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Les anges : de Platon aux auteurs shî’ ites
Résumé du discours de Christian Jambet lors des rencontres
Platon et l’ Orient, le 8 septembre 2012 à la Villa Empain
Platon ignorait les anges, mais il accordait une grande importance au « démon » socratique,
inspirateur du désir de philosopher. Le démon de Socrate n’est en rien une réalité spirituelle
unique, puisque Platon laisse entendre que toutes les âmes humaines sont vouées, après
leur séparation avec le corps, à la palingénésie et à la rencontre de leur démon. Or, dans le
processus de transformation, palingénésie ou métempsychose, l’âme humaine devient ce
que détermine la partie et la fonction qui ont eu le pouvoir de la dominer pendant sa vie
antérieure : celles des âmes qui se sont assujetties aux fonctions les plus basses, sensibles
ou désirantes se réincarnent en des corps misérables, tandis que l’âme qui s’est consacrée
à la musique, à la science des astres, à la philosophie, et donc au détachement du corps et
à l’élévation vers le lieu intelligible, sa vraie patrie, cette âme trouve un corps gracieux. Un tel
homme, fidèle à sa destination intelligible, redevient un homme digne de ce nom.
Le démon de chacun, comme le philosophe Plotin devait le comprendre, est le principe
supérieur guidant notre âme. Dans le quinzième traité, qui est le quatrième de la troisième
Ennéade, traité intitulé « Du démon qui nous a reçus en partage », Plotin explique que le
démon singulier qui a en charge chacun de nous est à la fois notre guide et notre juge. Si
nous tombons au-dessous de la nature humaine, sous l’effet de mauvaises mœurs, nous
menons la vie d’un animal, ce qui est notre châtiment. « Si, au contraire, nous pouvons
suivre le démon qui est au-dessus de nous, nous nous élevons nous-mêmes en vivant de sa
vie ; ce démon, vers qui nous sommes conduits, devient la partie la meilleure de nousmêmes, et celle à qui nous donnons la puissance ; après lui, nous prenons pour guide un
autre démon encore supérieur, et ainsi jusqu’au plus élevé. » (Ennéades III, 4, 3, trad. É.
Bréhier). Le démon est un être émanant du monde supérieur. Il préside, dit Plotin, à notre vie
sans agir lui-même, ce qui explique que nous choisissions notre démon, comme le dit
Platon. Il semble que Plotin ait distingué l’un de l’autre deux types de démons : celui qui, icibas, nous guide, et, par exemple, permet à notre faculté rationnelle d’entrer en activité, et
celui qui nous attend, au terme de notre vie d’ici-bas, et qui est un démon supérieur. Certes,
« chacun de nous, dit Plotin, est un monde intelligible », parce que l’intellect (le noûs) est la
partie supérieure de l’âme ; un à l’intelligible, notre intellect constitue un monde intelligible
qui se déploie pour nous dans la contemplation, notre monde intelligible. Le démon que nous
écoutons lorsque nous nous élevons à la vie théorétique nous remet, en quelque façon,
entre les mains du démon supérieur qui consacre notre libération des chaînes de la prison
corporelle.
Je n’ai pas évoqué en vain, ou gratuitement, cette approche plotinienne du démon
platonicien. Guide de l’âme, juge intérieur de l’âme, intellect constitutif de notre monde
intelligible, le « démon » aura son corrélat dans la conception de l’âme que certains
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penseurs shî’ites duodécimains ont élaborée. Singulièrement, la fonction sévère du juge,
intériorisée, décidant du châtiment de l’âme ou de sa récompense, se retrouvera dans
l’eschatologie originale du grand philosophe Mullâ Sadrâ Shîrâzî. Au juge extérieur, qui
condamne ou absout selon le témoignage de personnes étrangères, se substitue un juge
plus redoutable, le démon de l’âme, qui deviendra, ou bien l’un des anges immatériels
« rapprochés du trône divin », ou bien un Satan aussi vain que malfaisant qui peuple le
monde de nos passions. Le châtiment et la récompense, dans la vie future, ressembleront
trait pour trait à ce qu’ils sont dans la palingénésie platonicienne repensée par Plotin.
D’où vient que toute une angélologie se soit développée, à l’époque hellénistique, dans
l’univers religieux des religions païennes ? La question est d’importance, car les philosophes
de l’islam seront tributaires de cette angélologie du paganisme, autant sinon plus que des
données de la révélation coranique relatives aux anges. Pour l’essentiel, il semble que la
notion de démon, telle que nous la rencontrons chez Platon, ait fini par prendre place dans
un système organique de réalités intermédiaires entre la divinité unique et transcendante et
le monde des sphères célestes, lequel monde s’achève au degré inférieur dans le monde de
la nature soumise à la génération et à la corruption. Ces êtres intermédiaires, parmi lesquels
les démons sont un degré hiérarchique parmi d’autres, forment un univers angélique. C’est
sous l’effet des pensées juive et mazdéenne, et donc de deux religions étrangères au
panthéon hellénique originel, que se développa, en un syncrétisme vivant, l’angélologie
hellénistique.
Nous aimerions savoir si l’exégèse biblique de Philon d’Alexandrie, qui fut le contemporain
du Christ et le fondateur de l’interprétation symbolique ou allégorique de la Bible des
Septante a laissé quelque trace dans l’exégèse coranique propre aux auteurs, philosophes
ou gnostiques, de l’islam shî’ite. Mais, sans pouvoir encore répondre à cette question avec
certitude, nous pouvons savoir que Philon eut une influence décisive sur le christianisme
oriental. Dans le système théologique de Philon d’Alexandrie, - le premier en date de tous
nos systèmes théologiques monothéistes – le Principe suprême est Dieu, inconnaissable,
transcendant et unique. Il se révèle dans une première réalité médiatrice, le Logos qui est la
pensée divine et qui anime le monde. Après ce Logos divin, qui deviendra, dans le monde
chrétien, le Verbe, nous trouvons les anges, qui sont le monde intermédiaire entre l’incréé et
le créé, tout en étant eux-mêmes le premier degré du créé. Les anges sont des puissances
par lesquelles le Logos gouverne et conserve le monde dans l’être : ils sont les
intermédiaires du gouvernement divin et de la providence qui l’inspire. Ils sont, comme sont
les démons platoniciens, les instruments du jugement moral qui pèse sur les hommes, enfin
ils sont les constitutifs des archétypes éternels des choses visibles.
