17ème Congrès Français de Mécanique Troyes,-Septembre2005 Prise en compte de la tension de surface en nano-indentation de matériaux souples Christophe FOND Institut Charles Sadron (C. N. R. S.) 6 rue Boussingault F67083 Strasbourg Résumé : Le contact entre un indenteur sphérique et un solide élastique est considéré. Un modèle par éléments finis permettant de prendre en compte la tension de surface du solide est présenté et validé. Il est montré que pour la nano-indentation de matières souples, la tension de surface du solide peut influencer considérablement la courbe force vs. profondeur d’indentation. Il est ainsi définit quand le modèle de Hertz ne convient plus. En bonne approximation, la courbe force vs. profondeur d’indentation peux être approchée par une croissance allométrique F = a δb où F désigne la force, δ la profondeur d’indentation, a et b ∈ ]1, 1.5] sont des constantes qui dépendent du matériau et du rayon de pointe. Abstract : The contact between a spherical indenter and an elastic solid is considered. A numerical finite element model to take into account the surface tension of the solid is presented and assessed. It is shown that for nano-indentation of soft materials, the surface tension of the solid can influence significantly the force vs. the indentation depth curve. The situations for which the Hertz’s model is not suitable are defined. With good accuracy, the force vs. the indentation depth curve is well fitted by an allometric function F = a δb where F is the force, δ the indentation depth, a and b ∈ ]1, 1.5] constants depending on the material and the indenter radius. Mots clefs : Indentation – nano-indentation - tension de surface – matière molle. 1 Introduction Les essais d’indentation sont de plus en plus utilisés pour mesurer les raideurs élastiques des matériaux [1, 2]. Dans le cas des matières souples, plus souvent appelées matières molles, la mesure du module d’élasticité à partir d’essai de nano-indentation donne généralement des valeurs supérieures au module mesuré en masse par exemple en traction uniaxiale [3]. Pour pouvoir en déduire des propriétés massiques au voisinage de la surface différentes des propriétés à cœur, il convient d’évaluer les effets d’éventuelles forces de surface sur la mesure effectuée. En particulier, il est montré plus loin que la tension de surface du solide peut avoir un effet considérable sur la force de réaction sur l’indenteur lorsque le module d’Young du matériau est faible et le rayon de pointe petit. 2 Modèle par élément fini Il est admis que la tension de surface ne varie avec la courbure de façon significative que pour les rayons de courbure typiquement inférieurs au nanomètre [4]. En ce qui concerne les rayons de pointes de quelques dizaines de nanomètres utilisées en nano-indentation, le modèle proposé devra donc assurer une tension de surface quasi-constante. L’énergie associée à la tension de surface peut être vue de façon équivalente comme une énergie de variation de surface ou comme le travail des forces générées par cette tension [5]. Un moyen simple d’intégrer la tension de surface à un modèle par éléments finis (E. F.) consiste à lier la surface à une couche d’éléments simulant une peau précontrainte. Les résultats de calcul présentés ici sont issus du 17ème Congrès Français de Mécanique Troyes,-Septembre2005 logiciel CAST3M©. Les calculs numériques doivent prendre en compte les grands déplacements [6], même si les déformations sont petites. Des éléments isoparamétriques à 4 nœuds standards constituent la peau précontrainte. Afin que ces éléments ne perturbent quasiment pas la réponse volumique du milieu et pour limiter la variation de la tension de surface liée aux non-linéarités géométriques, il faut optimiser les paramètres géométriques et matériau de ces éléments. L’optimisation conduit à choisir Et = E, νt = 0, e < (r / 1000), σt > 104 E où E et Et sont respectivement les modules d’Young du matériau et de la peau, νt le coefficient de Poisson de la peau, e son épaisseur, σt sa précontrainte dans les directions radiale et orthoradiale et r la rayon de l’indenteur sphérique. La Fig. 1(gauche) est un schéma du modèle axisymétrique. Les conditions aux limites, hors surface, imposent des déplacements nuls, i. e. u3 = u1 = 0. En