Cancer... Fabrice Lakdja* L e mot cancer vient du latin cancer, cancri : cancre, chancre, crabe (1372). Il traduit aussi le grec karkinos : crabe, chancre, mais également pinces, paire de compas (Dictionnaire historique de la langue française [3e édition], sous la direction d’Alain Rey, éd. Le Robert, 2000). Le chancre, dans la langue verte, désigne un gros mangeur, et ce glouton n’est pas sans rappeler l’ulcération cutanée qui dévore la peau (Dictionnaire de l’argot, Larousse, 1996). Le cancre, mot né au XIVe siècle, désigne aussi un élève nul dans l’argot scolaire (1662), en référence à la démarche lente et difficile du crabe. Au XVIIe siècle, il prit aussi le sens de “pauvre diable” (La Fontaine, 1651), puis, plus tard, d’homme méprisable pour sa rapacité, par allusion aux pinces du crabe (1740). Cependant, il faut remonter à la Grèce antique pour apprendre, avec Hippocrate de Cos (v. 460-377 av. J.-C.), fondateur grec de notre médecine, que “la vie est courte, l’art long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile”. L’auteur du fameux serment des médecins baptisa également cette maladie “karkinos”, nommée depuis cancer, en livrant cette description mémorable d’une lésion maligne du sein : “la tumeur apparaît à la surface du corps et se colore progressivement, comme un crabe émergeant du sable ; en un second temps, les vaisseaux sanguins dilatés, les lymphatiques engorgés et irradiant de la masse simulent les pattes et surtout les pinces auxquelles la douleur fait également référence”. Au IIe siècle après J.-C., Galien, qui s’opposait souvent à Hippocrate, reprit la description du maître en ces termes : « Maintes fois, nous avons vu aux mamelles une tumeur exactement semblable à un crabe. En effet, de même que chez cet animal il existe des pattes des deux côtés du corps, de même, dans cette affection, les veines étendues sur cette tumeur contre nature présentent une forme semblable à celle d'un crabe. Nous avons guéri souvent cette affection à son début. Quand elle a pris une étendue considérable, personne ne l’a guérie sans opération. » (In : Galien. De la méthode thérapeutique, à Glaucon, livre II). On peut rejoindre Marcel Pagnol, qui disait : « Je ne sais pas s’il y a un péché aussi laid que le cancer » (cité par Frexinos J. Le petit dictionnaire de l’humour médical. Paris : Le Cherche Midi, 2001). Mais, faire systématique* Anesthésie-algologie, Institut Bergonié, Bordeaux. ment allusion au crabe lorsque l’on évoque cette maladie effrayante, n’est-ce pas intenter un procès d’intention excessif ? Cette petite bestiole aquatique croule depuis trop longtemps sous les lazzi des foules. En effet, ne parle-t-on pas de “panier de crabes” dans une locution figurée, ou de “vieux crabe” pour désigner une personne âgée ridicule. Ou encore, ne désignons-nous pas une démarche gauche et oblique par l’expression “marcher en crabe” ? L’argot propose aussi de nommer “crabes” les gardiens de prison et, sans vergogne, il assimile également ces délicieux invertébrés aux morpions de bas étages ! (Dictionnaire de l’argot, Larousse, 1996). Même lorsqu’il se présente sous sa forme la plus avantageuse, le crabe aux pinces d’or (l’événement est de taille, puisque c’est à partir de ce moment-là que le capitaine Haddock fera partie des personnages de Hergé : Le Crabe aux pinces d’or. Les aventures de Tintin. Paris : Casterman, 1953), ne désigne qu’une bande de malfrats matée par un petit reporter ! Vocabulaire Vocabulaire Assez ! Arrêtons ce “carnaval” d’injures ! Je m’associe volontiers à un ami sincère des pêcheurs de la mer du Nord, le très pertinent Yvan Audouard (Audouard Y. Les Pensées. Paris : Le Cherche Midi, 1991), amateur et défenseur invétéré des crustacés, et qui en pinçait pour ce carcinus des zoologistes modernes, ce brachyoure, cette araignée de mer, cette étrille, ce portune ou encore ce tourteau, et qui affirmait mordicus que “le crabe n’a jamais donné le cancer” ! Nous pouvons regretter que l’“antipoète” Francis Ponge – qui s’acharna à “donner la parole au monde muet” et, dans Le parti pris des choses, en 1942, célébra pourtant la crevette (Ponge F. La Crevette dans tous ses états. Burins de Gérard Vulliamy. Paris : Vrille, 1948) – n’ait pas eu l’idée, à sa manière originale, de redorer le blason de notre arthropode des eaux continentales. Depuis des temps immémoriaux, le cancer ou le crabe, désigne aussi un amas stellaire possédant une influence astrologique globale sur l’homme. La mythologie grecque affirme que l’Hydre de Lerne, décapitée par Héraclès, avait reçu l’aide d’un crabe qui, sortant du marais, avait mordu le héros à la jambe. Furieux, Héraclès écrasa le crabe, mais Héra sauva ce dernier et le plaça parmi les astres, où il forma le signe du Cancer. Dans l’Antiquité, la constellation du Cancer était aussi appelée “la porte de l’homme”, parce que l’on pensait que c’était par cette constellation que les âmes venaient sur ■ Terre pour s’incarner dans les nouveau-nés. Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 131