La fonction providentielle des anges dans l’ordre cosmique s’imposa à la conscience du
monde hellénistique, avant de s’imposer aux univers chrétien et musulman. La fonction
judiciaire et morale des anges condense le pouvoir mystérieux que le platonisme confère
aux démons, le pouvoir de décision légale que le judaïsme alexandrin confère au Logos divin
s’exerçant par ses puissances. Elle nous rappelle aussi certaines données singulières de la
religion mazdéenne sur laquelle il convient de dire quelques mots. Sans entrer dans le détail
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d’une très longue histoire, et pour nous limiter à ce que le monde de l’antiquité tardive a pu
intégrer à ses croyances, d’une religion des Mages zoroastriens qui étaient, de longue date,
devenus pour le monde hellénique des « mages hellénisés », retenons principalement la
thématique d’un dualisme qui oppose la puissance des ténèbres, dont le chef est Ahriman,
au règne de la divinité suprême Ohrmazd, Ahura Mazda. Tout comme le stade intermédiaire
de la vie cosmique est animé par le combat entre ces puissances opposées, le monde
angélique se partage en deux troupes, les esprits célestes ou anges de la divinité, Ohrmazd,
et les êtres mauvais qui sont les agents d’Ahriman. Gardons en mémoire le fait que ce
partage se retrouvera dans la synthèse qu’une école philosophique de l’islam, l’école
illuminative de Sohravardî, diffusera à partir du XIIe siècle. Il sera présent encore dans
l’angélologie des gnostiques shî’ites ultérieurs.
Le paganisme hellénistique a trouvé sa traduction théologique la plus ferme chez les
philosophes néoplatoniciens. Nous avons déjà rencontré le nom de Plotin, et il conviendrait
de rappeler le rôle plus éminent encore que remplit l’œuvre de son disciple Porphyre de Tyr.
Concernant la nature et les fonctions du monde angélique, l’ouvrage fameux du
néoplatonicien Jamblique (mort vers 330 ap. J.-C.) Les mystères d’Egypte, expose des
enseignements dont nous retrouverons les équivalents chez les penseurs de l’islam spirituel,
sans que nous puissions, hélas, le plus souvent, repérer d’éventuelles chaînes de
transmission directe. Selon Jamblique, c’est sous le nom d’Hermès que les questions de
théologie, c’est-à-dire les questions qui portent sur le monde suprasensible et
hypercosmique se placent légitimement. La gnose, ou « théologies divines » comme il la
définit, s’enracine dans les leçons des Anciens, depuis Pythagore et Platon, tout comme en
celle des « sages de la Chaldée » et des « prophètes de l’Egypte ». Ainsi, le syncrétisme
combinant les sages de l’Orient ancien et ceux de la Grèce explique, selon Jamblique, la
pérennité et l’antiquité de la gnose, celle des vérités qui sont nécessaires au vrai philosophe,
qui est aussi bien prêtre et théurge. Dans la mesure où la philosophie n’est pas seulement
l’art de vivre par excellence, mais une science divinatoire et expérimentale qui permet de
connaître les hiérarchies divines afin de mieux prier et de mieux pratiquer la théurgie en ce
monde, la gnose enveloppe les questions philosophiques, les problèmes posés par les arts
théurgiques, magie, mantique ou divination, sacrifices aux dieux, et les questions
théologiques proprement dites.
Le monde supérieur est fait des dieux, des démons et des héros. Il est immuable et
impassible. Il est fait des êtres qui opèrent la théurgie dans l’âme humaine purifiée, théurgie
qui est l’action divine dont le culte est comme la mise en scène. Le culte sans souillure
« rattache intimement les autres êtres à ceux qui valent mieux que nous et s’adresse pur aux
purs. » (Mystères d’Egypte, I, 11, traduction Édouard des Places). Relevons l’importance de
la notion, héritée de Platon, de paradigme, de modèle. Fidèle aux leçons du dialogue
platonicien de l’Epinomis, Jamblique soutient que les sphères célestes sont les trônes des
êtres incorporels et intelligibles et que l’ordre intégral du monde va, depuis l’Un ineffable
jusqu’au modèles intelligibles, et ensuite jusqu’aux images corporelles de ces modèles
intelligibles, constitutifs de l’ordre cosmique. La hiérarchie des êtres impassibles comprend
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les dieux, les démons et les héros – selon un ordre que nous retrouverons dans la théologie
de Proclus. Elle comprend aussi, entre les dieux et les démons, les archanges et les anges,
et après les démons, les archontes. Les démons, réalités médianes et médiatrices, ont
principalement en charge le cosmos, tandis que les héros s’occupent, dit Jamblique, de
disposer les âmes.
Non moins importante que cette hiérarchie intermédiaire entre les dieux et les âmes des
vivants, est la notion capitale d’apparition ou épiphanie. Le monde supérieur offre au
contemplatif un spectacle merveilleux. Les dieux ont pour propriétés l’ordre et la tranquillité,
les archanges l’ordre et la tranquillité, mais qui possède un caractère actif, les anges, avec
l’ordre et la tranquillité présentent les marques du mouvement, les visions des démons nous
les présentent dans une sorte de trouble bachique, les archontes se manifestent de façon
stable, ou, au contraire, liés à la matière, de façon tumultueuse, les héros, enfin, « se
pressent dans leur mouvement et ne manquent pas de changement » (Mystères, II, 3). Ainsi,
de l’Un ineffable, principe du tout, jusqu’au multiple matériel, de déploie une procession
d’êtres qui enchante l’âme du sage initié à leurs apparitions. Tout n’est qu’ordre et beauté.
Le monde néoplatonicien des archanges, des anges, des démons est la manifestation
mobile, de plus en plus mobile et multiple, selon que l’on descend vers le monde inférieur, de
l’impassibilité ineffable des dieux. Tout est plein d’anges – n’est-ce pas ici le cas de le dire,
comme si les degrés de l’intelligible, les processions qui vont de l’unité absolue jusqu’aux
unités dérivées, se donnaient à voir et à célébrer dans les personnalités déterminées d’êtres
hypercosmiques, dont le rôle providentiel et gouvernemental va de pair avec l’effusion d’une
lumière divine infinie.
Nous allons montrer maintenant, autant que possible, comment ces traits esquissés
sommairement ici, nous les retrouvons, modifiés, dans certains systèmes de la pensée
shî’ite. Ce que l’on nomme « islam shî’ite » est caractérisé par un petit lot de croyances
fondamentales et par une très grande diversité d’écoles, d’embranchements et de
confessions. Ce qui les unit est la conviction selon laquelle la révélation divine a été
recueillie par les prophètes, dont le dernier dans le temps est le premier par dignité et par
essence, Muhammad, et que la lumière de cette révélation est reçue, aussi bien, par l’alter
ego du prophète, ‘Alî ibn Abî Tâlib, son épouse Fâtima, la fille du Prophète, et par leurs
descendants, les Imâms. Les diverses confessions de l’islam shî’ite divergent sur la série et
la dénomination de ces Imâms. Les shî’ites « duodécimains » ou « imamites » reconnaissent
douze Imâms, dont le premier est « le Prince des croyants », ‘Alî ibn Abî Tâlib, et le
Douzième est l’Imâm entré en occultation jusqu’à la fin des temps, l’Imâm attendu, portant le
même nom que le Prophète, Muhammad, surnommé « le Bien-guidé », al-Mahdî.
