In Quidu, M. (Ed.). (2014). Innovations théoriques en STAPS et implications pratiques en EPS. Paris : L’Harmattan. Regard extérieur sur la pluralité théorique par un sociologue de l'action. Entretien avec Bernard Lahire. Ecole normale supérieure de Lyon. Matthieu Quidu : Le projet Les Sciences du sport en mouvement interroge l’appropriation par les STAPS de renouvellements paradigmatiques initialement formalisés en dehors du champ des Sciences du sport. Ainsi, avons-nous adopté une convention d’analyse autour des notions de « tradition » et d’« innovation » théoriques. En tant que sociologue développant des réflexions épistémologiques, que pensez-vous de cette partition « innovation versus tradition » théoriques ? Bernard Lahire : Je pense qu’une telle partition recèle un piège. Elle peut laisser penser qu’on a affaire à deux réalités radicalement séparées et opposées, alors même qu’il n’existe pas d’innovations indépendamment des traditions. Dans les univers scientifiques (comme dans les univers artistiques), ceux qui innovent sont ceux qui connaissent particulièrement bien les traditions. Ils les connaissent au point d’en avoir repéré les failles, les manques, les limites et les contradictions. Il vaut mieux considérer que « traditionalisme » et « innovation » sont des attitudes différentes devant la tâche de connaissance : la première conduit à penser que tout est inventé et qu’on peut continuer à chercher à partir des modèles que nous ont légués nos prédécesseurs ; la seconde part de ce qui a été inventé pour aller « plus loin » ou « ailleurs ». Sur ce point, je me sens très proche de Thomas S. Kuhn qui affirmait : « le savant productif doit être un traditionaliste qui aime à s'adonner à des jeux complexes gouvernés par des règles pré-établies, pour être un innovateur efficace qui découvre de nouvelles règles et de nouvelles pièces avec lesquelles il peut continuer à jouer. » (T. S. Kuhn, La Tension essentielle, Paris, Gallimard, 1977, p. 320). Pierre Bourdieu, qui a eu l’occasion de commenter Kuhn dans son cours sur la science, écrivait aussi très justement : « c'est dire qu'un (vrai) révolutionnaire en matière de science est quelqu'un qui a une grande maîtrise de la tradition (et non quelqu'un qui fait table rase du passé ou qui, plus simplement, l'ignore). » (P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours du Collège de France 2000-2001, Paris, Raisons d'agir, 2001, p. 38). M.Q : La partition « innovation » versus « tradition » paradigmatiques introduit la notion de pluralité théorique. Comment définiriez-vous cette notion ? B.L : On constate que l’espace des sciences sociales, et notamment celui de la sociologie, se caractérise par la concurrence entre des paradigmes théoriques ou des théories du social, qui fondent souvent ce que l’on appelle des « écoles ». La pluralité de ces écoles n’a rien de pathologique. Elle est même ce qui peut inciter les uns et les autres à « avancer » en vue de démontrer leur plus grande fécondité. A priori, tous les paradigmes en question peuvent prétendre à l'égale dignité scientifique dans la mesure où ils respectent un haut degré de robustesse argumentative, d'exigence méthodologique et de sévérité empirique. Mais, dans les faits, les différences « théoriques » recouvrent bien souvent des différences d'exigence scientifique. M.Q. : Dans votre champ disciplinaire, la sociologie de l’action et des dispositions, quelle forme spécifique revêt cette pluralité épistémique ? B.L. : On peut déjà distinguer deux grandes tendances parmi les théories de l'action et de l'acteur. Il y a, d'une part, des modèles qui confèrent un poids déterminant au passé de l'acteur (théorie de l’habitus) et, d'autre part, des modèles qui décrivent et analysent des moments d'une action ou d'une interaction ou un état donné d'un système d'action sans se préoccuper du passé des acteurs (théorie du choix rationnel, individualisme méthodologique, interactionnisme symbolique, ethnométhodologie). Dans le premier cas, les expériences passées sont reconstruites afin de comprendre les actions présentes ; dans le second cas, les acteurs sont des êtres dépourvus de passé, contraints seulement par la logique de la situation présente : interaction, système