Le Regard Libre | Mai 2014 | N° 04 4
04 PHILOSOPHIE
semble évidente, mais Socrate donne une série de contre-exemples – le parent pour
l’enfant, le disciple pour le maître, le gouvernant pour les gouvernés – qui peuvent être
des relations unilatérales. Nos amis sont-ils alors des personnes semblables à nous, ou
complémentaires ? Socrate réfute les deux propositions : des amis semblables, unis dans
la méchanceté, se nuiront l’un l’autre ; s’ils le sont dans la vertu, ils ne trouveront pas ce
qui pourra combler le manque si cher à Platon. Il en va de même pour la
complémentarité : comment quelqu’un de différent jusqu’à mes propres opinions
pourrait-il me conforter ?
Les discussions entre Socrate et ses disciples ébranlent toutes nos convictions sur
l’amitié – qui n’en étaient pas vraiment, faut-il le croire. Pour Platon, peu importe les
différences entre les amitiés, les amours, les relations : toutes sont justifiées pour
s’élever vers le premier ami, le Bien. Cyrille Bégorre-Bret écrit avec justesse qu’ « au
fond, chez Platon, on n’est jamais ami que des Idées ».
À la même période, Aristote (382-322 av. J.-C.) va réfuter Platon, se basant sur une
amitié humaine qui va différer quant à sa valeur et ses ambitions.
Il y a deux types d’amitié selon lui : le premier, les amitiés imparfaites, recoupent la
majorité : ce sont les amitiés utiles, plaisantes, authentiques et réciproques, dignes
malgré le nom péjoratif qu’elles portent. Cependant, les amitiés parfaites ont ceci de
supérieur qu’elles sont fondées sur la vertu : on n’est pas amis « parfaitement » par
accident, mais grâce à sa personnalité et son aspiration au bien. On se ressemble au
départ et l’on s’assemble encore plus avec le temps, jusqu’à en devenir inséparable. Les
amitiés ont d’autre part une fonction morale : elles doivent aider l’homme à se
perfectionner, rendre ses actes meilleurs, améliorer ses qualités, en étant à la fois une
source de plaisir pour ceux qui la partagent. Pour Aristote, un ami est une condition
indispensable au bonheur : en nous rendant vertueux, il nous conduit directement à une
vie heureuse, accomplie : jamais la solitude ne rend un homme heureux, c’est au
contraire grâce à son ami que l’on atteint enfin une plénitude dans la vie. Le dernier gros
point soulevé par Aristote est l’égoïsme : il n’a selon lui aucune importance dans l’amitié
parfaite, au même titre que l’altruisme : une amitié est avant tout une affection pour
l’autre, dans l’intérêt de l’autre. Le paradoxe surgit lorsque l’on se demande la finalité de
la relation : est-ce le bien de mon ami ou mon perfectionnement moral ? Faut-il d’abord
s’aimer soi-même et désirer son amélioration avant de connaître une amitié vertueuse et
altruiste ? À ce dilemme, Aristote distingue deux égoïsmes, celui de l’homme commun, où
l’intérêt personnel et l’acquisition de biens primera, et celui de l’homme de bien, qui
utilisera les qualités de son ami pour son perfectionnement mais qui lui en fournira en
contrepartie. Cette dernière catégorie n’est finalement pas si grave, car elle vise le même
but de vertu.