « le meilleur exemple » pour une véritable histoire
des dogmes sur la base d’une « progression de la doctrine ». Cf. Walter KASPER, Zum Dialog
zwischen den Religionen und zur Geschichtlichkeit des religiösen Bekenntnisses, dans : Johannes
SCHWARTLÄNDER, Freiheit der Religion. Christentum und Islam unter dem Anspruch der
Menschenrechte, Mainz 1993, 365-369 ; 368.
2 Alessandro COLOMBO (Ed.), La libertà religiosa negli insegnamenti di Giovanni Paolo II
(1978-1998), Milano 2000, 46 (1995).
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positif de la tolérance sur « la dignité intangible de la personne humaine » et
parlait du « devenir un du monde »3. La Déclaration du Concile commencera
plus tard par ces mots qui sont tout un programme : « Les hommes de notre
temps prennent une conscience de plus en plus vive de la dignité de la
personne humaine [...] » (DH 1)4.
Les hommes de notre temps, en tout cas ceux qui sont marqués par
l’Occident et/ou par le christianisme, sont particulièrement sensibles aux
violations de la liberté religieuse. Cela apparaît entre autres dans ce que le
gouvernement américain et le Vatican, même si les motifs sont différents,
s’expriment de plus en plus à ce sujet et sont devenus les avocats mondiaux de
la liberté religieuse. Rappelons simplement le rapport annuel de la « United
States Commission on International Religious Freedom » (USCIRF) qui fut
présenté en mai 20065. On y classe les pays dans lesquels, d’après la
compréhension occidentale, la liberté religieuse est violée, en deux catégories :
« les pays avec une situation préoccupante » (en 2006 : la Birmanie, la Corée
du Nord, l’Erythrée, l’Iran, la Chine, l’Arabie Saoudite, le Soudan et le
Vietnam), et « les pays qu’il faut continuer à surveiller » (en 2006 : la
Biélorussie, Cuba, l’Egypte, l’Indonésie, le Nigeria, le Bangladesh et
l’Afghanistan). L’Eglise catholique, dans le rapport annuel de l’organisation
« Aide à l’Eglise en détresse », attire l’attention sur les pays qui limitent la
liberté religieuse surtout des catholiques et d’autres chrétiens6. A la base de ces
jugements sur les violations de la liberté religieuse se trouve la conviction que
celle-ci, telle qu’elle est comprise dans l’espace culturel de l’Occident chrétien,
est un « droit universel et indivisible de l’homme » qui est enraciné dans la
dignité inaliénable de la personne humaine.
3 Jérôme HAMER, Histoire du texte de la Déclaration, dans : Jérôme HAMER / Yves CONGAR
(Dirs.), La liberté religieuse. Déclaration « Dignitatis humanae personae ». Texte latin et traduction
française, Paris 1967, 53-110. Sur l’histoire du texte et son contenu cf. aussi Pietro PAVAN dans :
Lexikon für Theologie und Kirche², supplément : Das Zweite Vatikanische Konzil, Konstitutionen,
Dekrete und Erklärungen, Lateinisch und Deutsch, Kommentare, vol. 2, Freiburg i.B./Basel/Wien
1967, 704-748 ; Roman A. SIEBENROCK, Theologischer Kommentar zur Erklärung über die religiöse
Freiheit Dignitatis humanae, dans : Peter HÜNERMANN / Bernd Jochen HILBERATH (Eds.), Herders
theologischer Kommentar zum Zweiten Vatikanischen Konzil, vol. 4, Freiburg 2005, 125-218 (avec
de nombreuses références) ; cf. aussi : John T. FORD (Ed.), Religious liberty. Paul VI and Dignitatis
humanae. A Symposium sponsored by the Istituto Paolo VI and the Catholic University of America,
Washington, D.C., 3-5 June 1993, Brescia/Roma 1995 (Pubblicazioni dell’Istituto Paolo VI 16) ;
Gwendoline JARCZYK, La liberté religieuse. 20 ans après le Concile, Paris 1984 ; Gabrio LOMBARDI,
Persecuzioni, laicità, libertà religiosa. Dall’Editto di Milano alla « Dignitatis humane », Roma
1991 ; Franz Xaver BISCHOF, Die Erklärung über die Religionsfreiheit Dignitatis humanae, dans : ID.
/ Stephan LEIMGRUBER (Eds.), Vierzig Jahre II. Vatikanum. Zur Wirkungsgeschichte der
Konzilstexte, Würzburg 2004, 334-354.
4 Les documents de Vatican II sont cité d’après : Le Concile Vatican II. Edition intégrale et
définitive, Paris 2003.