d'action, organisation, marché, etc. Dans le premier ordre, le risque est de négliger l'étude des caractéristiques singulières des différents contextes d'action et dans le second ordre on néglige volontairement ou involontairement tout ce qui, dans l'action présente, dépend du passé incorporé des acteurs. Par ailleurs, s’ajoutent à cela des oppositions entre des approches microsociologiques et des approches plus macrosociologiques, de même qu’entre des modèles théoriques qui mettent l’accent sur les conflits ou les rapports de domination et d’autres qui mettent l’accent sur les coordinations, les complémentarités ou les solidarités. In Quidu, M. (Ed.). (2014). Innovations théoriques en STAPS et implications pratiques en EPS. Paris : L’Harmattan. M.Q. : Etant donné un champ de recherche caractérisé par plusieurs « paradigmes », « approches », « écoles » ou « programmes ». Nous pouvons dire que ce champ est marqué par une pluralité théorique (constat). Est-ce que cette situation objective de pluralité est systématiquement synonyme de la stabilisation d'une « controverse épistémologique »? Ou à l'inverse, est-ce que la « controverse épistémologique » ne constitue qu'un mode de « traitement » de la pluralité théorique, par exemple lorsque les concurrents théoriques péchent par abus, caricatures, postures partisanes et idéologiques, généralisations outrancières, sur-interprétations incontrôlées, réification des concepts? Dit autrement, dans quels cas une situation de pluralité théorique s'avère-t-elle productive théoriquement (féconde) et dans quels cas une situation de pluralité théorique s'avère-t-elle improductive théoriquement? B.L. : La pluralité théorique ou paradigmatique peut malheureusement conduire à penser qu'il est inutile car impossible- de débattre dans la mesure où les différentes théories du social en concurrence livreraient ce qu’on peut appeler des « versions du monde social » parallèles, autonomes et incomparables. Bien que la philosophie et la sociologie n'aient pas les mêmes contraintes eu égard au problème de la production de « vérités », le problème qui se pose aux sociologues est très proche de celui décrit par Jacques Bouveresse à propos de la philosophie. Passant de l'idée de « pluralité des systèmes philosophiques et des réponses philosophiques » à celle de dissolution de toute notion de « vérité » et d'« incommensurabilité entre les philosophies », certains en viennent finalement à penser qu'il est parfaitement inutile « d'utiliser certaines d'entre elles pour en critiquer d'autres » (J. Bouveresse, La Demande philosophique, Éditions de l'Éclat, Paris, 1996, p. 88-92.) et que « discuter la solution d'un autre philosophe n'est, dans ces conditions, jamais intéressant. Ce qui l'est est uniquement d'essayer de poser un autre problème et de créer, pour le résoudre, d'autres concepts. » (Ibid., p. 65). On reconnaît, dans la position critiquée par Bouveresse, celle de Gilles Deleuze, qui avait une conception très pessimiste quant au rôle d’un « dialogue », d’un « débat » et, cela va de soi, d’un « dépassement » possible des positions en présence. Et pourtant, il me semble que certaines grandes œuvres sociologiques (celles de Pierre Bourdieu par exemple) sont le fruit d’une intégration nonéclectique de positions théoriques jugées longtemps inconciliables (celles, pour aller vite, de Marx, de Durkheim et de Weber d’un certain point de vue ; celles du structuralisme et de la phénoménologie, d’un autre point de vue, etc.). Créer ses propres problèmes et ses propres solutions parallèlement à ceux des concurrents pour éviter le travail de discussion, de contre-argumentation, de contre-preuve et de réfutation, voilà ce que semblent avoir pour stratégie et même pour ambition nombre de sociologues français depuis près de trente ans. Il me semble que nombre de « novateurs » (en fait, de pseudo-novateurs) sont mus par une morale de petits entrepreneurs qui préfèrent tenter d'être les premiers ou de se « faire remarquer » en changeant de « créneau » plutôt que d'affronter les plus gros concurrents sur leur propre terrain. Mais la coexistence sans discussion conduit à bien peu de cumulativité critique. Il n'est même pas sûr, dans l'état actuel des choses, que