Dans le nom est une pièce de théâtre qui a été inaugurée en 2014 et reprise au Théâtre du Nord durant la première semaine de novembre 2016. Sous ce titre énigmatique, se cache la deuxième oeuvre théâtrale de Tiphaine Raffier, une jeune dramaturge et metteuse en scène. Qualifiée à juste titre de “Thriller rural et sorcier” par la presse, la pièce s’articule autour d’une sorte d’enquête menée par Davy et sa soeur, deux jeunes orphelins, qui dirigent une exploitation agricole sur laquelle s’abat subitement une série intarissable et croissante de problèmes variés (panne mystérieuse du tracteur neuf, puis de la voiture, chevreuil mort retrouvé derrière leur maison, vache qui peine à accoucher et, finalement, soeur qui perd subitement l’usage de l'ouïe en une nuit, sans que la médecine n’arrive à expliquer le phénomène). Les deux protagonistes font alors appel aux services de l’Homme de la Croix, une exorciste (contrairement à ce que son nom laisse présager), qui leur annonce que l’un de leurs proches leur en veut et leur a jeté un sort. Davy et sa soeur sont prêts à tout pour mettre fin à cette malédiction et doivent notamment trouver le nom de la personne à l’origine de ce maléfice afin que la marabout l’ensorcelle à son tour. S’ensuit alors une longue traque pour découvrir le fautif, tandis que le temps est compté et s’écoule progressivement. Parmi leurs suspects, se trouvent le parrain de Davy ainsi que son compagnon, Serge, qui a perdu l’usage de la parole depuis quelques années, à cause d’un accident. Les deux orphelins sont en froid avec le couple depuis que Davy a quitté l’exploitation de son parrain pour se mettre à son propre compte, suite à de violentes disputes. Finalement, l’enquête aboutit à la mise en accusation de Serge. Par la suite, celui-ci meurt d’une maladie, qui s’avère être le résultat du sort envoyé par l’Homme de la Croix. Davy et sa soeur se croient alors enfin sauvés. Mais en revanche, le spectateur, qui dispose d’un certain recul, n’est pas plus avancé sur l’identité du coupable à la fin de la pièce qu’au départ. Celle-ci prend donc fin sur un flou qui se prête à différentes interprétations : Serge est-il vraiment le coupable ? Ou alors n’a-t-il pas été désigné uniquement parce qu’il est inapte à se défendre verbalement et parce que le temps manque ? Ou encore, cette quête sans fin pour trouver le responsable de leurs problèmes n’estelle pas absurde ? Peut-être que finalement, il n’y en a aucun, contrairement à ce que l’esprit de ces deux jeunes gens démunis face à cette succession de malchance sont amenés à penser ? Le responsable ne serait-ce pas davantage le système agricole et capitaliste dans lequel ils se trouvent ? Finalement, l’Homme de la Croix reste un personnage très énigmatique. En effet, il pourrait très bien avoir ensorcelé Davy et sa soeur, qui seraient alors pleinement manipulés et tenus sous son joug. Ou encore, est-ce un charlatan qui leur a fait croire que la sorcellerie existe ? D’ailleurs, le règlement se fait en liquide, comme en nature, ce qui avait été annoncé par le parrain de Davy comme le but de cette “sorcière” qui prend plaisir à coucher avec ses clients. Dans le Nom est donc une pièce contemporaine qui est imprégnée de sorcellerie, sujet peu commun au théâtre. Plus le temps avance et plus la nécessité de trouver le coupable et d’offrir un nom à l’Homme de la Croix s’impose inexorablement. Le spectateur assiste donc à une lente descente en enfer tant la pièce plonge progressivement dans les méandres de l’occultisme. C’est là que l’importance de la langue s’impose : un seul mot, un seul nom et celui-ci sera mort. L’importance de la parole et son terrible pouvoir sont mis en avant : Serge, qui ne peut plus s’exprimer, est démuni face à ceux qui possèdent la langue et qui manient le verbe, alors maîtres de sa mort. De plus, si la coopération initiale entre Davy et son parrain se déroule très bien, le duo fait rapidement face à des problèmes aussi bien techniques que moraux : un déchirement s’opère entre un jeune agriculteur qui veut cultiver selon de nouvelles méthodes de production, plus respectueuses de l’environnement, ou qui veut développer une production qui est destinée à des consommateurs spécifiques, comme celle de la viande halal, et un homme d’un âge plus avancé qui est attaché à une agriculture productiviste et intensive, qui rappelle celle développée au XXe siècle dans de nombreux pays, et qui ne prend en compte que l’accroissement de la productivité dans l’unique but de faire du profit. On assiste donc au déchirement d’un homme d’une nouvelle génération qui tente de ne pas faire les mêmes erreurs que ses aînés en s’empêtrant pleinement dans le système capitaliste de l’agriculture moderne. D’ailleurs, si la pièce n’est pas engagée, à proprement parler, elle pose toutefois le problème d’un corps de métier qui traverse une vraie crise humaine et économique depuis le début du XXIe siècle et qui peine à se faire entendre. D’ailleurs, le spectateur est violemment “jeté” d’emblée dans l’univers de tension qui règne pour les agriculteurs, métier peu rémunéré, difficile à soutenir physiquement et psychologiquement sur le long terme, qui dépend des aléas de la nature et qui est bien