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INTRODUCTION.
Nous nous proposons dans cette étude d’analyser les écrits des
voyageurs d’origine et de langue française qui se sont trouvés en Afrique
Equatoriale Française entre 1919 et 1939, c’est-à-dire pendant la période de
l’entre-deux-guerres.
Notre travail consiste à discerner les informations et les réflexions
concernant ces territoires que les voyageurs des années 1920 et 1930 ont
livrées à la métropole, afin de mieux comprendre comment un échantillon de
la société française de l’époque percevait et jugeait ces colonies.
Nous voulons faire connaître des textes pour la plupart très peu
connus, rappeler ou présenter des noms et, à travers eux, soulever quelques
aspects d’une question encore actuelle : la colonisation de l’Afrique. En
apparence elle est déjà amplement traitée, mais elle reste pourtant encore
trop peu étudiée.
Le cadre géographique et temporel.
Le choix d’un tel cadre géographique se justifie par le fait que ces
colonies africaines n’ont pas encore été l’objet d’une recherche ponctuelle en
ce qui concerne la littérature de voyage de l’entre-deux-guerres. Bien sûr, de
nombreuses études sur la littérature coloniale ou anticoloniale publiées
jusqu’à présent comprennent des récits ou des reportages concernant
l’A.E.F. des années 20 et 30 et un bon nombre de monographies sont
consacrées à l’analyse des textes les plus célèbres (comme ceux d’André
Gide, d’Albert Londres ou de Michel Leiris), mais aucun de ces ouvrages
n’aborde le thème dans son ensemble et dans sa spécificité. Notre travail sur
les voyageurs français dans l’entre-deux-guerres en Afrique Equatoriale
Française n’a pas la prétention d’être exhaustif, mais il répond à une volonté
de rassembler le plus grand nombre de voyageurs possibles et de dégager les
grandes lignes directrices de leurs écritures.
La césure chronologique opérée s’explique par de différentes
raisons.
Premièrement, notre étude ne pouvait évidemment pas commencer
avant la constitution de la colonie étudiée. L’Afrique Equatoriale Française
est l’unité administrative fondée par décret du 15 janvier 1910, comprenant
les territoires du Gabon, du Moyen-Congo, de l’Oubangui-Chari et du
Tchad, appelés, jusqu’à cette date, le Congo français. Ce n’est qu’en raison
de ce décret que ce vaste territoire de 2.526.000 kilomètres carrés, incluant
différents peuples et différentes régions naturelles, devient une seule unité ;
ce n’est qu’à partir de ce décret attribuant au groupe le nom d’Afrique
7
Equatoriale Française que la personnalité de la colonie prend forme.
Evidemment, nous ne pouvions pas faire commencer notre étude des récits
de voyage en A.E.F. avant la date qui marque la naissance de la colonie ellemême.
Cependant, il convient de ne pas oublier que la présence française
dans ces régions est antérieure à la création de la colonie proprement dite. Il
est long le chemin qui va du XVIème siècle jusqu’à l’acte de naissance
officielle de la fédération : de nombreuses missions d’exploration ont
reconnu ces régions et ont inventorié leurs ressources ; de difficiles et
incertains combats ont été livrés ; de multiples accords ont été passés entre
chefferies africaines et responsables de mission français.
La présence française dans ces régions d’Afrique remonte au XVIème
siècle, quand les premiers commerçants portugais, hollandais, anglais,
danois, allemands et français commencent à trafiquer régulièrement avec les
habitants de la côte congolaise. Elle se poursuit tout au long du XVIIème
siècle et jusqu’au début du XIXème siècle, quand les échecs d’exploitation
des Indiens d’Amérique et la décimation de ceux des Caraïbes conduisent à
rechercher en Afrique noire une main d’œuvre servile pour les plantations du
Nouveau Monde.
A partir de 1839, quand le lieutenant de vaisseau Bouët-Willaumez
signe un traité avec le roi Denis pour fonder, sur la rive gauche de l’Ogooué,
un établissement chargé de réprimer la traite, la présence française en
Afrique Equatoriale devient officielle. Revenu ensuite, comme commandant
de la station navale fondée sur la rive gauche de la baie du Gabon, le
lieutenant signe le 18 mars 1843 un traité avec le roi Louis qui autorise les
Français à occuper l’emplacement. Le 18 juin de la même année, le R. P.
