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Les anges
: de Platon aux auteurs sh
î’
ites
Résumé du discours de Christian Jambet lors des rencontres
Platon et l
Orient, le 8 septembre 2012 à la Villa Empain
Platon ignorait les anges, mais il accordait une grande importance au « démon » socratique,
inspirateur du désir de philosopher. Le démon de Socrate nest en rien une réalité spirituelle
unique, puisque Platon laisse entendre que toutes les âmes humaines sont vouées, après
leur séparation avec le corps, à la palingénésie et à la rencontre de leur démon. Or, dans le
processus de transformation, palingénésie ou métempsychose, l’âme humaine devient ce
que détermine la partie et la fonction qui ont eu le pouvoir de la dominer pendant sa vie
antérieure : celles des âmes qui se sont assujetties aux fonctions les plus basses, sensibles
ou désirantes se réincarnent en des corps misérables, tandis que l’âme qui sest consacrée
à la musique, à la science des astres, à la philosophie, et donc au détachement du corps et
à l’élévation vers le lieu intelligible, sa vraie patrie, cette âme trouve un corps gracieux. Un tel
homme, fidèle à sa destination intelligible, redevient un homme digne de ce nom.
Le démon de chacun, comme le philosophe Plotin devait le comprendre, est le principe
supérieur guidant notre âme. Dans le quinzième traité, qui est le quatrième de la troisième
Enn
é
ade, traité intitulé « Du démon qui nous a reçus en partage », Plotin explique que le
démon singulier qui a en charge chacun de nous est à la fois notre guide et notre juge. Si
nous tombons au-dessous de la nature humaine, sous leffet de mauvaises mœurs, nous
menons la vie dun animal, ce qui est notre châtiment. « Si, au contraire, nous pouvons
suivre le d
é
mon qui est au-dessus de nous, nous nous
é
levons nous-m
ê
mes en vivant de sa
vie
; ce d
é
mon, vers qui nous sommes conduits, devient la partie la meilleure de nous-
m
ê
mes, et celle
à
qui nous donnons la puissance
; apr
è
s lui, nous prenons pour guide un
autre d
é
mon encore sup
é
rieur, et ainsi jusqu
au plus
é
lev
é
. » (Enn
é
ades III, 4, 3, trad. É.
Bréhier). Le démon est un être émanant du monde supérieur. Il préside, dit Plotin, à notre vie
sans agir lui-même, ce qui explique que nous choisissions notre démon, comme le dit
Platon. Il semble que Plotin ait distingué lun de lautre deux types de démons : celui qui, ici-
bas, nous guide, et, par exemple, permet à notre faculté rationnelle dentrer en activité, et
celui qui nous attend, au terme de notre vie dici-bas, et qui est un démon supérieur. Certes,
« chacun de nous, dit Plotin, est un monde intelligible », parce que lintellect (le no
û
s) est la
partie supérieure de l’âme ; un à lintelligible, notre intellect constitue un monde intelligible
qui se déploie pour nous dans la contemplation, notre monde intelligible. Le démon que nous
écoutons lorsque nous nous élevons à la vie théorétique nous remet, en quelque façon,
entre les mains du démon supérieur qui consacre notre libération des chaînes de la prison
corporelle.
Je nai pas évoqué en vain, ou gratuitement, cette approche plotinienne du démon
platonicien. Guide de l’âme, juge intérieur de l’âme, intellect constitutif de notre monde
intelligible, le « démon » aura son corrélat dans la conception de l’âme que certains
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penseurs shî’ites duodécimains ont élaborée. Singulièrement, la fonction sévère du juge,
intériorisée, décidant du châtiment de l’âme ou de sa récompense, se retrouvera dans
leschatologie originale du grand philosophe Mullâ Sadrâ Shîrâzî. Au juge extérieur, qui
condamne ou absout selon le témoignage de personnes étrangères, se substitue un juge
plus redoutable, le démon de l’âme, qui deviendra, ou bien lun des anges immatériels
« rapprochés du trône divin », ou bien un Satan aussi vain que malfaisant qui peuple le
monde de nos passions. Le châtiment et la récompense, dans la vie future, ressembleront
trait pour trait à ce quils sont dans la palingénésie platonicienne repensée par Plotin.