La philosophie, telle qu’elle s’est développée en terre d’islam, est principalement et presque
exclusivement connue en Occident, par les œuvres de ceux qui ont commenté Aristote ou lui
ont été grandement fidèles, al-Fârâbî, Avicenne au Xe siècle, ou Averroès au XIIe siècle.
Mais, sans entrer dans le détail d’une histoire de la philosophie islamique dont la courbe
conduit jusqu’à l’aube de notre époque, relevons que la figure de Platon et celle de Plotin
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furent réhabilitées par les philosophes shî’ites imamites. Plotin, par un quiproquo fécond, vit
son œuvre et ses modèles théoriques adoptés massivement par les philosophes shî’ites,
mais sous le masque d’Aristote, parce que la tradition attribuait la version arabe de la
paraphrase des textes tirés de ses trois dernières Ennéades à Aristote ! Seuls quelques
rares esprits sagaces mirent en doute cette attribution.
La première révolution religieuse « islamique » qu’ait connue l’Iran moderne n’est pas celle
de 1978. Le monde iranien, le monde où la langue arabe, la langue de base de la religion, de
la culture et de la philosophie, n’avait pas ruiné l’usage de la langue persane, était et reste
bien plus vaste que le territoire de l’entité politique de l’Iran, telle que, peu ou prou, elle date
de la prise de pouvoir de la dynastie safavide. Mais la puissance étatique qui se donna pour
nom Iran commence, en quelque façon, par la révolution safavide. Les Safavides sont une
confrérie mystique fondée au XIVe siècle par un maître soufi, Shaykh Safî al-Dîn. Au XVe
siècle, cette confrérie se convertit au shî’isme duodécimain, et son maître finit par
revendiquer l’éminente fonction consistant à représenter sur terre l’Imâm caché. Il se pourrait
qu’il eût eu la prétention d’être lui-même l’incarnation de cet Imâm caché, et, pourquoi pas,
de Dieu sous la face de l’homme parfait. Ayant vaincu les troupes ottomanes, Shâh Ismâ’îl, à
la tête de troupes fanatisées et composées principalement de tribus turcomanes, entrait à
Tabrîz en 1501 et y fondait un État qui faisait du shî’isme duodécimain sa religion officielle.
Après sa mort en 1524, ses successeurs modérèrent l’élan messianique qui avait inspiré leur
parent, pour consolider les institutions du nouvel Iran, en invitant un grand nombre de
savants shî’ites, depuis les pays de langue arabe, Syrie ou autres, pour convertir
complètement les populations iraniennes à la foi shî’ite « officielle ». C’est dans le cadre de
cette grande entreprise intellectuelle et politique que les philosophes, malgré les
controverses que leurs œuvres firent naître, purent travailler en une sérénité relative. Ceci
explique l’essor considérable de la philosophie en Iran aux XVIIe et XVIIIe siècle, même
après la chute de la dynastie safavide.
Il serait difficile de résumer l’ensemble des convergences entre les formes d’angélologie que
nous
venons
d’évoquer
et
l’angélologie
philosophique
du
shî’isme
duodécimain.
Concentrons donc notre regard en deux foyers d’interrogation majeurs : la réhabilitation des
Formes platoniciennes, préalable indispensable à une homologation mystique du monde des
intelligences et du monde angélique, et la question de l’âme humaine, de sa préexistence à
sa vie terrestre et à son destin post-mortem, qui est un destin angélique. Le nom de Platon
est, en effet, attaché par les philosophes shî’ites de l’époque safavide, à l’affirmation de
l’existence des Formes éternelles, archétypes des existants sensibles. Ainsi Mullâ Sadrâ
Shîrâzî (m. 1640), écrit-il, dans ses Quatre voyages de l’intelligence, sa grande somme
philosophique : « On attribue au divin Platon la thèse qu’il a mainte fois soutenue, en accord
avec son maître Socrate : les existants ont, dans le monde divin, des formes séparées, que
l’on nomme souvent les archétypes divins et ils sont impérissables et incorruptibles, mais ils
demeurent, tandis que ce qui périt et se corrompt, ce sont seulement les existants qui sont
soumis à la génération. »
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Même si l’aristotélisme reste la base des concepts et de l’enseignement de la philosophie,
comme en témoigne l’abondance des commentaires de la Métaphysique présente dans le
grand ouvrage d’Avicenne, le livre La Guérison, cette phrase indique un changement profond
d’orientation. Le premier des grands philosophes de l’époque safavide, séjournant à
Ispahan, le maître de Mullâ Sadrâ, Muhammad Bâqir Astarâbâdî, surnommé Mîr Dâmâd
(m.1631) a offert à tous ses successeurs, pour modèle des univers procédant de l’essence
divine inconnaissable et unique, le modèle plotinien. La règle en est que tout existant du
monde sensible possède un archétype dans le monde de la Prédétermination identifié au
monde de l’âme universelle, et que cet archétype, à son tour, possède un modèle dans le
monde du Décret divin identifié à l’intelligence universelle. Selon lui, l’archétype intelligible de
chaque existant se configure dans le monde intelligible où il possède une existence éternelle
et concrète. De même, son image – qui est archétype de nos existants sensibles – dans le
monde de l’âme possède une existence pérenne, dans la durée supérieure au temps qui
nombre les mouvements de la nature sensible.