Bessieux, des Pères du Saint-Esprit, fonde la première mission catholique,
et, en 1849, les croiseurs français délivrent des esclaves trouvés à bord du
négrier L’Elisa et les débarquent au Fort Français, qui est alors dénommé
Libreville. Un vrai centre de ralliement est ainsi créé et la route est enfin
ouverte aux explorations de l’avenir. C’est les prémisses d’un
commandement sur les régions riveraines et celles aussi de l’intérieur. C’est
le premier pas vers l’hégémonie future. Dès lors, les positions françaises
dans la région de l’Ogooué et du Congo, précaires jusque là et chétives, se
rafferment. L’ère des grandes explorations est ouverte. Missionnaires,
militaires et commerçants s’affirment rapidement derrière les explorateurs,
mais jusqu’aux dernières décennies du XIXème siècle, il n’y a pas de plan
préétabli de la conquête française de ces régions africaines.
Après la guerre franco-allemande de 1870, la France, vaincue et
humiliée en Europe, cherche en Afrique une gloire qu’elle n’a pas eue contre
l’Allemagne et réactive ainsi dans ces régions d’Afrique sa rivalité avec les
Anglais. Ce nationalisme exaspéré ou cet impérialisme de prestige, combiné
8
avec des prétendues nécessités économiques et civilisatrices, peut être
considéré comme un des motifs qui ont déclenché une véritable course aux
possessions africaines.
Au Congo, l’exploration de l’arrière-pays commence : en 1872,
Marche et Compiègne remontent l’Ogooué jusqu’au confluent de la
Livindo ; de 1879 à 1882, Savorgnan de Brazza remonte l’Ogooué et touche
l’Alima et la Licona, fonde Franceville, au cœur du pays, puis descend sur le
Congo et signe avec le roi Makoko un traité par lequel ce dernier cède à la
France son territoire et ses droits héréditaires de suprématie sur tous les pays
Batéké.
Pendant ce temps, en Allemagne, Bismarck prend l’initiative de
réunir à Berlin les représentants de toutes les puissances conquérantes, dans
le but de rechercher et d’établir une entente internationale sur les principes
de la liberté du commerce et de la navigation dans les bassins et les
embouchures du Congo et des formalités à observer pour que des
occupations nouvelles sur la côte d’Afrique soient considérées comme
effectives. Cette conférence aboutit à l’acte de Berlin qui porte la date du 26
février 1885 : le principe de l’occupation effective des côtes y est reconnu
indispensable ; les droits du premier occupant sont légitimés. L’acte de
Berlin reconnaît la souveraineté de la France sur quelque 600.000 kilomètres
carrés de part et d’autre de l’Equateur. Par la suite, les missions
d’exploration porteront ce territoire à plus de 2.500.000 kilomètres carrés.
En avril 1886, Brazza est nommé Commissaire Général du Gabon et
du Congo. Par décret du 30 avril 1891 l’ensemble prend le nom de « Congo
français ». De la constitution du Congo français jusqu’à 1908, toute une série
d’explorations et de décrets permettent à l’A.E.F. de prendre forme.
L’idée de joindre les nouvelles possessions du Congo à l’Afrique
Occidentale Française, créée en 1895, se présente à partir de 1891. Le point
de jonction obligatoire est le Tchad. Dans cette marche vers le nord-est et le
nord-ouest, rappelons les noms de Crampel, Fourneau, Gentil, Liotard,
Marchand, Baratier. Mission après mission, en 1908 les territoires de
l’Oubangui-Chari et du Tchad se retrouvent définitivement rattachés au
Congo français et celui-ci à l’A.O.F.. Le 26 juin 1908 le commissariat
général du Congo français est érigé en gouvernement général. Il ne reste plus
qu’un pas à faire pour donner au Congo français le visage qui sera le sien
pendant près d’un demi-siècle : ce sera l’objet du décret de 1910 qui
attribuera au groupe le nom d’Afrique Equatoriale Française.
Ce long décret du 15 janvier 1910, après avoir fixé le siège du
gouvernement à Brazzaville, précise les prérogatives du gouverneur général,
des lieutenant gouverneurs, l’organisation financière du groupe de colonies :
institutions qui correspondent à la fin du rodage du système d’administration
et de gestion économique installés en 1891. Bien sûr, lors de la constitution
9
de l’A.E.F. la gestion de la colonie - c’est-à-dire l’organisation
administrative, l’action religieuse et sociale, l’œuvre de mise en valeur des
territoires occupés - était déjà commencée, mais on peut considérer qu’à
partir de 1910 l’A.E.F. prend un nouveau départ.
Lorsque nous avons commencé ce travail sur les voyageurs français
en Afrique Equatoriale, nous voulions faire partir nos enquêtes de l’année
1910 et clore la période de notre étude à la date de 1946, quand le statut de
l’Union française établit le nouveau cadre de la politique africaine. Des
raisons tant historiques que méthodologiques nous ont amenés à changer nos
propos et à situer notre recherche entre 1919 et 1939.