pratique, les frontières sont suffisamment loin de l’indenteur pour simuler un milieu semi-infini. D et h sont suffisamment grands devant r pour que u3 = u1 = 0 aux frontières équivaut au premier ordre à imposer u1 = 0 et u3 ≠ 0 (la force nodale correspondante f3 est nulle) le long de x3 et u1 ≠ 0 (f1 = 0) et u3 = 0 le long de x1, hors surface. La Fig. 1(droite) illustre l’évolution de la précontrainte dans un élément de surface en grande rotation. f1 = σt e= t0 et f3 = 0 sont imposés dans la configuration initiale et la précontrainte selon l’axe x1 est maintenue. En pratique, pour les résultats de simulations suivantes, les angles maximaux de rotation sont de l’ordre de 15°, soit t < 1.03 t0. Pour diminuer les problèmes de convergence, les déplacements selon x1 des nœuds en peau adjacents selon x3 sont imposés égaux. La région de l’espace occupée par la pointe est interdite aux nœuds du modèle, i. e. la pointe est indéformable et pas réellement modélisée. Les conditions aux limites sont réactualisées à chaque pas de calcul - un pas correspondant à un incrément d’indentation – pour passer de la condition de surface libre de contrainte à la condition de déplacement imposé lorsqu’un nœud en surface du modèle entre en contact avec la pointe. f1 / t0, f3 / t0, t / t0 (-) 2.0 1.5 1.0 f 1 / t0 f 3 / t0 t / t0 0.5 0.0 0 10 20 30 40 50 60 angle (degrés) FIG. 1 – (gauche) Schéma du modèle par élément fini, axisymétrique autour de l’axe x3, montrant l’indenteur sphérique, le solide élastique, les éléments de surface précontraints et les conditions aux limites – les proportions ne sont pas respectées ; (droite) évolution de la contrainte dans les éléments précontraints en surface en fonction de leur angle de rotation par rapport à leur position initiale. 3 Validations du modèle 3.1 Comparaison aux valeurs théoriques 3.1.1 Cas de "la bulle de savon" L’évolution de la tension dans l’élément fournit une information locale sur l’écart par rapport à une tension constante. Un test représentatif pour un indenteur sphérique consiste à envisager une sphère sous pression, i. e. un rayon de courbure constant pour les éléments en peau. La Fig. 2 représente l’évolution du travail des forces extérieures normée par l’énergie de création de surface correspondant à l’inflation d’une sphère. La tension de surface déduite du travail des forces extérieures ainsi que celle déduite de l’incrément de travail des forces extérieures est maintenue quasiment constante par le modèle numérique proposé. 3.1.2 Modèle de Hertz La Fig. 3(gauche) illustre la capacité du modèle par E. F. à reproduire le résultat analytique de Hertz pour la force de réaction FH à l’indentation d’un massif élastique semi-infini, donné par : FH = (4/3) E* r0.5 δ1.5 (1) 17ème Congrès Français de Mécanique Troyes,-Septembre2005 où E* = E / (1 − ν²). Le milieu étant discrétisé, la force de réaction à l’indentation au début du contact est relativement mal estimée du fait de l’interaction avec la pointe sur un seul élément. Pour des valeurs de δ / r > 0.05, l’erreur est inférieure à 10 %, que le contact soit parfaitement collé ou parfaitement glissant. Il est en effet connu que l’influence du frottement entre un indenteur sphérique et un milieu élastique est du second ordre sur la réaction d’indentation. Pour les simulations suivantes, le contact est considéré parfaitement glissant, correspondant au modèle de Hertz [7]. 1.10 W / t ∆s, dW / t d∆s (-) r a 1.05 1.00 W / t ∆s dW / t d∆s 0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0 a / r (-) FIG. 2 – Travail des forces extérieures normé par l’énergie de création de surface pour une courbure constante et sa différentielle vs. courbure. 3.1.3 Cas de "la peau de tambour" La Fig. 3(droite) illustre la capacité du modèle par E. F. à reproduire le résultat analytique de l’Annexe pour la force de réaction F à l’indentation d’une peau précontrainte. Les paramètres du calcul sont e = 10-4 . r, t0 = 420 N / m, D = 102 mm et h = 20 . r. Pour des rayons de pointe de 1.5 mm et 3.55 mm, les forces d’indentations issues du modèle numérique coïncident convenablement avec les résultats analytiques. 