Une telle décision métaphysique se soutient grâce à la réhabilitation des Formes
platoniciennes et la réfutation des arguments qu’Avicenne, à la suite d’Aristote, avait
opposés à l’existence des dites Formes, dans sa Métaphysique. Voici, dans ses propres
termes, comment Mullâ Sadrâ résume l’argumentation de Sohravardî, le maître de la
philosophie « illuminative », le « maître mis à mort » sous l’accusation d’hérésie en 1191 sur
l’ordre de Saladin : « Le Shaykh qui s’est divinisé (Sohravardî) qui a un profond attachement
pour Platon et son maître [Socrate], et les Sages de la Perse, en accord avec eux, ont
professé : il faut nécessairement que chacune des espèces simples, qu’elle soit céleste ou
élémentaire, et que chacune des [espèces] composées, qu’elle soit végétale ou animale, ait
une Intelligence unique et séparée de la matière, dévolue à la réalité de cette espèce. C’est
le maître et le Seigneur de cette espèce. » Nous trouvons ici la reprise du motif majeur de la
philosophie hellénistique : la philosophie est le savoir et l’expérience par lesquels on se rend
semblable à Dieu autant qu’il est possible, on « se divinise ». Or, la divinisation ne s’obtient
que par l’unification avec l’archétype intelligible, qui n’est pas une abstraction intellectuelle,
un universel logique, mais un être concret, un universel singulier, le Seigneur de l’espèce,
qui a une nature angélique, comparable à celle des êtres intermédiaires de la théurgie et de
la religion du paganisme néoplatonicien. Les deux « preuves » qu’en apporte Sohravardî et
que nos philosophes adoptent partent de la constatation de l’unité et de l’organisation interne
des vivants pour remonter jusqu’à l’archétype, au Seigneur de l’espèce. Voici la première de
ces « preuves », présente dans l’ouvrage de Sohravardî, cité par Mullâ Sadrâ, Le livre des
carrefours et entretiens :
« Ces opérations diversifiées [de l’organisme], avec leur étonnante composition, leur ordre
admirable et déterminé, leurs belles formes et leurs constructions bellement constituées, ne
peuvent procéder, dans le végétal et l’animal, d’une nature qui serait une faculté privée de
perception et de stabilité […] Celui qui a un intellect perspicace, lorsqu’il médite cela et, en
outre, le statut et les merveilles de l’art qui s’exerce dans le « livre » de l’animal et du
végétal, saura que ces opérations merveilleuses ne pourraient procéder d’une faculté qui ne
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possèderait aucun pouvoir d’administration et de perception. Au contraire, il est
indispensable qu’elles procèdent d’une faculté séparée de la matière, douée, par elle-même,
de la connaissance de soi et de l’autre que soi. Cette faculté régente des corps doués de la
vie végétale se nomme « Intelligence » et elle est du rang latéral [des Intelligences], celui
des Seigneurs des icônes et des théurgies. – Et si tu dis : il se pourrait que cette faculté qui
active nos corps et les régit soit nos âmes pensantes – Nous autres, nous répondrons : nous
savons inévitablement que nous ignorons ces régences admirables, nous n’en avons aucune
information, tout le temps que la nutrition persiste en nos organes divers et distincts. Nous
n’avons pas conscience, quelle que soit la perfection de notre intellect, de la façon dont elle
produit les humeurs, passe dans les divers organes, en des lieux et des directions divers, ou
comment elle produit diverses formes corporelles et constructions étonnantes, sans parler
même de notre nature originelle et du temps où nous étions imparfaits et ignorants. Par
conséquent, l’agent de ces opérations, ce n’est pas nos âmes pensantes. »
Et voici une autre « preuve », présente cette fois dans le magnum opus de Sohravardî, Le
Livre de la sagesse de l’illumination :
« Lorsque tu examines avec soin les espèces qui sont en notre monde, tu découvres qu’elles
ne sont pas du seul fait des hasards. Sinon, selon nous, les espèces ne se conserveraient
pas, et il se pourrait que, d’un homme naisse autre chose qu’un homme, d’un cheval autre
chose qu’un cheval, d’un palmier autre chose qu’un palmier, du froment autre chose que du
froment. Or, il n’en est rien. Au contraire, les espèces persistent de façon stable, selon un
type unique, sans mutation ni altération. Par conséquent, ces réalités stables, selon un
modèle unique, ne sont pas édifiées sur de purs et simples événements de hasard. Et
puis les multiples et merveilleuses couleurs des ailes des oiseaux ne sont pas conformes à
ce qu’en disent les Péripatéticiens, qui disent que leur raison d’être est le mixte [des
éléments] présent en l’aile, sans en apporter la moindre preuve démonstrative […] La vérité,
c’est bien plutôt, en cette affaire, ce qu’ont dit les Anciens : il faut que chaque espèce
corporelle possède une substance lumineuse séparée, subsistant par soi-même, qui soit
pour elle un régent, qui veille sur elle et la conserve. C’est elle qui est l’universel de cette
espèce.
[Les Anciens] n’entendent pas par « l’universel » ce dont la signification se conçoit telle que
la participation de ce qui est autre que lui ne soit pas interdite [= l’universel logique].
Comment pourraient-ils entendre par là « l’universel », alors qu’ils professent qu’il subsiste
par soi-même, qu’il intellige sa propre essence et l’autre que soi, et qu’il possède une
essence singulière appropriée à laquelle ne participe nul autre que lui ?
Les Anciens ne croient pas que le Seigneur de l’espèce humaine, de l’espèce
chevaline ou de toute autre espèce n’existe qu’en vue de ce qui, de cette espèce, lui est
inférieur, parce que cette espèce est une copie et une image de cette Intelligence
immatérielle. En effet, ils ont bien compris que ce qui est élevé n’existe pas en vue de ce qui
est inférieur et dont le rang est au-dessous de lui. Si telle était leur doctrine, il s’ensuivrait
que l’image aurait une autre image et ainsi de suite à l’infini, ce qui est absurde. Non, ce
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qu’ils entendent par là, c’est que le Seigneur de l’espèce, selon sa séparation, est lié à
l’ensemble des individus de l’espèce par sa sollicitude providentielle envers eux et son
effusion permanente sur eux. En vérité, c’est ainsi qu’il est le tout, le foyer générateur, tandis
qu’ils sont ses dérivés. »
Puisque le modèle, l’archétype intelligible n’est pas un simple universel logique, soutenir qu’il
existe concrètement dans le monde des Intelligences n’entraîne pas les absurdités que les
Péripatéticiens attribuent aux « tenants des Formes ». Ceux qui professent l’existence des
archétypes platoniciens, explique Mullâ Sadrâ, n’attribuent pas à l’animalité un archétype, au
bipède un autre archétype, etc. « De même, ils n’attribuent pas aux senteurs du musc un
archétype et un autre archétype au musc, à la douceur du sucre un archétype et au sucre un
autre archétype. Non, ils disent que tout ce qui est indépendant, dans les espèces
corporelles, possède une réalité qui lui correspond dans le monde de la sainteté, de sorte
que chaque lumière séparée, faisant partie des Seigneurs des icônes dans le monde de la
lumière pure, possède des formes lumineuses qui font partie des rayonnements intelligibles,
des dimensions de plaisir, d’amour, de puissance ou d’humilité, de domination, etc. ».
L’archétype platonicien procède à une théurgie dont le résultat est le corps sensible, ou le
vivant naturel. Cette théurgie est l’émanation de sa propre lumière intelligible et immatérielle
qui « tombe » sur le corps opaque et matériel et lui confère une organisation et un ordre,
comme l’ombre témoigne de l’existence de la lumière dont elle procède. « Lorsque son
ombre tombe dans le monde corporel, son icône, c’est le musc avec son parfum agréable, le
sucre avec son goût de douceur, ou la forme humaine, ou la forme chevaline, ou d’autres
formes spécifiques, selon la diversité de leurs organes et la distinction mutuelle de leurs
constructions et de leurs localisations, selon la correspondance existant dans les lumières
séparées. » Telles sont les thèses de Sohravardî à ce sujet, nous dit Mullâ Sadrâ.