Tout d’abord, les années allant de la constitution administrative de
la colonie jusqu’à la fin de la Première Guerre sont encore à considérer
comme des années d’occupation et de défense des territoires d’A.E.F.
officiellement colonisés.
1919 est la date qui marque la fin de la Première Guerre Mondiale.
De 1910 à 1919, l’occupation effective des territoires groupés sous le nom
d’Afrique Equatoriale Française a exigé encore plusieurs actions militaires.
En 1911, au moment où la France a le désir d’établir son protectorat sur le
Maroc, l’Allemagne profite de cette situation et se fait céder dans le MoyenCongo 275.000 kilomètres carrés. La même année, nous enregistrons la
pacification du Ouadaï par le colonel Largeau. La pacification du Bourkou,
en 1913, et du Tibes, en 1914, devaient être les derniers événements
importants de l’action d’occupation française, mais la Grande Guerre éclate,
demandant encore de multiples opérations de pacification.
La grande Guerre produit de profonds bouleversements économiques
et sociaux pour les colonies du groupe, mais inaugure une période de vingt
années de calme pour les administrateurs français : la France en sort grandie,
son autorité affermie.
De ce fait, nous avons pris le parti de commencer nos recherches à
partir de 1919, date qui marque le début réel de l’hégémonie coloniale
absolue de la France sur l’A.E.F. et le commencement d’une gestion
proprement dite.
Le décret du 9 janvier 1919 consacre la création définitive du
Gouvernement général de l’A.E.F., créé par le décret du 26 juin 1908. Au
terme de cet acte organique, le Gouvernement général est le dépositaire des
pouvoirs de la République dans les possessions d’Afrique Equatoriale. Cette
date marque un changement du comportement des Français dans ces
territoires. De 1919 jusqu’à 1939, quand la déclaration de guerre jettera la
France et ses colonies dans la consternation, l’A.E.F. connaît sa période de
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transformation coloniale par excellence, pendant laquelle d’explorateurs et
conquérants les Français sont devenus un véritable pouvoir administratif,
leur présence étant devenue officielle, diffuse et multiple. La colonisation
devient, pendant cette époque, un acte politique, économique et moral
systématique. Le territoire est occupé et un transfert de souveraineté de la
métropole y est appliqué ; les différentes activités liées à son exploitation ou
mise en valeur y sont déployées ; l’action « civilisatrice » touchant à
l’éducation, l’hygiène et la santé y est organisée.
1939, date que nous avons retenu pour clore la période de notre
étude, est celle du début de la Deuxième Guerre Mondiale, qui altérera
fortement la vie de la colonie.
Le général de Gaulle arrivera le 24 octobre 1940 à Brazzaville, d’où
il repartira le 17 novembre, après avoir donné une base juridique à la France
libre : création du Conseil de défense de l’Empire, réorganisation
administrative de l’A.E.F., création du Haut Commissariat de l’Afrique
française libre, etc.. Sous l’impulsion de Félix Éboué, nommé gouverneur
général le 22 novembre 1940, l’A.E.F. prendra une part énergique au
combat.
Mais le rôle de la colonie dans la guerre sera surtout économique.
L’économie sera reconvertie en fonction des besoins de guerre : on reprendra
la récolte du caoutchouc ; on intensifiera les recherches minières ; on
accroîtra la production en or ; on construira routes et ponts ; à Pointe-Noire,
l’aménagement du port se poursuivra et le terrain d’aviation, agrandi,
permettra l’atterrissage des plus lourds porteurs.
En 1942, Éboué rénovera les méthodes coloniales : il instituera le
titre de « notable évolué » et créera les communes indigènes. Mais il
exprimera une volonté de faire plus. C’est alors que la Conférence de
Brazzaville sera décidée. Celle-ci tiendra ses assises du 28 janvier au 8
février 1944 après avoir été inaugurée par le général de Gaulle et elle
aboutira à toute une série de recommandations valables pour l’ensemble de
l’Empire français. Celui-ci devra rester un et indivisible, mais ses territoires
devront être mieux représentés près de la métropole. La Conférence
préconisera
des assemblées
représentatives
locales
et
l’évolution vers une personnalité politique. Les indigènes devront plus
facilement pouvoir accéder aux postes d’exécution. Une « citoyenneté
d’empire » devra être créée, respectant les coutumes dans la mesure où elles
évoluent vers une plus grande dignité de la femme. L’enseignement devra
être intensifié, des avantages sociaux garantis aux travailleurs, l’assistance
médicale et l’hygiène sociale développés. Sur le plan économique, il faudra
industrialiser les colonies, éduquer les masses rurales, étendre le réseau des
voies de communication et assouplir le régime douanier. Du point de vue
administratif, la Conférence prévoit un nouveau découpage des territoires,
11
une extension du pouvoir des gouverneurs. Les services eux-mêmes devront
être réorganisés.