les membres de ces diverses entreprises parallèles se lisent beaucoup mutuellement et, lorsqu'ils se lisent, qu'ils aient envie de faire autre chose que de disqualifier, par tous les moyens rhétoriques ou extra-rhétoriques imaginables, les « concurrents ». Il est presque miraculeux, dans un tel univers, qu'une partie des chercheurs puisse encore croire qu'il n'est pas totalement vain de tendre vers une certaine « vérité scientifique » ou qu'ils puissent réussir à produire un peu de connaissance rationnelle sur le monde social. M.Q : Quelle posture épistémologique proposez-vous, de votre côté, pour affronter cette question de la pluralité théorique en sciences sociales ? B.L : Je pense que la bonne façon de se comporter dans l’univers des sciences sociales si l’on veut faire progresser cet univers, consiste à adopter une attitude à la fois respectueuse de la pluralité théorique et critique. Cela permet d’éviter de considérer qu’il existerait un modèle théorique universellement pertinent (ce qui suppose que tous les autres modèles sont « erronnés »), sans tomber pour autant dans une sorte de pacifisme radical fondé sur l’idée d’un pluralisme relativiste et indifférencié. Impérialisme scientifique comme pluralisme relativiste empêchent les vraies discussions d’avoir lieu, qui devraient porter essentiellement sur le degré de pertinence d’une théorisation en fonction de l’objectif de connaissance visé. Le modèle de chercheur que j’ai à l’esprit ici est un chercheur à la fois conscient de l’irréductible pluralité des intérêts de connaissance et des outils conceptuels et méthodologiques mis en œuvre (et, du même coup, des niveaux de réalité étudiés et des échelles d’observation mises en œuvre), et combatif ou critique dans le sens où il s’autorise à contester la pertinence de ces outils en fonction des objets et objectifs de connaissance. In Quidu, M. (Ed.). (2014). Innovations théoriques en STAPS et implications pratiques en EPS. Paris : L’Harmattan. L'envie d'en « découdre » avec l'ensemble de ceux qui appartiennent au même univers scientifique, et particulièrement avec les plus reconnus et compétents d'entre eux, est à peu près inévitable chez les chercheurs qui veulent innover. Exprimer publiquement ses désaccords autant que ses accords avec les thèses de collègues hautement compétents, s'appuyer sur certaines analyses pour en contester d'autres, pointer les sur-interprétations (petites ou grandes) et les contradictions, relever les argumentations défectueuses ou fallacieuses, opérer le démontage des entreprises intellectuelles dont le succès tient essentiellement à l'ensemble des signes distinctifs par lesquels elles se rattachent à une mode intellectuelle, voilà des pratiques qui devraient paraître normales dans un champ scientifiquement sain. M.Q : Les sciences sociales en général, et la sociologie en particulier, se distinguent-elles selon vous des autres disciplines sur cette question de la pluralité théorique et de ses modes de traitement ? B.L. : Je pense malheureusement que les sciences sociales sont encore trop souvent investies par des gens qui ne croient pas vraiment qu’ils sont dans des univers scientifiques et qui, du même coup, ne se comportent pas comme des chercheurs voulant atteindre un peu plus de vérité sur le monde social. L’espace des sciences sociales est encore un ventre mou où des individus peuvent rêver de devenir des prophètes, des vedettes médiatiques ou des experts politiques. On peut donc tout à fait sérieusement se demander dans quelle mesure l'univers des sociologues, pour ne parler que de celui que je connais le mieux, fonctionne réellement - dans sa globalité - comme un champ scientifique où l'« on ne peut triompher qu'en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997, p. 134.). En l'état actuel des choses, la situation décrite par la notion de « champ scientifique » me semble être davantage un horizon idéal, qui doit mobiliser les chercheurs, qu'une juste description de l'existant. M.Q. : Au final, doit-on parler de la pluralité des « approches », des « programmes de recherche », des « paradigmes » ? B.L. : Je pense que c’est une simple affaire de convention. Certains parlent d’« approches » là où d’autres vont parler, de