Le lien que le sage mystagogue découvre entre le Seigneur de l’espèce et les corps naturels
n’est pas autre chose que celui que la langue nous révèle. Le langage prend ici une valeur
sacrée. Les lumières intelligibles, qui sont des lumières angéliques, sont les réalités de leurs
« icônes » sensibles parce qu’elles concentrent dans leur nom propre la signification du nom
de l’espèce à laquelle elles correspondent. Comme l’a écrit Sohravardî, cité avec faveur par
Mullâ Sadrâ, les calomnies dont les Péripatéticiens ont accablé Platon sont, nolens volens,
la preuve véridique « de ce que ces Seigneurs intelligibles sont de l’espèce de leurs icônes
matérielles. » Il existe donc bien une « communauté d’espèce » entre l’ange-intelligence et
son « icône » ou son ombre matérielle. La nomination en témoigne, qui est au cœur du culte
rendu par le clergé zoroastrien. « Cela est confirmé, écrit Mullâ Sadrâ, suivant fidèlement
Sohravardî,
par la façon dont les Sages de la Perse nomment le Seigneur de chaque
espèce du nom de cette espèce, de sorte que la plante qu’ils nomment hûm [Le jasmin des
Mages, haoma] qui entre dans les rituels de leurs règles religieuses, ils la consacrent au
Seigneur de son espèce et la nomment hûm-e îzad [haoma de Dieu]. Et il en va ainsi de
l’ensemble des espèces, car ils disent du Seigneur de l’icône de l’eau, qui fait partie du
malakût, qu’il est Khordâd, ils nomment le Seigneur de l’icône des arbres Mordâd, et celui du
feu, ils le nomment Ordibehesht. »
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Le « maître de l’Ishrâq », Sohravardî est au centre du renouveau du platonisme zoroastrien
qui semble refleurir dans la philosophie des auteurs shî’ites de l’époque safavide. La relation
entre le modèle angélique immatériel et son image sensible n’implique aucun mimétisme
naïf, mais une correspondance mutuelle toute spirituelle. Il a rapporté ce qu’ont dit les
Anciens de ces Seigneurs et de la façon dont ils nomment chaque Seigneur du nom de son
icône en fonction de la seule correspondance mutuelle. Mullâ Sadrâ cite, à ce sujet, le Livre
des carrefours et entretiens : « Lorsque tu entends Empédocle, Aghatodaïmon et d’autres
désigner les Seigneurs des espèces, comprends donc ce qu’ils veulent dire, et ne va pas
t’imaginer qu’ils soutiennent que le Seigneur de l’espèce est un corps ou qu’il est corporel,
ou qu’il a une tête et deux pieds. » L’expérience attribuée à Hermès est révélatrice. Le sage
Hermès dit « une essence spirituelle fit resplendir vers moi les connaissances ; à la question
– qui es-tu ? Elle répondit – Je suis ta nature parfaite ».
La réhabilitation de la doctrine des « formes platoniciennes » a pour autre renfort les écrits
du « Plotin arabe », c’est-à-dire la version arabe de la paraphrase des trois dernières
Ennéades de Plotin, connue sous le titre de Théologie et attribué à Aristote. Cet ouvrage
passe pour exprimer la doctrine la plus importante du disciple de Platon, puisqu’elle a pour
sujets les trois niveaux ou degrés de la réalité, et qu’elle énonce ce qu’il en est de l’âme, de
l’intelligence et de l’Un. Quelques passages de cette Théologie sont invoqués pour justifier
l’existence des Formes platoniciennes et démontrer que leur universalité n’est pas
l’universalité abstraite d’un concept, mais la singularité vivante et concrète d’un modèle, d’un
archétype réel. Mîr Dâmâd ou Mullâ Sadrâ s’entendent sur certains thèmes qui deviennent
comme
des
lieux
communs
de
la
philosophie
platonisante
du
shî’isme
duodécimain : Chacune des espèces corporelles a pour centre générateur une monade
parfaite située dans le monde intelligible, et cette « racine de l’espèce » a pour dérivés,
« traces » ou « vestiges » les individualités sensibles naturelles. La relation de la cause à
l’effet, de la cause formelle ou finale et de son effet naturel s’explique ainsi par la relation
d’une monade ou singularité intelligible et du cercle indéfini de ses projections sensibles.
Cette monade n’a besoin d’aucune matière parce qu’elle est complète et parfaite, au
contraire de ces individualités sensibles, car ces dernières ont besoin d’une matière, étant
faibles et déficientes. Mullâ Sadrâ écrit donc que les Formes intelligibles n’existent pas en
vue du monde sensible, mais, à l’inverse, que le monde des formes sensibles est au service
des Formes intelligibles, et qu’elles en sont, en quelque sorte, la liturgie : « Que l’on n’aille
pas penser que ces philosophes éminents (les Anciens sages grecs), parce qu’ils ont
identifié les archétypes aux Formes intelligibles subsistant par elles-mêmes dans le monde
de la divinité, ont pensé que les Seigneurs des espèces n’existaient, en procédant du
Principe originaire, du Réel divin, que pour devenir des modèles pour ce qui leur est
inférieur… En effet, ces philosophes éminents ont mieux compris que les Péripatéticiens que
le supérieur n’existe pas en vue de l’inférieur. Bien au contraire, selon eux, les formes des
espèces corporelles sont des icônes et des ombres de ces Seigneurs intelligibles et
lumineux, et il n’y a aucun rapport entre ceux-là, quant à la noblesse et à la perfection. Et
puis, comment le Nécessaire (Dieu) aurait-il besoin de modèles qui serviraient de règles à
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son art et de programme pour sa création, afin de conférer l’existence aux choses ? S’il avait
besoin de modèles, il aurait besoin d’autres modèles pour conférer l’existence aux modèles,
et ainsi de suite à l’infini. »
Un homme comme Mullâ Sadrâ avait parfaitement conscience que la doctrine platonicienne
des Formes entrait en contradiction avec l’enseignement du « Premier Maître » qui l’avait
réfutée. Il trouve à ce conflit doctrinal deux raisons d’être. Ou bien Aristote n’a pas réfuté
Platon, mais seulement « ce que le commun comprend de ce qu’ont dit Platon et les
Anciens », car selon une image reçue de l’enseignement de Platon et des Anciens sages
grecs, « ils avaient pour habitude de bâtir leurs exposés sur des symboles et des
expressions métaphoriques, singulièrement dans ces matières de recherche, sur lesquelles
les éloquents gardent le silence et dont la compréhension est fatigante ». Ou bien, il faut
admettre qu’Aristote s’est trompé, et s’il s’est trompé c’est qu’il n’était pas, comme était son
maître, un de ces sages divinisés qui font de la philosophie un guide pour la vie future, un