Doù vient que toute une angélologie se soit développée, à l’époque hellénistique, dans
lunivers religieux des religions païennes ? La question est dimportance, car les philosophes
de lislam seront tributaires de cette angélologie du paganisme, autant sinon plus que des
données de la révélation coranique relatives aux anges. Pour lessentiel, il semble que la
notion de démon, telle que nous la rencontrons chez Platon, ait fini par prendre place dans
un système organique de réalités intermédiaires entre la divinité unique et transcendante et
le monde des sphères célestes, lequel monde sachève au degré inférieur dans le monde de
la nature soumise à la génération et à la corruption. Ces êtres intermédiaires, parmi lesquels
les démons sont un degré hiérarchique parmi dautres, forment un univers angélique. Cest
sous leffet des pensées juive et mazdéenne, et donc de deux religions étrangères au
panthéon hellénique originel, que se développa, en un syncrétisme vivant, langélologie
hellénistique.
Nous aimerions savoir si lexégèse biblique de Philon dAlexandrie, qui fut le contemporain
du Christ et le fondateur de linterprétation symbolique ou allégorique de la Bible des
Septante a laissé quelque trace dans lexégèse coranique propre aux auteurs, philosophes
ou gnostiques, de lislam shî’ite. Mais, sans pouvoir encore répondre à cette question avec
certitude, nous pouvons savoir que Philon eut une influence décisive sur le christianisme
oriental. Dans le système théologique de Philon dAlexandrie, - le premier en date de tous
nos systèmes théologiques monothéistes le Principe suprême est Dieu, inconnaissable,
transcendant et unique. Il se révèle dans une première réalité médiatrice, le Logos qui est la
pensée divine et qui anime le monde. Après ce Logos divin, qui deviendra, dans le monde
chrétien, le Verbe, nous trouvons les anges, qui sont le monde intermédiaire entre lincréé et
le créé, tout en étant eux-mêmes le premier degré du créé. Les anges sont des puissances
par lesquelles le Logos gouverne et conserve le monde dans l’être : ils sont les
intermédiaires du gouvernement divin et de la providence qui linspire. Ils sont, comme sont
les démons platoniciens, les instruments du jugement moral qui pèse sur les hommes, enfin
ils sont les constitutifs des archétypes éternels des choses visibles.
La fonction providentielle des anges dans lordre cosmique simposa à la conscience du
monde hellénistique, avant de simposer aux univers chrétien et musulman. La fonction
judiciaire et morale des anges condense le pouvoir mystérieux que le platonisme confère
aux démons, le pouvoir de décision légale que le judaïsme alexandrin confère au Logos divin
sexerçant par ses puissances. Elle nous rappelle aussi certaines données singulières de la
religion mazdéenne sur laquelle il convient de dire quelques mots. Sans entrer dans le détail
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dune très longue histoire, et pour nous limiter à ce que le monde de lantiquité tardive a pu
intégrer à ses croyances, dune religion des Mages zoroastriens qui étaient, de longue date,
devenus pour le monde hellénique des « mages hellénisés », retenons principalement la
thématique dun dualisme qui oppose la puissance des ténèbres, dont le chef est Ahriman,
au règne de la divinité suprême Ohrmazd, Ahura Mazda. Tout comme le stade intermédiaire
de la vie cosmique est animé par le combat entre ces puissances opposées, le monde
angélique se partage en deux troupes, les esprits célestes ou anges de la divinité, Ohrmazd,
et les êtres mauvais qui sont les agents dAhriman. Gardons en mémoire le fait que ce
partage se retrouvera dans la synthèse quune école philosophique de lislam, l’école
illuminative de Sohravardî, diffusera à partir du XIIe siècle. Il sera présent encore dans
langélologie des gnostiques shî’ites ultérieurs.
Le paganisme hellénistique a trouvé sa traduction théologique la plus ferme chez les
philosophes néoplatoniciens. Nous avons déjà rencontré le nom de Plotin, et il conviendrait
de rappeler le rôle plus éminent encore que remplit l’œuvre de son disciple Porphyre de Tyr.