Les conséquences de la Conférence sont donc immenses. Non
seulement la Constitution de 1946 s’inspirera de ses recommandations mais,
le départ étant pris, celle-ci, sur de nombreux points, ira nettement plus loin
dans le sens de l’indépendance des territoires.
On comprend pourquoi, plus encore que la Première Guerre, la
Deuxième représente un formidable coup d’accélérateur de l’histoire de
l’A.E.F..
1919-1939 : entre ces deux dates symboles se déroule donc une
période de paix pendant laquelle la colonisation française de l’A.E.F.
connaît sa phase de stabilité maximale et le système gagne son apogée. On
n’en peut pas dire autant pour les années du premier et du deuxième conflit,
qui sont, par contre, des années-charnières provoquant des secousses et des
changements profonds dans le système colonial mis en place par la France
colonisatrice. Il nous est apparu important de situer notre étude sur les
voyageurs dans la colonie à l’intérieur de cette époque d’équilibre et de
calme, durant laquelle l’hégémonie de la mère patrie sur ces territoires est
absolue.
Mais, il y a aussi d’autres raisons pour justifier notre choix temporel.
En France, l’entre-deux-guerres correspond, sur le plan idéologique,
à l’époque de conceptualisation maximale du système colonial, mais aussi au
début de son déclin. Pendant les années 20 et 30, la propagande coloniale
dans la métropole se structure et atteint son apogée, mais, dans le même
temps, un courant anticolonialiste qui critique le système prend forme et se
fait entendre.
Au lendemain de la Grande Guerre, l’aide militaire et économique
fournie par les colonies à la métropole entre 1914 et 1919 est très apprécié
par les hommes politiques. Les spécialistes du Parti colonial croient le
moment venu de faire l’éducation nationale de la masse et organisent une
propagande très habile sur le thème du redressement de la France par la mise
en valeur de ses colonies. Dès lors, un travail d’information et de
propagande est organisé pour faire connaître et aimer les possessions
françaises d’outre-mer à la population métropolitaine. « Grandeur nationale,
progrès, civilisation » sont les slogans dominants prêchés dans la mère patrie
pour justifier et défendre l’action coloniale en Afrique.
Dès 1919, de nombreux appels sont lancés au gouvernement pour
intensifier la propagande coloniale. Les incitations du Parti colonial et de ses
suites idéologiques et médiatiques inaugurent une ère nouvelle
d’exhortations à la fois coloniale et nationale. Plus que jamais, les colonies
sont présentées comme un signe de puissance.
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Par son célèbre discours au Sénat du 27 février 1920, le ministre des
Colonies Albert Sarraut rappelle à la Nation qu’une propagande méthodique,
sérieuse, constante par la parole et par l’image, le journal, la conférence, le
film et l’exposition est absolument indispensable pour agir sur les
consciences des Français.
De nouvelles organisations propagandistes apparaissent aussi. La
Ligue Maritime et Coloniale est très active dans ce domaine, ainsi que les
grandes associations comme « l’Union coloniale » ou le « Comité de
l’Afrique française ». De plus, la presse développe de nombreuses rubriques
sur l’Empire et de nouvelles revues coloniales apparaissent.
Dans le même temps, l’Ecole coloniale forme les cadres coloniaux
supérieurs. A la sortie de l’Ecole, étudiants et stagiaires sont incorporés dans
le corps des administrateurs coloniaux.
En 1931, l’Exposition Coloniale Internationale a un succès énorme.
Elle représente bien les valeurs dominantes du monde politique et les
convictions populaires de la France de l’entre-deux-guerres.
A partir de 1935, le thème du Salut par l’Empire s’amplifie et gagne
graduellement un consensus national. Le Parti colonial y adapte bien sa
propagande : devant la situation internationale, les colonies représentent
pour les colonialistes un facteur d’équilibre dans le monde. Le second
ministère Léon Blum crée un ministère de la propagande. Les coloniaux se
sentent désormais soutenus par le gouvernement. La mode s’y ajoutant, les
politiques, les écrivains, les publicistes multiplient les ouvrages dédiés à la
gloire de l’Empire. Suite aux revendications coloniales allemandes et
italiennes, la défense de l’Empire devient un réflexe national.
