Cours de philosophie de M.Basch – La démonstration
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IV) Les limites de la démonstration : impossibilité de passer de l’être au devoir-être
(A compléter avec l’impossibilité de la démonstration des Idées métaphysiques vue dans le cours sur la
raison et le réel et les arguments sceptiques analysés dans le cours sur la vérité)
Certaines personnes pensent qu’il peut exister une science éthique et estiment qu’il est possible de démontrer
la validité de certains jugements moraux. Encore aujourd’hui, de nombreux ouvrages sont publiés chaque
année qui semblent ignorer les difficultés qu’on rencontre lorsqu’on essaye de démontrer les jugements
moraux. Or, cela semble bien une tentative impossible, car on ne peut démontrer le devoir-être, mais
uniquement ce qui est. Comme le dit le mathématicien Henri Poincaré : « On ne peut pas dériver de
conclusion normative à partir de prémisses non normatives. » Autrement dit, on ne peut pas passer
de jugements de réalité à des jugements de valeurs.
D’ailleurs, il serait absolument ridicule de démontrer, en utilisant un raisonnement déductif ou l’Organon
d’Aristote, que Rodrigue devait venger son père et renoncer à son amour pour Chimène (ou l’inverse). On
peut réfléchir, on peut discuter sur les problèmes moraux, mais on ne peut jamais donner une réponse
affirmative et obéissant aux règles de la démonstration. Cela nous fait comprendre que la
démonstration ne peut que s’occuper de ce qui est, mais jamais de ce qui doit être ; la science ne
nous aide pas à déterminer ce qui est bien et ce qui est mal. Le travail de la science consiste à
décrire ce qui est ; elle ne dépasse jamais le donné ; et on ne peut démontrer que ce qui est donné.
Quand on juge l’attitude d’un homme, on le juge par rapport à des exigences, des aspirations, des idéaux,
des valeurs, des principes qui ne sont pas démontrables ; on dépasse le domaine des faits. Le caractère
indémontrable des valeurs morales est révélateur de la séparation irréductible entre l’attitude
scientifique et l’attitude morale. La science est du domaine du fait, la morale est un domaine du
droit. S’il n’en allait pas ainsi, nous pourrions fonder une morale entièrement démontrée, certaine, et que
tous suivraient ; et d'aucuns, comme Spinoza, ont pu rêver, vainement, qu’on pourrait un jour produire un
équivalent en morale des Eléments d’Euclide en géométrie.
Il ne faut pas se lamenter de cette incapacité à tout démontrer, car comme le dit Nietzsche : « Tout ce qui
a besoin d’être démontré pour être cru ne vaut en général pas grand-chose. » Il y a une dimension
de foi dans les rapports humains qu’il ne faut pas mépriser au nom de l’exigence de scientificité à laquelle
nous habitue les démonstrations mathématiques.
Si l'homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert chaque jour, il n'en finirait
point ; il s'épuiserait en démonstrations préliminaires sans avancer ; comme il n'a pas le temps, à cause du
court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d'en agir ainsi, il en est réduit à tenir
pour assurés une foule de faits et d'opinions qu'il n'a eu ni le loisir ni le pouvoir d'examiner et de vérifier par
lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adapte. C'est sur ce premier fondement qu'il
élève lui-même l'édifice de ses propres pensées. Ce n'est pas sa volonté qui l'amène à procéder de cette
manière ; la loi inflexible de sa condition l'y contraint.
Il n'y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d'autrui, et qui
ne suppose beaucoup plus de vérités qu'il n'en établit.
Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d'examiner tout par lui-
même ne pourrait accorder que peu de temps et d'attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son esprit
dans une agitation perpétuelle qui l'empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer
avec solidité dans aucune certitude. Son intelligence sera tout à la fois indépendante et débile. Il faut donc
que, parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu'il adopte beaucoup de croyances
sans les discuter, afin d'en mieux approfondir un petit nombre dont il s'est réservé l'examen.
Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d'autrui met son esprit en esclavage, mais
c'est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.
Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1840