Concernant la nature et les fonctions du monde angélique, louvrage fameux du
néoplatonicien Jamblique (mort vers 330 ap. J.-C.) Les myst
è
res d
Egypte, expose des
enseignements dont nous retrouverons les équivalents chez les penseurs de lislam spirituel,
sans que nous puissions, hélas, le plus souvent, repérer d’éventuelles chaînes de
transmission directe. Selon Jamblique, cest sous le nom dHermès que les questions de
théologie, cest-à-dire les questions qui portent sur le monde suprasensible et
hypercosmique se placent légitimement. La gnose, ou « théologies divines » comme il la
définit, senracine dans les leçons des Anciens, depuis Pythagore et Platon, tout comme en
celle des « sages de la Chaldée » et des « prophètes de lEgypte ». Ainsi, le syncrétisme
combinant les sages de lOrient ancien et ceux de la Grèce explique, selon Jamblique, la
pérennité et lantiquité de la gnose, celle des vérités qui sont nécessaires au vrai philosophe,
qui est aussi bien prêtre et théurge. Dans la mesure où la philosophie nest pas seulement
lart de vivre par excellence, mais une science divinatoire et expérimentale qui permet de
connaître les hiérarchies divines afin de mieux prier et de mieux pratiquer la théurgie en ce
monde, la gnose enveloppe les questions philosophiques, les problèmes posés par les arts
théurgiques, magie, mantique ou divination, sacrifices aux dieux, et les questions
théologiques proprement dites.
Le monde supérieur est fait des dieux, des démons et des héros. Il est immuable et
impassible. Il est fait des êtres qui opèrent la théurgie dans l’âme humaine purifiée, théurgie
qui est laction divine dont le culte est comme la mise en scène. Le culte sans souillure
« rattache intimement les autres
ê
tres
à
ceux qui valent mieux que nous et s
adresse pur aux
purs.
»
(Myst
è
res d
Egypte, I, 11, traduction Édouard des Places). Relevons limportance de
la notion, héritée de Platon, de paradigme, de modèle. Fidèle aux leçons du dialogue
platonicien de lEpinomis, Jamblique soutient que les sphères célestes sont les trônes des
êtres incorporels et intelligibles et que lordre intégral du monde va, depuis lUn ineffable
jusquau modèles intelligibles, et ensuite jusquaux images corporelles de ces modèles
intelligibles, constitutifs de lordre cosmique. La hiérarchie des êtres impassibles comprend
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les dieux, les démons et les héros selon un ordre que nous retrouverons dans la théologie
de Proclus. Elle comprend aussi, entre les dieux et les démons, les archanges et les anges,
et après les démons, les archontes. Les démons, réalités médianes et médiatrices, ont
principalement en charge le cosmos, tandis que les héros soccupent, dit Jamblique, de
disposer les âmes.
Non moins importante que cette hiérarchie intermédiaire entre les dieux et les âmes des
vivants, est la notion capitale dapparition ou
é
piphanie. Le monde supérieur offre au
contemplatif un spectacle merveilleux. Les dieux ont pour propriétés lordre et la tranquillité,
les archanges lordre et la tranquillité, mais qui possède un caractère actif, les anges, avec
lordre et la tranquillité présentent les marques du mouvement, les visions des démons nous
les présentent dans une sorte de trouble bachique, les archontes se manifestent de façon
stable, ou, au contraire, liés à la matière, de façon tumultueuse, les héros, enfin, « se
pressent dans leur mouvement et ne manquent pas de changement » (Myst
è
res, II, 3). Ainsi,
de lUn ineffable, principe du tout, jusquau multiple matériel, de déploie une procession
d’êtres qui enchante l’âme du sage initié à leurs apparitions. Tout nest quordre et beauté.
Le monde néoplatonicien des archanges, des anges, des démons est la manifestation
mobile, de plus en plus mobile et multiple, selon que lon descend vers le monde inférieur, de
limpassibilité ineffable des dieux. Tout est plein danges nest-ce pas ici le cas de le dire,
comme si les degrés de lintelligible, les processions qui vont de lunité absolue jusquaux
unités dérivées, se donnaient à voir et à célébrer dans les personnalités déterminées d’êtres
hypercosmiques, dont le rôle providentiel et gouvernemental va de pair avec leffusion dune
lumière divine infinie.
Nous allons montrer maintenant, autant que possible, comment ces traits esquissés
sommairement ici, nous les retrouvons, modifiés, dans certains systèmes de la pensée
shî’ite. Ce que lon nomme « islam shî’ite » est caractérisé par un petit lot de croyances
fondamentales et par une très grande diversité d’écoles, dembranchements et de
confessions. Ce qui les unit est la conviction selon laquelle la révélation divine a été
recueillie par les prophètes, dont le dernier dans le temps est le premier par dignité et par
essence, Muhammad, et que la lumière de cette révélation est reçue, aussi bien, par lalter
ego du prophète, Alî ibn Abî Tâlib, son épouse Fâtima, la fille du Prophète, et par leurs
descendants, les Imâms. Les diverses confessions de lislam shî’ite divergent sur la série et
la dénomination de ces Imâms. Les shî’ites « duodécimains » ou « imamites » reconnaissent
douze Imâms, dont le premier est « le Prince des croyants », Alî ibn Abî Tâlib, et le
Douzième est lImâm entré en occultation jusqu’à la fin des temps, lImâm attendu, portant le
même nom que le Prophète, Muhammad, surnommé « le Bien-guidé », al-Mahdî.