instrument de libération hors de la prison de ce monde. La raison d’être de l’impuissance
aristotélicienne à concevoir les archétypes lumineux, c’est son orientation vers le bas, vers
les choses de ce monde, et celle-ci a pour origine, « l’impureté de son amour du pouvoir,
consécutif à la compagnie des gens et à celle des rois et des gouvernants ». De nombreuses
fois, il arrive à Mullâ Sadrâ de mettre en cause vigoureusement la façon dont les savants se
mettaient au service des rois safavides pour exercer des fonctions religieuses officielles. Il
nous semble bien qu’il projette sur l’amitié d’Aristote pour Alexandre l’ombre de la critique
qu’il fait des savants théologiens et juristes imamites de son temps. Mais, ajoute Mullâ
Sadrâ, le livre connu [sous le titre de] « la Théologie » « montre que sa doctrine est
conforme à la doctrine de son maître, pour ce qui concerne les archétypes intelligibles des
espèces et les Formes séparées lumineuses subsistant par elles-mêmes dans le monde de
l’Instauration, quand il en parle dans le quatrième chapitre de la Théologie ». Et voici ce que
Mullâ Sadrâ cite, du Plotin arabe, à l’appui de son affirmation :
« Au-delà de ce monde, il y a un ciel, une terre, une mer, des animaux, des plantes et des
hommes célestiels. Et chacun de ceux de ce monde-là est célestiel et il n’y a là rien de
terrestre. »
« L’homme sensible est seulement l’icône de l’homme intelligible, et l’homme intelligible est
spirituel, et l’ensemble de ses organes est spirituel sans que la localisation de l’œil soit autre
que la localisation de la main, et les localisations de tous les organes ne se différencient pas,
mais ils sont tous en une localisation unique. »
« La réalité par laquelle le feu opère ici est précisément une vie de feu, et elle est le feu
véritable. Par conséquent, le feu qui est ainsi, qui est au-dessus de ce feu-ci, dans le monde
supérieur, est plus adéquatement un feu. Car, s’il est un feu véritable, certainement il est
vivant, et sa vie est plus élevée et plus noble que la vie de ce feu-ci. Car ce feu-ci n’est
qu’une icône de ce feu-là. Il est donc clair et vrai que le feu qui est dans le monde supérieur
est vivant, et que c’est cette vie-là qui est effusante sur ce feu-ci, et qui constitue la vie.
Selon une telle caractéristique, l’eau et l’air sont là-bas plus puissants, car, là-bas, ils sont
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tous deux vivants comme en ce monde-ci, sauf qu’ils sont, en ce monde-là, d’une vie plus
grande, car c’est elle qui effuse sur ces deux qui sont ici vivants. »
« Ce monde sensible tout entier n’est qu’une image et une icône de ce monde-là. En effet, si
ce monde-ci est vivant, alors, a fortiori, convient-il que ce monde-là, le premier soit vivant ; et
si ce monde-ci est complet et parfait, alors, a fortiori, convient-il que ce monde-là soit plus
complet et plus parfait, car c’est lui le principe de l’effusion de la vie, de la puissance, de la
perfection et de la pérennité sur ce monde-ci.
Et si le monde supérieur est au plus haut point complet, alors là-bas il y a certainement
toutes les choses qui sont ici, sauf qu’elles sont en lui d’une espèce plus élevée et plus
noble, comme nous l’avons dit bien des fois. Il y a, dès lors, un ciel qui possède une vie, et
en lui des étoiles semblables à ces astres qui sont en ce ciel-ci, à ceci près qu’elles sont plus
lumineuses et plus parfaites. Il n’y a pas entre elles de séparation comme on en voit ici-bas,
et cela parce qu’elles ne sont pas corporelles. Il y a là-bas une terre qui n’a pas de saline,
mais qui tout entière est florissante ; En elle, il y a des mers et des fleuves qui s’écoulent, en
lesquels il y a tous les animaux aquatiques. Là-bas il y a un air, et en lui des animaux
aériens vivants et assimilés à cet air. Les réalités qui sont là-bas sont toutes vivantes, et
comment ne seraient-elles pas vivantes, alors qu’elles sont dans le monde de la vie pure,
que la mort ne corrompt absolument pas. Et les natures des animaux sont là-bas semblables
aux natures de ces animaux-ci, sauf que la nature, là-bas, est plus haute et plus noble que
cette nature-ci, car elle est intelligible et non pas animale.
Or à celui qui nie ce que nous disons et déclare : d’où se fait-il qu’il existe dans le monde
supérieur des animaux, un ciel et les autres choses que nous avons mentionnées ?
Nous répondrons : que le monde supérieur est le vivant complet en lequel sont toutes les
réalités, car il a été instauré par l’Instaurateur premier tel qu’il soit complet et qu’en lui soit
toute âme et toute Intelligence. Et il n’y a là aucune indigence, aucun besoin, car les réalités
qui sont là-bas sont toutes comblées de ce qui suffit et de vie, comme s’il s’agissait d’une vie
surabondante et bouillonnante. La vie de ces réalités ne s’écoule et ne surgit que d’une
source unique, non qu’il y ait seulement une chaleur ou une senteur, mais qu’elle soit une
qualification unique en laquelle est chaque qualification en laquelle il y a chaque saveur. Et
nous dirons : tu trouveras, en cette qualification une et unique le goût de la douceur et du
breuvage et des autres réalités qui possèdent les saveurs, et leurs puissances, et les autres
réalités qui sentent bon, et toutes les couleurs qui tombent sous la vue, et toutes les choses
qui tombent sous le toucher, et toutes les choses qui tombent dans l’ouïe, c’est-à-dire toutes
les mélodies et toutes sortes de rythmes, et toutes les choses qui tombent sous le sens.
Toutes, elles existent en une qualification unique répandue sur le mode que nous avons
décrit. Car cette qualification est vivante et intelligible et elle comprend toutes les
qualifications que nous avons décrites. Mieux dit, elles toutes, elles sont en elle conservées
comme si chacune d’entre elles subsistait à part des autres. »
« Chaque forme naturelle en ce monde-ci, c’est elle qui est en ce monde-là, mais là-bas elle
est d’une espèce plus parfaite et plus haute ; cela, parce qu’elle est ici attachée à la matière
première, et qu’elle est là-bas sans matière première. Chaque forme naturelle est une icône
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de la forme qui, là-bas, est à sa semblance. Donc, là-bas, il y a un ciel, une terre, un air, un
vivant-animal, une eau, un feu, et si là-bas il y a ces formes, alors nul doute qu’il y ait aussi
là-bas des plantes.
Si quelqu’un dit : s’il y a une plante dans le monde supérieur, comment est-elle donc là-bas ?
