In Quidu, M. (Ed.). (2014). Innovations théoriques en STAPS et implications pratiques en EPS. Paris : L’Harmattan.
M.Q. : Etant donné un champ de recherche caractérisé par plusieurs « paradigmes », « approches »,
« écoles » ou « programmes ». Nous pouvons dire que ce champ est marqué par une pluralité théorique
(constat). Est-ce que cette situation objective de pluralité est systématiquement synonyme de la
stabilisation d'une « controverse épistémologique »? Ou à l'inverse, est-ce que la « controverse
épistémologique » ne constitue qu'un mode de « traitement » de la pluralité théorique, par exemple lorsque
les concurrents théoriques péchent par abus, caricatures, postures partisanes et idéologiques,
généralisations outrancières, sur-interprétations incontrôlées, réification des concepts? Dit autrement, dans
quels cas une situation de pluralité théorique s'avère-t-elle productive théoriquement (féconde) et dans quels
cas une situation de pluralité théorique s'avère-t-elle improductive théoriquement?
B.L. : La pluralité théorique ou paradigmatique peut malheureusement conduire à penser qu'il est inutile -
car impossible- de débattre dans la mesure où les différentes théories du social en concurrence livreraient
ce qu’on peut appeler des « versions du monde social » parallèles, autonomes et incomparables. Bien que
la philosophie et la sociologie n'aient pas les mêmes contraintes eu égard au problème de la production de
« vérités », le problème qui se pose aux sociologues est très proche de celui décrit par Jacques Bouveresse à
propos de la philosophie. Passant de l'idée de « pluralité des systèmes philosophiques et des réponses
philosophiques » à celle de dissolution de toute notion de « vérité » et d'« incommensurabilité entre les
philosophies », certains en viennent finalement à penser qu'il est parfaitement inutile « d'utiliser certaines
d'entre elles pour en critiquer d'autres » (J. Bouveresse, La Demande philosophique, Éditions de l'Éclat, Paris,
1996, p. 88-92.) et que « discuter la solution d'un autre philosophe n'est, dans ces conditions, jamais
intéressant. Ce qui l'est est uniquement d'essayer de poser un autre problème et de créer, pour le résoudre,
d'autres concepts. » (Ibid., p. 65). On reconnaît, dans la position critiquée par Bouveresse, celle de Gilles
Deleuze, qui avait une conception très pessimiste quant au rôle d’un « dialogue », d’un « débat » et, cela va
de soi, d’un « dépassement » possible des positions en présence. Et pourtant, il me semble que certaines
grandes œuvres sociologiques (celles de Pierre Bourdieu par exemple) sont le fruit d’une intégration non-
éclectique de positions théoriques jugées longtemps inconciliables (celles, pour aller vite, de Marx, de
Durkheim et de Weber d’un certain point de vue ; celles du structuralisme et de la phénoménologie, d’un
autre point de vue, etc.).
Créer ses propres problèmes et ses propres solutions parallèlement à ceux des concurrents pour éviter le
travail de discussion, de contre-argumentation, de contre-preuve et de réfutation, voilà ce que semblent
avoir pour stratégie et même pour ambition nombre de sociologues français depuis près de trente ans. Il
me semble que nombre de « novateurs » (en fait, de pseudo-novateurs) sont mus par une morale de petits
entrepreneurs qui préfèrent tenter d'être les premiers ou de se « faire remarquer » en changeant de
« créneau » plutôt que d'affronter les plus gros concurrents sur leur propre terrain. Mais la coexistence
sans discussion conduit à bien peu de cumulativité critique. Il n'est même pas sûr, dans l'état actuel des
choses, que les membres de ces diverses entreprises parallèles se lisent beaucoup mutuellement et,
lorsqu'ils se lisent, qu'ils aient envie de faire autre chose que de disqualifier, par tous les moyens
rhétoriques ou extra-rhétoriques imaginables, les « concurrents ». Il est presque miraculeux, dans un tel
univers, qu'une partie des chercheurs puisse encore croire qu'il n'est pas totalement vain de tendre vers
une certaine « vérité scientifique » ou qu'ils puissent réussir à produire un peu de connaissance rationnelle
sur le monde social.
M.Q : Quelle posture épistémologique proposez-vous, de votre côté, pour affronter cette question de la
pluralité théorique en sciences sociales ?
B.L : Je pense que la bonne façon de se comporter dans l’univers des sciences sociales si l’on veut faire
progresser cet univers, consiste à adopter une attitude à la fois respectueuse de la pluralité théorique et
critique. Cela permet d’éviter de considérer qu’il existerait un modèle théorique universellement pertinent
(ce qui suppose que tous les autres modèles sont « erronnés »), sans tomber pour autant dans une sorte de
pacifisme radical fondé sur l’idée d’un pluralisme relativiste et indifférencié. Impérialisme scientifique comme
pluralisme relativiste empêchent les vraies discussions d’avoir lieu, qui devraient porter essentiellement sur le
degré de pertinence d’une théorisation en fonction de l’objectif de connaissance visé. Le modèle de chercheur que j’ai à
l’esprit ici est un chercheur à la fois conscient de l’irréductible pluralité des intérêts de connaissance et des
outils conceptuels et méthodologiques mis en œuvre (et, du même coup, des niveaux de réalité étudiés et
des échelles d’observation mises en œuvre), et combatif ou critique dans le sens où il s’autorise à contester
la pertinence de ces outils en fonction des objets et objectifs de connaissance.