façon plus savante, de « paradigmes ». Il ne faut pas entretenir de fétichisme linguistique. Dans tous les cas, ce que l’on constate, ce sont des différences de manières de construire les objets de la recherche qui s’articulent autour d’une série d’oppositions structurantes : micro / macro ; subjectivisme / objectivisme ; structuralisme / phénoménologie ; individualisme / holisme ; déterminisme / liberté ; etc. Mais si l’on veut aller au bout de la description des manières de faire de la sociologie, il faut tenir compte aussi des variations méthodologiques et des différentes dimensions de la réalité sociale sur lesquelles les différents chercheurs mettent plus ou moins l’accent. M.Q. : Au-delà de s’intéresser aux modes de traitement de la pluralité théorique, laquelle étant de fait suscitée par l’émergence de nouveaux programmes de recherche, le présent ouvrage s’intéresse spécifiquement à l’appropriation en Sciences du sport de ces nouveaux programmes de recherche, originellement développés en dehors de ses frontières institutionnelles. En tant que sociologue non spécialisé dans les objets sportifs mais ayant mené des interrogations sur certaines problématiques associées, quels regards portez-vous sur la sociologie du sport en STAPS, tant dans sa situation actuelle que dans son évolution passée ? B.L. : La sociologie du sport en STAPS rencontre les mêmes difficultés que les sociologues du politique dans les départements de sciences politiques, que les sociologues de la culture dans les départements d’information et communication ou que les sociologues de l’éducation dans les départements de sciences de l’éducation. Le même domaine de pratiques est couvert par des points de vue disciplinaires différents et cela rend parfois difficile l’affirmation de soi comme sociologue (ou, pour d’autres, comme psychologue, didacticien, etc.). Pourtant, comme disait Ferdinand de Saussure, c’est le point de vue qui crée l’objet. Il y a donc un premier problème d’autonomie de la sociologie et de rapports de force entre disciplines concurrentes. Mais il y a aussi le risque d’enfermement de la réflexion sur des objets strictement « sportifs ». Peut-on réellement comprendre les pratiques sportives indépendamment de l’étude des réalités familiales, scolaires, étatiques, idéologiques, religieuses, etc., extra-sportives ? Je ne le pense pas. Il faudrait donc que les enseignants-chercheurs en STAPS soient (se pensent et puissent se comporter comme) des In Quidu, M. (Ed.). (2014). Innovations théoriques en STAPS et implications pratiques en EPS. Paris : L’Harmattan. sociologues généralistes travaillant sur les activités physiques et sportives et non comme des spécialistes entièrement dédiés à l’étude d’un domaine de pratiques déterminés. M.Q. : La sociologie du sport est-elle réductible au champ des STAPS ? B.L. : Je ne crois pas. Il me semble que des sociologues du sport ont fait leur thèse dans le passé, et continuent de le faire, dans le cadre de laboratoires de sociologie. J’ai moi-même dirigé la thèse de Julien Bertrand (La formation des footballeurs à l'Olympique lyonnais : dispositions, compétences et valeurs, 2008) et continue à m’intéresser à ces questions à travers la direction de thèse de Delphine Moraldo, qui constitue une étude sociogénétique et dispositionnaliste comparée de l’alpinisme et des alpinistes en France et au RoyaumeUni. Je pense que ces chercheurs bénéficient du fait de pouvoir discuter avec d’autres doctorants ou chercheurs travaillant sur des questions proches (socialisation primaire et secondaire, formation des dispositions, transferts de ces dispositions, etc.) mais sur de tout autres terrains. M.Q. : Quels rapports s’instaurent, selon vous, entre les sociologues et les sociologues du sport ; mais aussi entre les sociologues du sport STAPS et non STAPS ? B.L. : Même si ce n’est sans doute pas très politiquement correct de le dire, il me semble qu’un peu d’objectivation des rapports de force entre sous-secteurs de la sociologie permet de voir que la sociologie du sport demeure une spécialité dominée au sein de la discipline. Et il me semble que les sociologues du sport qui ne sont pas en STAPS ont sans doute une place privilégiée dans la hiérarchie des