Cependant, dans l’entre-deux-guerres, face à la propagande
coloniale, une sorte de parti anticolonial non officiel prend forme. Surtout les
années 20 sont marquées par un élan anticolonial. La protestation vient de
quelques voix discordantes, des observateurs, des témoins, des hommes de
lettres qui poussent des cris d’alarme contre les arguments du groupe de
pression colonial. Tout au long de l’entre-deux-guerres, ces personnalités ne
manquent pas de se faire entendre, démontrant que, derrière les déclarations
sur la « Mission civilisatrice » de la France, il y a des intérêts sordides et des
pratiques méprisables.
Avec ses moyens, la littérature de fiction participe à la protestation,
dénonçant l’affairisme colonial et les malhonnêtetés liées à la conquête, puis
à l’exploitation de l’Empire. En 1921, le jury du prix Goncourt attribue sa
distinction annuelle à un jeune fonctionnaire colonial guyanais, René Maran.
Son roman Batouala, véritable roman nègre, dénonce la « civilisation des
Blancs » qui pour les populations conquises a signifié déchéance et mort. En
1925, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad vient renforcer l’attitude
critique à l’égard de la colonisation. Le figure du témoin qui découvre
13
progressivement la réalité coloniale, voit les abus et les injustices qui y sont
liées, prend ainsi une place comme thématique privilégiée dans la littérature
coloniale « discordante » des années 1920 et 1930.
C’est justement dans cette période de débat sur la question coloniale
que nombre de Français se sont rendus en A.E.F.. C’est pendant ces années
que l’Afrique Equatoriale, explorée ou presque, partagée, pacifiée, cesse de
susciter des voyages de découverte ou d’expéditions de conquête et devient
surtout un lieu de séjour administratif. Et c’est à cette époque qu’elle s’ouvre
au tourisme et aux grands reportages. Dans les années 20 et 30, il
n’appartient plus aux seuls militaires, explorateurs ou savants de faire
connaître la colonie à la métropole : journalistes, écrivains hommes
politiques, colons venus y chercher l’aventure ou y voir les résultats de
l’œuvre française contribuent par leurs récits à développer dans le public de
la mère patrie une certaine idée sur le continent noir. Reprenant à leur
compte les thèmes de la propagande ou les arguments du discours
anticolonialiste prêchés en métropole, ces témoins expriment une certaine
manière de penser et de juger l’œuvre coloniale.
Il nous est donc apparu intéressant de situer notre recherche dans le
cadre de l’entre-deux-guerres, quand les grands débats entre colonialistes et
anticolonialistes se mettent en place, pour voir comment les voyageurs
français en A.E.F. se sont placés à l’intérieur des courants idéologiques qui
ont traversé cette époque, pour comprendre leur manière de concevoir la
colonisation (dont ils ont été les témoins directs) à une époque où celle-ci a
rejoint son degré de stabilité maximale.
Il s’agit donc d’étudier un échantillon de la société française qui a
voyagé dans le cadre spatial d’une colonie. Le principal point commun qui
rapproche tous ces observateurs qui ont sillonné les quatre coins de ce vaste
pays entre 1919 et 1939 et qui nous ont livré leurs écrits, c’est la « situation
coloniale »1 dans laquelle ils se sont tous trouvés. Autant dire que, quand on
parle de l’Afrique Equatoriale Française de l’entre-deux-guerres, le cadre
géographique et temporel de référence nous met nécessairement et
automatiquement en face du fait colonial et que la littérature de voyage se
rapportant à ce cadre - si subjective, immédiate et directe qu’elle soit - passe
inévitablement à travers « le contexte » que le fait colonial produit sur le
pays et sur les gens colonisés.
Comme pour toute étude se rapportant à un pays colonisé, notre
travail ne pourra s’accomplir que par renvoi à ce complexe de circonstances
1
Balandier G., Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, Presses universitaires de France,
1971, p. 3.
14
qui ont fait l’histoire de la colonisation française de l’A.E.F. - regroupement
géopolitique se justifiant uniquement par le fait colonial.
Constitution du corpus.
Selon cette perspective d’étude, nous avons commencé à travailler à
la constitution d’un corpus de textes, c’est-à-dire au repérage des
témoignages des Français qui, entre 1919 et 1939, ont visité la colonie
d’Afrique Equatoriale Française, qu’ils ne comprissent que quelques pages
sur cette vaste région ou qu’ils leur fussent entièrement consacrés. Récits,
notes, mémoires de séjour, carnets de route ou reportages, tout document
relatant d’une expérience de voyage ou de séjour plus ou moins long dans
ces colonies d’Afrique a été pris en compte.