Et s’il y a là-bas un feu et une terre, comment sont-ils là-bas ? Il faut, nécessairement, qu’ils
soient là-bas ou vivants ou morts. S’ils sont morts, comme ici, quel besoin d’eux là-bas, et
s’ils sont vivants, comment vivent-ils là-bas ?
Nous répondrons : quant aux plantes, nous pouvons dire qu’elles sont vivantes là-bas aussi,
parce qu’il y a dans les plantes un verbe agent qui est préposé à une vie. Et si le verbe des
plantes matérielles est vivant, alors il est ainsi, certainement, une certaine âme aussi, et il
convient que ce verbe existe dans les plantes qui sont dans le monde supérieur. C’est la
plante première, mais il est en elle d’une espèce plus élevée et plus noble, car ce verbe-ci
qui est dans cette plante, procède de ce verbe-là, sauf que ce verbe-là est un et universel, et
tous les verbes végétaux qui sont ici sont attachés [à la matière]. Quant aux verbes des
plantes qui sont ici, ils sont multiples, mais ils sont particuliers, et donc toutes les plantes de
ce monde-ci sont particulières et procèdent de cette plante universelle.
Tout ce que le chercheur recherche des plantes, il le trouve en cette plante universelle. S’il
en va ainsi, nous dirons : si la plante que voici est vivante, alors il convient que cette plante
soit vivante aussi, car cette plante est la plante première et vraie. Quant à cette plante que
voici, elle est une plante qui vient en second et en troisième, car elle est l’icône de cette
plante. Et la plante que voici ne possède la vie que grâce à ce que cette plante effuse de sa
propre vie sur lui.
Quant à savoir si la terre qui est là-bas est vivante ou morte, nous saurons cela, si nous
savons, nous autres, ce qu’est cette terre-ci, parce qu’elle l’icône de celle-là. Et nous dirons :
cette terre-ci possède une certaine vie et un certain verbe agent. Si donc cette terre sensible
est une icône vivante, il convient donc que cette terre intelligible soit vivante, et qu’elle soit la
terre première, et que cette terre d’ici soit une terre qui vienne en second de cette terre làbas, à sa semblance.
Les réalités qui sont dans le monde supérieur sont, en totalité, brillantes, car elles sont dans
la lumière suprême, et c’est pourquoi chacune d’entre elles voit toutes les choses dans
l’essence de son Seigneur, et elles sont toutes en toutes, et le tout est en chacune d’entre
elles, et chacune d’entre elles est le tout, et la lumière qui survient sur elles n’a pas de fin.
C’est pourquoi chacune d’entre elles, respectivement, est éminente. »
De telles pages, abondamment citées et commentées, nous conduisent à la thématique de
la préexistence de l’âme et de sa destination finale. Depuis Avicenne jusqu’à Sohravardî
inclus, les philosophes ont nié ce qui était un des dogmes du platonisme, la vie antérieure de
l’âme en sa patrie céleste. Les philosophes shî’ites duodécimains de l’époque safavides
reviennent sur cette affirmation, et, entraînés par la logique même de leur retour à la pensée
plotinienne, accordent volontiers que l’âme a sa racine dans le monde de l’âme universelle,
le « royaume » (malakût). La chute de l’âme dans le corps est analogue à la descente des
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formes intelligibles dans l’opération par laquelle elles se projettent en des ombres et des
images. Ces images du monde supérieur « s’en éloignent en descendant, qui se troublent,
se corporalisent après avoir été pures, préservées de la déficience et de la disgrâce,
délivrées de l’opacité, élevées loin au-dessus de la déficience, de l’imperfection, de la
faiblesse, de la destruction et de la ruine ». La beauté sensible nous est un signe d’une
beauté invisible aux yeux du corps, et « c’est elle, la source de la beauté absolue et de la
majesté la plus parfaitement radieuse. Les formes des aimés, la beauté des existants
spirituels et corporels sont une goutte d’eau en comparaison de l’océan de cette beauté, un
atome en comparaison du soleil de cette grandeur et de cette majesté ». Descendue du
monde supérieur, l’âme humaine doit et peut y remonter. Les signes sensibles des lumières
angéliques supérieures leur sont utiles et nécessaires, car « si les lumières et les rayons ( du
monde supérieur) ne se trouvaient pas dans les formes des existants manifestes, il n’y aurait
pas de conjonction avec la lumière des lumières (la lumière divine), qui est l’existence divine
absolue, car l’âme, en se familiarisant de façon diversifiée avec celui qui est, en image,
l’aimé tourne sa face vers l’aimé réel et absolu, qui est l’éternel de toute chose et le refuge
de tout vivant. Sa noble face gouverne la source des lumières et l’origine des vestiges, de
sorte que l’âme se conjoigne à la majestueuse présence divine. »
Nous venons de citer, une fois encore Mullâ Sadrâ, qui nous propose une analogie frappante
avec la doctrine platonicienne de l’amour.
Selon lui, le point culminant de la conjonction de l’âme humaine avec le divin est le moment
où l’intellect humain, devenu un parfait réceptacle, purifié de toute attache à ce monde, à
tout ce qui n’est pas la lumière divine et même à soi, s’illumine de la lumière divine. En cette
contemplation, l’intellect humain perçoit les réalités universelles et les Formes intelligibles
séparées et, écrit Mullâ Sadrâ « devient alors un intellect percevant les réalités
universelles ». Cet intellect pur sera identifié aux « anges éperdus d’amour » et aux « anges
rapprochés du trône divin ».
Dans son ascension vers cette contemplation, l’intellect a pris son départ dans la perception
de la beauté sensible : « tu vois que les vestiges de Ses lumières, qui apparaissent dans le
monde sensible, et procèdent en s’éloignant de leurs degrés spirituels intelligibles, ne
s’effacent pas dans les formes des choses particulières, et se caractérisent par la beauté, la
subtilité, la coquetterie, bien qu’elles s’affaiblissent dans la compagnie des ténèbres
corporelles, qu’elles s’alourdissent de densité matérielle, après avoir été pures, intactes,
immatérielles. » Et Mullâ Sadrâ s’exalte : « Ô combien s’émerveillent les intelligences,
s’égarent en perplexité les cœurs et ceux qui en sont possesseurs ! Comme ils tombent
dans les enchantements et les tribulations, ceux qui les cherchent ! Et ce que tu t’imagines
dans la beauté essentielle absolue, la lumière divine irradiante, ce qui est au comble de la
grandeur, au terme final de la majesté, la perfection qui émerveille les intelligences et les
cœurs, derrière soixante dix-mille voiles de lumière et de ténèbres, comme on le rapporte de
son Messager, « Dieu a soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres, et s’il les ôtait,
les splendeurs de sa face embraseraient sa créature dont la vue irait jusqu’à elle ».