0.15 R = 3.55 mm modèle E.F. solut. analyt. contact collé contact glissant 0.10 0.1 F (N) |FFEM - FHertz| / FHertz (-) 1 0.01 0.05 R = 1.5 mm modèle E.F. solut. analyt. ν = 0.35 1E-3 0.00 0.05 0.10 0.15 δ / r (-) 0.20 0.25 0.00 0.00 0.25 0.50 0.75 1.00 δ (mm) FIG. 3 – (gauche) Erreur du calcul numérique par rapport au calcul analytique de Hertz vs. profondeur d’indentation normée par la rayon de pointe ; (droite) comparaison des forces de réaction à l’indentation obtenues par calcul numérique par E. F. et par calcul analytique vs. profondeur d’indentation. Comme le montre les calculs en Annexe, lorsque le rapport entre le module d’élasticité du matériau et la tension de surface devient petit, i. e. lorsque le modèle tend vers le problème de l’indentation d’une membrane, la dimension du milieu doit être grande devant le rayon de l’indenteur (D >> r). En effet, comme l’indique la Fig. 4 pour δ / r = 0.1, t = 0.03 N / m, r = 50 nm, ν = 0.4999167, D / r doit être de l’ordre de (100 r . E) / t pour atteindre des valeurs asymptotiques. La Fig. 4 fournissant une comparaison avec le calcul de Hertz, elle indique aussi que la tension de surface a un effet considérable sur la force d’indentation dans la gamme où le module de raideur surfacique t / (r . E*) est de l’ordre de 1. 17ème Congrès Français de Mécanique Troyes,-Septembre2005 -10 5.0x10 -10 F (N) 4.0x10 Hertz analyt. peau seule modèle E.F. h = D, E = 0.1 MPa h = D, E = 1 MPa h/r = 30 -10 3.0x10 -10 2.0x10 -10 1.0x10 10 100 1000 10000 D / r (-) FIG. 4 – Evolution de la force d’indentation vs. diamètre du modèle normé par le rayon de l’indenteur. 3.2 Comparaison aux valeurs expérimentales d’indentation de membrane tendue La Fig. 5 montre les forces mesurées en indentation par une bille métallique d’une membrane en caoutchouc tendue sur un support circulaire. La précontrainte dans la membrane est évaluée en mesurant la courbure induite par une pression d’eau induite par gravité. Les données sont identiques à celles correspondant à la Fig. 3. La tension initiale dans la membrane est évaluée à t0 = 420 N / m ± 5 %. La précision sur cette dernière valeur est limitée par la légère variation de pression d’eau entre le centre et le bord de la membrane ainsi que par l’incertitude sur la mesure du rayon de courbure. Les contraintes induites par les déformations élastiques liées à l’indentation sont faibles devant la précontrainte dans la membrane. Les barres d’erreur correspondent aux calculs numériques pour t0 = 400 N / m et t0 = 440 N / m. On constate expérimentalement, en lubrifiant ou non la bille, que l’influence du frottement dans le contact est du second ordre sur la force d’indentation, à l’instar du problème de Hertz. Les courbes F vs. δ présentent des évolutions systématiquement très proches d’une croissance allométrique : F ≈ a δb (2) où a dépend de E, ν, t et r et b ∈ ]1 ; 1.5]. Même si les calculs connaissent généralement des problèmes de convergence – un schéma implicite basé sur la "θ-méthode" est utilisé par le logiciel CAST3M - pour δ / r > 0.25, l’extrapolation au-delà de cette dernière valeur, issue de l’identification des paramètres a et b en deçà, fournit des estimations fort convenables. L’exposant b pour le cas présenté (D / r ≈ 0.35) est de l’ordre de 1.1. R = 3.55 mm contact lubrifié contact sec 2.0 F = 0.16 δ F (N) 1.5 1.12 1.0 R = 1.5 mm contact lubrifié contact sec 0.5 1.1 0.0 F = 0.14 δ 0 2 4 6 δ (mm) 8 10 FIG. 5 – (gauche) photos d’une bille métallique déformant une membrane en caoutchouc tendue ; (droite) évolution de la force d’indentation vs. diamètre du modèle normé par le rayon de l’indenteur. 17ème Congrès Français de Mécanique 4 Troyes,-Septembre2005 Couplage élasticité et tension de surface Les calculs numériques montrent que le cas de l’indentation d’un massif élastique où la tension de surface présente une contribution significative est totalement couplé et ne peut se résumer précisément à la superposition de deux problèmes distincts. Ils montrent aussi que l’éq. (2) fournit une bonne approximation quels que soient E, ν, r, et t. La Fig. 6(gauche) est issues de simulations par E. F. pour t = 0.03 N / m, D = 300 r et h = 30 r. Le module de compressibilité K du matériau est maintenu à 2 GPa, correspondant typiquement aux élastomères ainsi qu’à l’eau. La Fig. 6(droite) propose une estimation de l’exposant b par une loi de Boltzmann : b ≈ 1.09 + 0.41 / {1 + e1.4 + 2 log(t/rE*)} (3) Il apparaît que pour des valeurs du module de raideur surfacique t / (r . E*) de l’ordre de 0.01 ou moins, le modèle de Hertz prévaut, i. e. b ≈ 1.5. En deçà de ces valeurs, il convient de prendre en compte la tension de surface. En pratique, l’identification de l’exposant b à partir des données expérimentales dans la portion du début de l’indentation, typiquement lorsque δ / r < 0.3, informe directement sur la contribution relative de la tension de surface. 