Nous avons donc donné à notre champ de recherche une extension
assez vaste ; pourtant, des limites ont été fixées.
Les œuvres historiques ou géographiques, les rapports militaires et
administratifs et les traités des spécialistes ont été délibérément écartés du
corpus, car ce n’était pas notre domaine d’études. Nous recherchions, en
effet, des écrits littéraires dans un sens plus stricte, contenant des données
mais aussi des observations et des réflexions subjectives sur la colonie
d’A.E.F.. Les textes scientifiques, administratifs et militaires à contenu
proprement documentaire n’ont donc pas été retenus dans la constitution du
corpus d’analyse, mais ils se sont révélés, par la suite, de précieux référents
pour la compréhension de certains renseignements sur la colonie donnés
parfois de manière imprécise ou superficielle par les voyageurs.
Egalement, les documents de voyage se rapportant à une période
hors le cadre historique retenu ont été exclus du corpus, mais ils ont été
inclus dans notre bibliographie pour compléter nos connaissances
d’ensemble sur le territoire d’A.E.F..
Notre champ d’investigation a donc été celui des publications
françaises de l’entre-deux-guerres issues d’une expérience viatique dans le
territoire de l’Afrique Equatoriale: c’est un ensemble assez flou et
difficilement définissable sous un seul genre littéraire. Prose, vers, journal,
récit, reportage : l’écriture du voyage se décline à tous les cas et revendique
tour à tour son appartenance à tel ou tel genre. Un genre insaisissable,
empruntant les codes d’autres genres, mais dont la spécificité réside sans
doute dans le trait de contenu et dans son principe de composition : le
déplacement spatial et la quête d’une adéquation du langage à l’expérience
vécue.
En ce qui concerne le contenu, nous avons voulu donner au terme
« voyage » une acception assez vaste. Le voyage a été entendu comme un
15
itinéraire spatial dont la durée temporelle est variable. Nous avons ainsi pris
le parti de repérer non seulement les textes qui racontent une tournée rapide
en A.E.F., mais aussi les récits qui relatent un séjour de longue durée.
Bref, nous avons choisi de présenter les types les plus variés de
récits et de ne pas reprendre l’opposition classique, souvent développée par
les théoriciens de la littérature coloniale, entre voyageurs et coloniaux. Bien
sûr, ceux-ci ayant séjourné pour longtemps en terre africaine possèdent une
connaissance approfondie du pays qu’ils ont habité, mais ils n’ont pas la
même « innocence de regard » par laquelle on pourrait, semble-t-il, définir le
voyageur. L’image de l’Afrique se révèle - à notre avis - aussi bien dans les
visions des uns que des autres.
Quant aux traits formels des ouvrages recherchés, nous avons
privilégié les écritures référentielles, c’est-à-dire les textes dont la dominante
est la tentative de faire correspondre le langage à l’expérience viatique
réellement effectuée, acceptant l’épreuve des faits. Nous avons ainsi
rassemblé 26 documents de voyage correspondant à nos ambitions.
Il s’agit, tout d’abord, de textes qui se rapportent à un voyage ou à
un séjour de durée variable dans le cadre de l’Afrique Equatoriale Française
de l’entre-deux-guerres. Certains de ces ouvrages ne comprennent que
quelques pages sur cette colonie, d’autres y sont entièrement consacrés.
A l’égard du contenu, le point commun qui rapproche tous ces
documents est la mise en écrit de l’expérience directe et immédiate avec la
terre et les gens de l’Afrique Equatoriale. Certains ouvrages relatent le
voyage de son début à sa fin, d’autres racontent le seul voyage d’aller ou de
retour, d’autres encore ne parlent que du séjour à la colonie. La matière de
ces récits reste en tout cas ce lointain que ces Français ont découvert après
un déplacement spatial de leur lieu de provenance, dont ils se sont séparés
pour un temps qui varie de cas en cas.
Du point de vue formel, les genres diffèrent, mais il s’agit toujours
de textes à caractère référentiel, dont le trait distinctif est celui de vouloir
« dire le vrai ». Les voies suivies pour refléter le réel varient d’ouvrage en
ouvrage, mais on remarque une permanence dans le principe de composition
des textes : rapporter ce que l’auteur a vu et éprouvé sur le terrain. Carnets
de route, journaux intimes, reportages, mémoires de séjour, récits de raids,
rapports d’expéditions, un recueil de poésies : des genres divers où le réel, le
subjectif et l’imaginaire d’une époque se confondent dans la tentative de
témoigner le vrai, où l’écrivain évolue à visage découvert.