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L’amour est conçu par notre philosophe comme un exercice spirituel qui conduit l’âme à une
conversion indispensable à cette ascension vers la beauté intelligible. Si l’amour existe, c’est
précisément pour l’éveil de l’âme : « Il n’échappe pas à celui dont le cœur s’illumine et dont
l’intelligence s’éclaire après avoir médité les thèses et les principes qui précèdent, que le but
le plus élevé de l’existence de l’amour dans la constitution des âmes et de leur prédilection
pour les complexions corporelles et les attraits des corps, ce pourquoi elles admirent la
parure des matières et des corps, est un avertissement seulement, qui les éveille du
sommeil de l’oubli et du songe de l’ignorance. »
Cet exercice consiste, dit-il, « à sortir des réalités corporelles et des icônes matérielles, pour
se diriger vers les beautés spirituelles, les perfections intelligibles et les lumières divines ».
L’amour est donc, pour les âmes humaines, « une preuve de la connaissance de leurs
substances, de la noblesse de leur élément, de la beauté de leur monde et de la vérité de
leur vie future ».
Au départ de l’expérience amoureuse, nous trouvons « tous les attraits et les perfections,
chaque parure, les objets de convoitise en lesquels est le désirable » et nous devons savoir
que ce que nous voyons « sur les apparences des choses corporelles et sur la peau des
corps vivants, ce ne sont que des couleurs teintes, des empreintes, des dessins gravés que
configurent les Seigneurs de leurs espèces et leurs anges régents, au sein des matières et
des réalités élémentaires. » Cette parure des corps attire les âmes, elle est faite « de telle
sorte que les âmes les contemplent ». De cette vue naît la sympathie, puis un ardent désir :
les âmes « aspirent à les rechercher, en les contemplant, en s’en préoccupant », et, ce
faisant, elles découvrent ce qu’il y a de pur dans les corps, bien distinct « de ce qui est fait
d’illusion » et qui est objet de sensation en eux.
L’amour permet aux âmes de découvrir le « cœur intime » des corps, le centre intelligible,
« purifié de son enveloppe assombrie, en procédant à l’abstraction des réalités universelles
à partir des réalités particulières, et par l’intellection des intelligibles à partir des sensibles, en
rejetant ce bas-monde pour l’autre monde ». La démarche de l’âme peut ainsi se résumer :
la perception sensible des attraits et des parures des corps conduit l’âme à comprendre qu’il
s’agit de symboles imprimés sur les corps, puis et ces attraits prennent place dans l’âme,
sous des formes qu’elle se configure, ils s’y conjoignent, et enfin « ces formes aimées et
désirées restent dans la contemplation de l’âme, configurées en elle, lorsque les
individualités corporelles ont disparu de la contemplation sensible ». L’âme se connaît alors,
et sait qu’elle est « une forme spirituelle limpide avec laquelle demeurent ses objets d’amour,
unis à elle par une conjonction spirituelle, sans la crainte d’en être séparée, et sans
altération ». Et, ajoute Mullâ Sadrâ, en des termes expressément platoniciens, « l’on est
alors libre, comblé par la vision, hors de toute parole et de toute explication ». La dernière
étape de cette démarche amoureuse, c’est le renoncement au corps, devenu un obstacle
après avoir été si utile : « On renonce alors aux flatteries des couleurs, et l’on se libère de
l’esclavage et des impuretés ». J’aimerais citer, pour conclure, les lignes suivantes, qui
conjuguent toutes les harmoniques d’une telle expérience, et qui sont un petit joyau de
littérature philosophique. Leur tonalité sera ressentie par tout amateur de littérature
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platonicienne, et même, oserai-je ajouter, de ce qu’un écrivain comme Marcel Proust a
compris et mis en œuvre de la réminiscence platonicienne. Les voici :
« L’indice probant de ce que nous disons, on l’apprendra d’un amour dont, un jour on
s’éprend pour une personne quelconque, de laquelle ensuite on se distrait ou qu’on perd
pendant une certaine période. Puis, si on la retrouve après cela, parfois, elle aura changé et
sera devenu étrangère à la beauté et à la joliesse qu’on lui connaissait et à cette parure, cet
attrait qu’on voyait en l’allure extérieure de son corps, à sa surface. Quand on en revient, et
que l’on contemple ces empreintes et ces formes qui, elles, sont restées en son âme depuis
une familiarité éternelle, on les retrouve en l’état où elles sont immuables et inaltérables. On
les voit tout entières, on les contemple en leur essence alors, telles qu’on les avaient vues
avant, non corrompues, non déchues, mais demeurant par la permanence de leur cause
instauratrice et de la perpétuité de celui qui est leur agent et qui les fait subsister, le Seigneur
de leur espèce, qui est éternel. Alors, on trouve en elles-mêmes et dans leur substance ce
qu’on cherchait, auparavant, hors d’elles.
Grâce à cela, on s’en déprend, on sait que ces formes de beauté, cette complexion et ces
perfections qu’on voyait sur cette personne ne sont pas emprisonnées en elle, qu’elles
n’existent pas par cette personne et n’y sont pas encloses. Au contraire, elles sont
imprimées dans la substance de l’âme, elles se configurent en son essence, elles demeurent
vivantes en un état unique et inaltérable. Cette personne n’était qu’un signe pointé vers elles,
comme tant d’autres personnes qui sont autant d’icônes, qui sont autant de signes pointés
vers les lumières intelligibles et vers les lieux de manifestation des entités lumineuses.
Lorsque celui qui intellige se remémore ce que nous avons décrit, son âme se réveille du
sommeil de son oubli, elle est, par soi-même comblée, indépendante, elle accomplit et
conquiert sa propre substance et devient autarcique, indépendante de ce qui est autre
qu’elle-même. Par là, elle trouve la quiétude, délivrée de ses troubles et de ses souffrances.
Elle se libère des misères qui arrivent aux amoureux des corps et à ceux qui sont épris de la
chair des corps humains, misères qui accablent ceux qui aiment dirhams et dinars, les
pierres précieuses, les perles, et tout ce qui brille, les propriétés, les jardins, les arbres et les
fruits, et les autres choses vouées à la destruction et à la mort. Dieu a dit : « et les choses
qui demeurent, les choses bonnes et vraies sont un bien auprès de ton Seigneur au titre
d’une récompense, et un bien meilleur espoir. » (Coran, sourate La Caverne, 18 : 46,
sourate Marie, 19 : 76). Lorsque l’âme s’est éveillée du sommeil de l’oubli, qu’elle s’est
éveillée du songe de l’ignorance, que l’œil de sa vision s’est ouvert, elle voit son propre
monde, elle connaît son origine et son retour. Alors elle possède la certitude de ce que les
choses corporelles et les attraits matériels auxquels on prend plaisir sont tous comme les
[reflets] inversés des perfections intelligibles, les fantômes des lumières spirituelles, qui n’ont
aucune réalité foncière et qui ne possèdent aucune indépendance. »
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