5 Cf. par exemple sous : http://www.uscirf.gov.
6 Cf. entre autres : Rapporto 2006 sulla Libertà Religiosa nel Mondo, Roma 2006.
La liberté religieuse comme condition 163
Dans une première étape je parlerai de Dignitatis humanae. Ensuite
j’essaierai de montrer pourquoi l’Eglise catholique voit dans la liberté
religieuse la condition pour la mission et le dialogue interreligieux. Quelques
remarques personnelles constitueront la conclusion.
1. La liberté religieuse d’après Dignitatis humanae
La Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae est un texte
composé de plusieurs couches avec différents niveaux d’argumentation. Les
affirmations répétées en DH 1, disant qu’il faut tirer de la sainte tradition et de
la doctrine de l’Eglise « toujours du neuf en accord avec ce qui est vieux » ou
de « développer la doctrine des Souverains Pontifes les plus récents sur les
droits inviolables de la personne humaine et l’ordre juridique de la société »,
correspondent au principe herméneutique énoncé par Jean XXIII dans son
homélie d’ouverture du Concile le 11 octobre 19627; ces affirmations
expriment aussi le souci que beaucoup de lecteurs pourraient comprendre de
travers la Déclaration sur la liberté religieuse comme quelque chose de
complètement nouveau, comme une rupture avec la tradition. Dans le texte lui-
même, il faut distinguer au moins les niveaux d’argumentation suivants :
– Le niveau anthropologico-individuel part de la dignité et de la liberté de la
personne humaine, « telle qu’elle est connue par la Parole de Dieu révélée et
par la raison elle-même » (DH 2) et ne tolère aucune contrainte. D’après ce
niveau, la liberté religieuse est un « droit individuel » enraciné dans la dignité
et la liberté de l’homme ; l’autonomie moderne du sujet est maintenant
comprise de façon théonome.
– Le niveau ontologique part du lien entre vérité et liberté. Par conséquent,
la vérité ne tolère pas de contrainte et « ne s’impose pas autrement que par la
force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec douceur en même temps
qu’avec puissance » (DH 1). Jean-Paul II a appelé cela « le principe d’or » du
Concile8. Fait partie du niveau ontologique également le devoir et le droit de
chacun « de chercher la vérité en matière religieuse » (DH 3). Mais le droit à la
liberté religieuse « persiste même pour ceux qui ne satisfont pas à l’obligation
de chercher la vérité et d’y adhérer : [...] aussi longtemps qu’est sauvegardé
l’ordre public » (DH 2). Cela implique le droit de suivre une conscience
erronée ou de tolérer l’erreur pour un plus haut bien.
– Le niveau collectif suit largement l’argumentation classique de la libertas
ecclesiae ; il comprend la liberté religieuse comme la liberté d’une
7 Cf. l’homélie dans : Ludwig KAUFMANN / Nikolaus KLEIN, Johannes XXIII. Prophetie im
Vermächtnis, Fribourg 1990, 116-150.
8 COLOMBO, La libertà religiosa (cf. note 2), 226 (1994).
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communauté religieuse de s’organiser librement et d’agir librement dans la
communauté, de sorte que ses membres puissent pratiquer publiquement une
religion et puissent éduquer leurs enfants dans cet esprit.
– Le niveau de la constitution vise la séparation de principe entre Eglise et
Etat avec le franchissement de l’âge constantinien du christianisme comme
religion officielle (DH 6) ; il fait appel à la reconnaissance de la liberté
religieuse par les différentes constitutions (DH 15), parce qu’on y voit un
principe régulateur indispensable de la vie commune dans la société moderne,
surtout du fait « que tous les peuples deviennent de plus en plus un, que les
hommes de culture et de religion différentes ont entre eux des relations
toujours plus étroites, que s’accroît la conscience qu’a chacun de sa propre
responsabilité » (DH 15).
– On pourrait parler aussi d’un niveau stratégique ou pédagogique qui
concerne la présentation du texte dans la mesure où, par exemple dans les n° 2-
8, on présente d’abord un fondement universel de la liberté religieuse qui doit
être reconnue par la raison elle-même, tandis que dans les n° 9-15, qui sont
moins réussis et font l’effet d’une superstructure théologique, la liberté
religieuse est présentée comme enracinée dans la révélation divine. Cette
stratégie donne l’impression que la première partie est de tenue universelle et
s’adresse à tous les hommes de bonne volonté, tandis que la deuxième doit
servir à renforcer la plausibilité intra-ecclésiale.
Le cœur de la Déclaration du Concile sur la liberté religieuse se trouve dans
ce passage – souvent cité – de DH 2 : « Ce Concile du Vatican déclare que la
personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que
tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part soit
d’individus, soit de groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit,
de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa
conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en
privé comme en public, seul ou en association avec d’autres. En outre, le
Concile déclare que le droit à la liberté religieuse a son fondement réel dans la
dignité même de la personne humaine, telle qu’elle est connue par la Parole de
Dieu révélée et par la raison elle-même ».