Qui étaient-ils donc les voyageurs écrivains français de l’A.E.F. qui
se cachaient derrière les textes? Pour quelles raisons ils étaient partis en
Afrique ? Autant de questions auxquelles il fallait répondre.
16
Sauf pour les géants comme André Gide, Michel Leiris ou Albert
Londres, la recherche biographique a comporté quelques difficultés,
s’agissant, dans la plupart des cas, d’auteurs très peu connus ou aujourd’hui
tombés dans l’oubli. Pour ces voyageurs dont les recherches biographiques
n’ont pas abouti, le récit a représenté la seule source de renseignement.
En dépit des difficultés, on est enfin arrivé à former un corpus de 25
voyageurs qui proviennent des milieux sociaux les plus divers et qui ont
voyagé en A.E.F. pour des raisons différentes. Les fiches biobibliographiques données dans les annexes de ce travail condensent les
informations sur la vie des voyageurs et sur les circonstances de leur voyage
afin de mieux guider la lecture de cet ouvrage.
Nous avons pu distinguer 3 motivations principales qui semblent
avoir poussé ces Français à la colonie : l’exploration ou la mission
scientifique, le tourisme ou l’enquête journalistique et l’exercice d’une
profession dans le cadre de la colonie.
Des 25 voyageurs retenus, un nombre de 7, regroupés dans la
typologie des explorateurs et des savants, sont partis en A.E.F. pour des
raisons technico-scientifiques : pour ouvrir de nouvelles liaisons routières et
pour explorer le territoire dans le cas de Bruneau de Laborie, de Louis
Audouin-Dubreuil, Georges-Marie Haardt ; pour la reconnaissance et le
jalonnement de la ligne aérienne France-Madagascar, dans celui du
capitaine-aviateur Marie ; pour l’étude des pêcheries marines et fluviales et
l’amélioration de la préparation des produits par les indigènes chez un
spécialiste d’ichtyologie comme Jean Thomas ; pour pratiquer l’archéologie
et l’ethnologie dans le cas de Jean-Paul Lebeuf et de Michel Leiris.
Dans le groupe des touristes et des reporters nous avons inclus 9
voyageurs. Dans ces 9, les journalistes proprement dits sont Albert Londres,
Robert Poulaine, Jean d’Esme et Marcel Sauvage ; Maurice Rondet-Saint,
Gaston Bergery et M.me de Lyée de Belleau partent en Afrique en touristes ;
Madeleine Poulaine accompagne son mari Robert dans son voyage
d’enquête ; André Gide obtient une mission officielle gratuite du Ministre
des Colonies, mais les raisons réelles de son départ seraient à rechercher,
d’après ses déclarations, plus dans le tourisme que dans l’étude scientifique.
Notre choix de regrouper dans une seule catégorie soit les touristes
soit les reporters s’explique par le fait que souvent les deux fonctions se
confondent, des reporters partant en touristes et des touristes devenant
reporters au cours du voyage. Significatif dans ce sens est le cas de Gide qui,
parti pour l’A.E.F. comme touriste en mission, a publié à son retour en
métropole une série d’articles notamment dans La Revue de Paris ayant
suscité un grand débat dans les milieux politiques et intellectuels de
l’époque.
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Pour le groupe des 9 colons qui se trouvent dans notre liste, la plus
importante des motivations de leur présence en A.E.F. est d’ordre
professionnel. Maurice Delaporte est employé à la Société de Commerce du
Haut-Ogooué ; Marcel Homet est propriétaire d’une palmeraie et
commerçant indépendant dans l’Oubangui-Chari ; Saint-Floris, Marcel
Gousset et Denise Moran sont des fonctionnaires occupant des postes dans
l’administration ; Gabrielle Vassal séjourne au Congo au flanc de son mari,
nommé directeur du Service de Santé de la Colonie ; dans la catégorie des
médecins on retrouve Jean Pichat et le docteur Gaston Muraz ; pour le Père
Maurice Briault, enfin, le motif de son long séjour dans la colonie était de
propager la foi catholique parmi les indigènes du Gabon.
Parallèlement à toutes ces raisons de nature pratique, des
motivations personnelles, dépassant largement le domaine professionnel, ont
poussé les voyageurs à entamer ce long voyage comme une recherche
intime. Nous pourrions inscrire dans cette catégorie la totalité de nos
voyageurs, mais surtout un Michel Leiris, un André Gide et un Marcel
Sauavge, qui avouent explicitement leur désir d’atteindre par cette
expérience à une sorte d’affinité esthétique ou métaphysique avec l’Afrique.