souvent soumis à de grands groupes alimentaires. La scène d’exposition est en effet une scène d’insultes entre Davy et son parrain, qui mêle les cris et la violence presque physique. Voilà qui déstabilise et agresse le spectateur : celui-ci n’est clairement pas dans sa zone de confort. Cette tension permet de résumer plusieurs années de leur vie en quelques minutes seulement. Cette scène d’exposition permet de placer le spectateur directement dans les conditions ténébreuses de la pièce, ce qui favorise par la suite l’arrivée de la sorcellerie. La grosse heure et demie se déroule très vite tant l’intrigue est dense et les rebondissements fréquents. En effet, cette pièce a tout d’une pièce contemporaine à mi-chemin entre théâtre et cinéma : même si le plateau est entièrement nu et les décors très rares, exceptée une table et quelques chaises, en son centre. ce sont les uniques accessoires de la pièce qui représentent le centre de l’intrigue, là où la sorcellerie est la plus puissante. Les acteurs tournent donc autour de ce meuble, sans jamais s’en approcher de trop près, comme repoussés par cette sorcellerie si énigmatique et destructrice. Une projection expose régulièrement des vidéos ou des images sur le fond noir de la scène, tandis que des musiques très modernes (telles que Sail d’Awolnation) sont fréquemment diffusées et des effets spéciaux intenses participent à la mise en scène. L’usage de la vidéo est très intéressant car elle permet d’afficher des éléments importants qui se trouvent sur scène (la carte de visite de l’Homme de la Croix par exemple) ; de changer de décors rapidement et sans équipe technique ; et de jouer le rôle d’un narrateur. Les acteurs utilisent extrêmement peu d’accessoires, mais ne simulent pas ce qu’ils font : si un acteur a besoin de téléphoner par exemple, il utilise un vrai téléphone. Dans la continuité de cette simplicité scénique, les acteurs ne portent pas de costumes particuliers et sont habillés de manière contemporaine (T-shirt, jeans…). Là où la pièce se démarque réellement au niveau de la réalisation technique, c’est concernant l’importance de ce qui est attribuée aux effets spéciaux (lumières, bruits et fumée). Ceux-ci peuvent être relativement gênants au départ, pour qui préfère le théâtre plus traditionnel avec peu d’effets spéciaux. D’ailleurs, la scène d’exposition est gorgée d’effets spéciaux, tous très agressifs : le plateau est rempli de fumée, les basses sont très puissantes et rythmées, la musique imposante et les lumières blanches clignotent frénétiquement. Cependant, le spectateur comprend rapidement l’intérêt d’un tel dispositif : les scènes qui comportent des effets spéciaux participent de la tension dramatique et plongent le spectateur dans un état second. D’ailleurs, un petit moment de distraction lors de la pièce m’a brutalement fait prendre conscience de l’état dans lequel je me trouvais : crispé sur mon siège, transpirant, dans un état presque fiévreux. Le spectateur est donc malmené par ses effets spéciaux, grandiloquents certes, mais qui facilitent le transport du spectateur dans l’ambiance mystique de la pièce. Celui-ci est lentement absorbé par l’atmosphère de doute et de tension qui règne, s’accentuant jusqu’à leur paroxysme. Toutes les scènes qui comportent des effets spéciaux sont composés par la même recette : énormément de fumée ; des lumières blanches ou rouges très fortes, qui clignotent frénétiquement ; des musiques rythmées ; et surtout, des basses très puissantes et répétitives (un peu à la manière de la musique techno ou trance). La lumière joue aussi un rôle très important dans la pièce : l’éclairage, en douche uniquement, laisse des zones peu, voire non-éclairées, et reste très ciblée. Le contraste clair-obscur était attendu, car s’allie parfaitement au domaine de la sorcellerie. Le ton de la lumière, assez froid, renforce un plateau spacieux et obscur, qui représente une part d’incertitude et de mystique. Le travail des différents acteurs est très bon : leur gestuelle est aboutie et réaliste. De plus, ils doivent souvent changer brusquement d’émotion car ils jouent des rôles émotionnellement instables. Leur texte n’étant pas très long, le spectateur s’attend à juste titre à ce que les acteurs le connaissent sur le bout des doigts. Cependant, les acteurs qui jouent Davy et son parrain articulent mal, notamment lorsqu’ils crient, et leur voix peut être atténuée par l’ambiance sonore ou les différents bruitages. C’est notamment flagrant lors de la scène d’exposition au cours de laquelle le spectateur a besoin de s’accrocher pour tenter de comprendre les bribes de texte mal articulé qu’il lui est permis d’entendre par le niveau sonore ambiant. Les acteurs de la pièce sont aussi soumis à la tension dramatique qui s'accroît le long de la pièce et il y a un changement lent et profond qui s’opère dans leur jeu. Par exemple, l’Homme de la Croix s’affirme très peu au départ, car sa situation ne s’y prête pas, mais s’impose peu à peu jusqu'à finalement dominer subtilement les autres acteurs, dans ses déplacements ou paroles. Il y’a donc un rapport texte-corps très réussi tandis que la voix, et plus généralement les relations entre les différents sons, n’est pas concluante.