La philosophie, telle quelle sest développée en terre dislam, est principalement et presque
exclusivement connue en Occident, par les œuvres de ceux qui ont commenté Aristote ou lui
ont été grandement fidèles, al-Fârâbî, Avicenne au Xe siècle, ou Averroès au XIIe siècle.
Mais, sans entrer dans le détail dune histoire de la philosophie islamique dont la courbe
conduit jusqu’à laube de notre époque, relevons que la figure de Platon et celle de Plotin
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furent réhabilitées par les philosophes shî’ites imamites. Plotin, par un quiproquo fécond, vit
son œuvre et ses modèles théoriques adoptés massivement par les philosophes shî’ites,
mais sous le masque dAristote, parce que la tradition attribuait la version arabe de la
paraphrase des textes tirés de ses trois dernières Enn
é
ades à Aristote ! Seuls quelques
rares esprits sagaces mirent en doute cette attribution.
La première révolution religieuse « islamique » quait connue lIran moderne nest pas celle
de 1978. Le monde iranien, le monde où la langue arabe, la langue de base de la religion, de
la culture et de la philosophie, navait pas ruiné lusage de la langue persane, était et reste
bien plus vaste que le territoire de lentité politique de lIran, telle que, peu ou prou, elle date
de la prise de pouvoir de la dynastie safavide. Mais la puissance étatique qui se donna pour
nom Iran commence, en quelque façon, par la révolution safavide. Les Safavides sont une
confrérie mystique fondée au XIVe siècle par un maître soufi, Shaykh Safî al-Dîn. Au XVe
siècle, cette confrérie se convertit au shî’isme duodécimain, et son maître finit par
revendiquer l’éminente fonction consistant à représenter sur terre lImâm caché. Il se pourrait
quil eût eu la prétention d’être lui-même lincarnation de cet Imâm caché, et, pourquoi pas,
de Dieu sous la face de lhomme parfait. Ayant vaincu les troupes ottomanes, Shâh Ismâ’îl, à
la tête de troupes fanatisées et composées principalement de tribus turcomanes, entrait à
Tabrîz en 1501 et y fondait un État qui faisait du shî’isme duodécimain sa religion officielle.
Après sa mort en 1524, ses successeurs modérèrent l’élan messianique qui avait inspiré leur
parent, pour consolider les institutions du nouvel Iran, en invitant un grand nombre de
savants shî’ites, depuis les pays de langue arabe, Syrie ou autres, pour convertir
complètement les populations iraniennes à la foi shî’ite « officielle ». Cest dans le cadre de
cette grande entreprise intellectuelle et politique que les philosophes, malgré les
controverses que leurs œuvres firent naître, purent travailler en une sérénité relative. Ceci
explique lessor considérable de la philosophie en Iran aux XVIIe et XVIIIe siècle, même
après la chute de la dynastie safavide.
Il serait difficile de résumer lensemble des convergences entre les formes dangélologie que
nous venons d’évoquer et langélologie philosophique du shî’isme duodécimain.
Concentrons donc notre regard en deux foyers dinterrogation majeurs : la réhabilitation des
Formes platoniciennes, préalable indispensable à une homologation mystique du monde des
intelligences et du monde angélique, et la question de l’âme humaine, de sa préexistence à
sa vie terrestre et à son destin post-mortem, qui est un destin angélique. Le nom de Platon
est, en effet, attaché par les philosophes shî’ites de l’époque safavide, à laffirmation de
lexistence des Formes éternelles, archétypes des existants sensibles. Ainsi Mullâ Sadrâ
Shîrâzî (m. 1640), écrit-il, dans ses Quatre voyages de l
intelligence, sa grande somme
philosophique : « On attribue au divin Platon la thèse quil a mainte fois soutenue, en accord
avec son maître Socrate : les existants ont, dans le monde divin, des formes séparées, que
lon nomme souvent les archétypes divins et ils sont impérissables et incorruptibles, mais ils
demeurent, tandis que ce qui périt et se corrompt, ce sont seulement les existants qui sont
soumis à la génération. »
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