Les lieux des séjours sont variables, du Gabon au Tchad, passant par
le Moyen-Congo et l’Oubangui-Chari. La durée du voyage varie autant que
les lieux, de quelques mois à vingt ou trente ans d’affilée. Certains
voyageurs ont même fait plusieurs séjours séparés en A.E.F., alternés de
passages plus ou moins longs en France. (Par exemple: Bruneau de Laborie,
pour le groupe des explorateurs-savants ; Rondet-Saint, pour la catégorie des
touristes ; Saint-Floris, pour les colons).
Parmi les séjours courts, nous pouvons citer celui de Gaston
Bergery, embarqué avec sa femme sur le vol de la nouvelle compagnie
aérienne Air Afrique au mois d’août 1936, rentré en France après un séjour
en A.E.F. duré six semaines. D’autres séjours en A.E.F. d’aussi courte durée
sont celui de la mission Citroën, passée à travers le territoire du Tchad et de
l’Oubangui-Chari du 24 décembre 1924 au 17 février 1925, ainsi que la
mission ethnologique du Muséum à laquelle prend part Michel Leiris,
traversant l’Oubangui du 2 au 22 mars 1932. Il s’agit bien là de missions
automobiles ne se limitant pas à la seule exploration de l’A.E.F., suivant un
itinéraire beaucoup plus long.
A côté de ces séjours brefs nous retrouvons d’autres voyageurs qui
ont passé en A.E.F. entre vingt et trente années. Il s’agit évidemment de la
catégorie des colons, se distinguant des autres voyageurs outre que par leur
profession, par la durée de leur séjour dans la colonie. Par exemple, le
missionnaire de la Congrégation du Saint-Esprit Maurice Briault a passé une
grande partie de sa vie en Afrique (de 1898-1940 environ, à plusieurs
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reprises). Le commerçant Maurice Delaporte a séjourné au Gabon de 1924 à
1944.
Certains de nos voyageurs ont fait des séjours de moyenne durée,
entre 1 et 3 ans de façon générale. Jean d’Esme voyage à travers l’A.E.F. et
le Cameroun de 1931 à 1933 ; Jean Thomas du 1er septembre 1929 à la fin
d’octobre 1930 ; Gabrielle Vassal réside au Moyen-Congo pendant 3 ans ;
Denise Moran réside en A.E.F. pour aussi longtemps que Vassal.
Les itinéraires et les temps détaillés de chaque voyage, ainsi que les
moyens de transports employés seront donnés dans les tableaux constituant
les annexes de ce travail, tandis qu’une reconstruction sommaire des circuits
principaux sera faite dans les cinq premiers chapitres du livre, où nous
essaierons de retracer un cadre géographique d’ensemble du territoire de
l’A.E.F. à partir des données contenues dans les récits.
Par la diversité même de leurs origines, de leurs activités et de leurs
situations en A.E.F., ces témoins nous peignent l’Afrique que la colonisation
française était en train de figer dans l’entre-deux-guerres. D’où l’importance
de leurs écrits en tant que témoignages: jouant un rôle actif dans la définition
d’un imaginaire colonial collectif, ils dévoilent aussi de l’attitude de toute
une génération de Français face à la question coloniale africaine.
Commençons donc par nous plonger dans l’écriture du voyage, tout
en sachant que ce n’est pas la vérité que nous recherchons, mais
l’authenticité. Jamais les descriptions ne seront évidemment une
reproduction exacte du réel. Jamais la même route ne sera parcourue
exactement de la même manière ; jamais le même paysage ne suscitera les
mêmes et identiques émotions ; jamais les mêmes populations ne se
montreront pareilles à ceux qui les observent. Toutes les écritures du voyage
seront différentes, racontant d’une Afrique qui ne sera jamais la même.
Chaque voyageur jouera à sa manière le rôle de re-créateur d’espace, recréateur qui accomplit son oeuvre dans l’écriture du voyage effectué.
Dans ce jeu incessant de références, ce sera à nous de recomposer
des visions d’ensemble. Se construisant sur la comparaison, l’image de
l’A.E.F. qui en sortira présentera parfois des aspects contradictoires ; ici les
mots des voyageurs se ressembleront, là ils seront différents les uns des
autres. Cette image ou plutôt cette suite d’images se bâtissant sur la
subjectivité et sur la différence ne sera ni objective ni unique, mais elle sera
en revanche authentique et multiforme, ainsi que la réalité qu’elle souhaite
reproduire.
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