1.50 K = 2 GPa t = 0.03 N/m 1.40 4 1.35 3 1.30 a (N/m) 10 10 1.25 tz a Her 1 10 0 10 amembrane -1 10 4 10 5 10 6 10 7 10 1.4 r = 25 nm 1.20 r = 50 nm r = 100 nm 1.15 r = 250 nm 1.10 r = 500 nm 1.05 ~ 8 9 10 10 b 5 2 1.5 1.45 10 10 = bHertz b (-) 6 10 1.3 1.2 simul. E. F. approx. Boltz. 1.1 -4 bmembrane -3 -2 -1 0 1 2 log (t / rE*) E (Pa) FIG. 6 – (gauche) Abaques fournissant l’exposant b et le pré-facteur a pour des rayons de pointe microscopique pour des matériaux de la classe des élastomères ; (droite) exposant b vs. module de raideur surfacique pour K = 2 GPa. 5 Conclusion Le modèle par E. F. proposé permet d’obtenir des estimations de la force d’indentation en présence de tension de surface à l’aide de logiciels et de procédures standards. La précision des résultats est bonne et cohérente avec les données expérimentales disponibles aux échelles concernées [3], en particulier la connaissance de la dimension et de la forme des pointes microscopiques. L’exploitation du modèle pour le dépouillement d’essais de nano-indentation sur des élastomères permet d’estimer la tension de surface du solide lorsque le module d’Young est mesuré par ailleurs [8]. 6 Annexe : le problème du "tambour" La solution analytique pour l’indentation d’une membrane précontrainte par un indenteur sphérique est aisément obtenue pour une précontrainte équi-biaxiale constante t à l’aide de considérations purement géométriques. Cela correspond à une membrane élastique suffisamment précontrainte pour que les déformations élastiques n’engendrent que des variations de précontraintes négligeables. La membrane est initialement plane et l’effet de la gravité n’est pas considéré. L’équilibre quasi-statique impose : F = 2 π t sin α(D) (A. 1) où F est la force appliqué sur l’indenteur, D la distance à l’axe d’axisymétrie et α(D) l’angle entre l’état initial et l’état déformé à une distance D. Les rayons de l’indenteur et de la calotte en contact sont désignés respectivement par r et a (voir Fig. A1). La membrane est tangente à l’indenteur sphérique à la limite du contact de sorte que : F = 2 π t a²/r (A. 2a) 17ème Congrès Français de Mécanique Troyes,-Septembre2005 D ⌠ r² − a²+ ⌡ δ = h + h’ = r − a² / rρ dρ (A. 2b) 1 − (a² / rρ)² où δ désigne la profondeur d’indentation. Cette expression conduit à une fonction hypergéométrique, i. e. pour une force F non nulle, δ tend vers l’infini quand D tend vers l’infini. a FIG. A1 – Indentation d’une membrane par une sphère. La relation entre F et δ ne s'exprime pas simplement mais, comme le montre la Fig. A2, une bonne approximation pour a << r est donnée par : F F δ ≈ 6 t { ln(D) – [ln(r) – ln( )]/2 } 2πt (A. 3) 1,00 0,50 a / r (-) 0,75 F / t r (-) 1 exact / approx. / D = 20 r / D = 50 r / D = 100 r / D = 300 r 0,25 0,1 0,1 δ / r (-) 1 0,00 Fig. A2. Comparaison de la solution exacte de l’éq. (A1. 2) avec l’approximation de l’éq. (A1. 3). 7 Références [1] S. Tan, R. L. Sherman Jr. and W. T. Ford, Langmuir, 20, p. 7015-7020, (2004). [2] W. C. Oliver and G. M. Pharr, J. Mater. Res., 19(1), p. 3-20, (2004). [3] O. Noël, Phénomène d’Adhésion à une Echelle Locale : une Approche par AFM, thèse de doctorat de l’Université de Haute Alsace, n°03MULH0743, (2003). [4] L. R. Fisher and J. N. Israelachvili, Chem. Phys. Lett., 76(2), p. 325-328, (1980). [5] A. W. Adamson, Physical Chemistry of Surfaces, fifth ed., John Wiley & Sons Inc, ISBN 0-471-61019-4, (1990). [6] O. C. Zienckiewicz et R. L. Taylor, The Finite Element Method, 4ème éd., McGraw-Hill Book Company, ISBN 0-07-084174-8 (v. 1), 0-07-084175-6 (v. 2), (1989). [7] K. L. Johnson, Contact Mechanics, Cambridge University Press, ISBN 0-521-34796-3, (1985). [8] C. Fond, O. Noël et M. Brogly, Influence de la tension de surface sur la force d’indentation d’une pointe AFM, Depos 19, Poitiers, 13–15 octobre 2004.