positions institutionnelles. Cela n’a rien d’une fatalité, mais cela demandera beaucoup d’effort collectif pour changer l’état actuel des rapports de force. M.Q. : Comment évaluez-vous la pénétration en STAPS de certains programmes sociologiques initialement forgés en dehors des objets « sportifs » ? Notamment pour ce qui est du programme de la sociologie des dispositions, de l’incorporation et de la pluralité de l’acteur en contexte ? B.L. : Je n’ai pas une vision objective et exhaustive de l’état actuel de la recherche en STAPS, mais il me semble que l’approche dispositionnaliste n’y est pas suffisamment développée alors qu’elle s’intéresse à un point central de la vie sportive, à savoir la fabrique sociale des sportifs. M.Q. : Certains travaux menés dans le champ des STAPS et/ou à propos de l’objet « sport » enrichissentils en retour des paradigmes sociologiques généraux ? B.L. : J’ai bien peur que, parce que la sociologie du sport est dominée au sein de la sociologie, le retour théorique soit faible. Et pourtant, je suis personnellement persuadé que des avancées théoriques pourraient venir de chercheurs travaillant sur le corps, le sport et les activités physiques. Ces domaines constituent à mon sens un formidable laboratoire où peuvent se saisir les liens entre des formes de relation d'apprentissage, des types de dispositions, de savoirs et de savoir-faire et des formes d'exercice du pouvoir ou de l'autorité. Et la sociologie dans son ensemble pourrait être bouleversée par des travaux novateurs et ambitieux venant de ces secteurs de la recherche. M.Q. : Quelle est, pour finir, votre position sur cette idée de « paradigmes sociologiques généraux » ? B.L. : Je pense que si nous devons faire le deuil de la « grande théorie sociale » ou de la « théorie générale du social », cela n’implique pas pour autant l’abandon de tout programme scientifique ambitieux. Relever le défi d’une telle ambition exige cependant de proposer des réponses adaptées à l’état problématique des sciences humaines et sociales existantes. Il faut notamment admettre que le programme scientifique en question ne puisse jamais donner lieu qu’à des accomplissements empiriques le plus souvent imparfaits et partiels. Mais les différents travaux empiriques existant n’ont pas le même sens selon qu’ils sont présentés comme des travaux parfaits et complets en leur genre ou qu’ils sont conçus et lus comme des réalisations particulières de telle ou telle partie d’un programme scientifique général. Ce programme, qui répond à la question très large de savoir pourquoi les individus agissent comme ils agissent, pensent comme ils pensent, sentent comme ils sentent, etc., consiste à penser les pratiques au croisement des dispositions et In Quidu, M. (Ed.). (2014). Innovations théoriques en STAPS et implications pratiques en EPS. Paris : L’Harmattan. compétences incorporées (produits de la fréquentation plus ou moins durable de cadres socialisateurs passés) et du contexte toujours spécifique de l’action. M.Q. : Qu’en est-il de la situation actuelle de la sociologie vis-à-vis de ces modèles théoriques englobants ? B.L. : Actuellement, les théories du social en concurrence ont tendance à toutes négliger des aspects de la réalité sociale que les autres prennent en charge sans voir en quoi elles pourraient être complémentaires. Certaines théories négligent complètement l’étude du passé incorporé par les acteurs, tandis que d’autres oublient de décrire et d’analyser les contextes d’action toujours spécifiques dans lesquels sont pris les acteurs. Certaines situent les faits qu’elles étudient dans une histoire de plus ou moins longue durée tandis que d’autres sont rivées sur le temps présent, et même parfois sur des séquences temporelles très courtes. Toutes ont tendance à théoriser sur la base de l’étude de cas particuliers, en commettant des généralisations abusives lorsqu’elles prétendent pouvoir penser n’importe quel genre de cas. Chaque auteur a tendance à définir le modèle théorique qu’il défend comme le seul modèle possible ou le modèle le plus pertinent au lieu de voir comment il pourrait l’articuler, le compléter ou le reformuler en tenant compte de la pertinence relative des autres modèles théoriques concurrents.