La note qui est jointe ici au texte est apparemment destinée à montrer que les
Pères du Concile limitent la continuité affirmée « avec la doctrine des
Souverains Pontifes les plus récents » à Jean XXIII (Encyclique Pacem in
terris, 11 avril 1963 : Acta Apostolicae Sedis 55, 1963, 260 s.), Pie XII
(Message radiodiffusé le 24 décembre 1942 : Acta Apostolicae Sedis 35, 1943,
19), Pie XI (Encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937 : Acta
Apostolicae Sedis 29, 1937, 160) et Léon XIII (Encyclique Libertas
praestantissimum, 20 juin 1888 : Acta Leonis XIII, vol. VIII, 1888, 237 s.) et
qu’ils s’abstiennent de remonter trop loin dans le XIXe siècle.
La liberté religieuse comme condition 165
Il ressort des dossiers du Concile9 qu’une minorité considérable des Pères du
Concile a défendu la doctrine préconciliaire classique basée sur
l’argumentation métaphysico-scolastique selon laquelle seule la vraie religion,
et non pas l’erreur, à droit à la liberté. Encore en 1948, la revue jésuite de
grande influence La civiltà cattolica avait souligné avec éloquence ce principe
ontologique10. Dans la Déclaration sur la liberté religieuse, les Pères du
Concile ont vu le danger du relativisme et de l’indifférentisme, quelque chose
que les Papes du XIXe siècle avaient condamné, comme on le sait, à plusieurs
reprises. La plupart de ces Pères du Concile adoptèrent finalement le texte,
même si cela n’était pas sans réserves. Mais lors du vote final du 7 décembre il
y a eu toutefois 70 voix contre, ce qui représente le nombre le plus élevé de
votes négatifs, « jamais atteint dans ce Concile pour un document »11.
Lors des précisions apportées à la notion de « liberté religieuse » par le
magistère postconciliaire, l’Eglise catholique a souligné d’une part la libertas
ecclesiae comme concept de liberté qui lui est propre et a défendu d’autre part,
au sens de la compréhension d’une liberté religieuse dans les déclarations
occidentales des droits de l’homme, le droit à un changement de religion, et
même à l’adoption d’une conception athéiste du monde12. En outre, à plusieurs
reprises, Jean-Paul II a souligné que la liberté religieuse est « la raison »13, la
« garantie »14, « la pierre d’angle »15, la « mesure »16, le « cœur »17, la
« source » et la « synthèse »18 ainsi que la « racine »19 de tous les autres droits
de l’homme et « un des piliers de la civilisation contemporaine »20. Il l’appelle
9 Cf. Acta synodalia sacrosancti concilii oecumenici vaticani II, Cité du Vatican 1970 s., surtout
les actes de la 3e session, vol. 2 et de la 4e session, vol. 1. Cf. aussi David NEUHOLD, Konzilsväter
und Religionsfreiheit. Eine Vielfalt an Meinungen und Konzepten, aber nur zwei Wege, dans :
Schweizerische Zeitschrift für Religions- und Kulturgeschichte 99 (2005) 105-125.
10 Cf. Fiorello CAVALLI, La Condizione dei Protestanti in Spagna, dans : Civiltà Cattolica 99, 2
(1948) 33 : « Ora la Chiesa cattolica, convinta per le sue divine prerogative di essere l’unica vera
chiesa, deve reclamare per sé sola il diritto alla libertà, perché unicamente alla verità, non mai
all’errore, questo può competere [...] ».
11 KASPER, Wahrheit (cf. note 1), 18.
12 Ainsi dernièrement le « ministre des affaires étrangères » du Vatican, l’archevêque Giovanni
Lajolo, le 3 décembre 2004, dans un discours à l’occasion du départ de l’ambassadeur des Etats-Unis
auprès du Saint-Siège, dans le cadre de la conférence sur « Religious Freedom, Cornerstone of
Human Dignity », qui se tenait à l’Université pontificale grégorienne, cf. le texte sous :
http://www.vatican.va/roman_curia/secretariat_state/2004/documents/rc_seg-st_20041203 _lajolo-
gregorian-univ_en.html (dernière consultation le 31 janvier 2006).
13 COLOMBO, La libertà religiosa (cf. note 2), 7 (1980), 12 (1984), 46 (1995), 259 (1998).
14 Ibid., 9 (1980).
15 Ibid., 14 (1987), 158 (1988), 225 (1994).
16 Ibid., 16 (1987), 145 (1988), 158 (1998).
17 Ibid., 51 (1998).
18 Ibid., 185 (1991 : Centesimus annus 47).
19 Ibid., 220 (1993).
20 Ibid., 231 (1995).
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