«Les gens nés dans les années 1920,
qui ont connu la Crise, sont plus prudents, constate François
Beauregard, vice-président de CIBC Wood Gundy à
Montréal. Tout comme les femmes. Alors que les gens qui
n’ont connu que l’abondance dans une société pacifique
prendront plus de risques.» Autre preuve que la tête et l’ar-
gent sont liés : aux États-Unis, de 1984 à 2002, le rendement
réalisé par les détenteurs de fonds d’actions a été de 2,57 %
par année, déclare André Gosselin, vice-président d’Orien-
tation Finance à Québec. «Alors que, pour la même
période, celui du S&P 500 a été de 12,2 %.» Pourquoi un tel
écart? Bienvenue dans le monde fascinant de la psychologie
de l’argent (ou behaviorisme financier), une discipline qui
captive les milieux universitaires et financiers américains
depuis une vingtaine d’années. Et qui recrute de plus en plus
d’adeptes de ce côté-ci de la frontière. Une définition éclair
de ce sujet vaste et complexe? Comprendre les émotions
susceptibles d’influencer les décisions prises par les investis-
seurs et leur conseiller, résume Liane Chacra, du Groupe
Investors. «Votre rapport à l’argent parle beaucoup de votre
éducation, de vos expériences antérieures, de votre enfance,
de votre milieu socioculturel», souligne M. Beauregard.
Jeunes professionnels de 35 ans qui cotisent au maxi-
mum à leur REER ou rentiers au portefeuille prudent, les
investisseurs adoptent souvent, à quelques nuances près,
les mêmes comportements. Voyons voir…
OBJECTIF CONSEILLER
8
CLAUDE COUILLARD
Ne laissez pas les
émotions
gérer le portefeuille
de vos clients.
Entre la tête
La peur de perdre
La peur se situe au cœur du maelström d’émotions qui
conditionnent nos choix financiers. La peur du conseiller
de faire une recommandation erronée ou de manquer de
crédibilité, surtout en début de carrière. Celle du client de
faire un mauvais choix ou de voir son actif se déprécier.
«Quand votre client vient de perdre 15 ou 20 %, il y a de
fortes probabilités qu’il prenne de mauvaises décisions, car
il est sous le coup de l’émotion», rappelle M. Beauregard.
L’inquiétude s’installe. Il cherche alors réconfort et expli-
cations auprès de son conseiller, lequel se voit monopoliser
beaucoup de temps et d’énergie. «Même si ce dernier avait
confiance en ce qu’il a fait, il peut soudainement se mettre
à douter de lui», dit Mme Chacra. C’est plus facile de
prendre des décisions quand le portefeuille croît lente-
ment, estime M. Beauregard. «Ça correspond davantage à
la nature profonde des gens. Et c’est plus facile à gérer!»
Il n’est pas toujours aisé d’y arriver dans une société qui
carbure désormais à la gratification immédiate, motivée
par l’insécurité, l’avarice, la soif de prestige ou de pouvoir.
«Nos grands-parents ont épargné patiemment toute leur
vie pour avoir un peu de confort à la retraite, raconte
Mme Chacra. Ils avaient un mode de vie assez prudent.
Aujourd’hui, on a accès au crédit immédiat. Les clients
se sentent en droit de l’obtenir. Achetez maintenant,
payez plus tard.» Impatience qui engendre chez eux des
attentes irréalistes.
Un sondage réalisé par Northwest Survey & Data Ser-
vices, en pleine débâcle boursière de 2001, a révélé que
40 % des répondants s’attendaient à réaliser des rende-
ments annuels de 10 % à 20 % au cours de la prochaine
décennie! Vilaine manie des investisseurs que celle de sous-
estimer le risque et de surestimer leurs gains. «On essaie de
faire ressortir les inconvénients, affirme Mme Chacra. Mais
ils ne veulent pas entendre ça. Comme conseiller, on doit
composer avec ça.»
Réflexe moutonnier
Les émotions que ressentent investisseurs et conseillers
entraînent une foule de comportements financiers. L’un
des principaux : le mimétisme. «Quand des gens com-
mencent à faire de l’argent sur les marchés boursiers, ça se
communique dans les familles, dans les milieux de travail,
évoque M. Gosselin, spécialiste de la psychologie de l’in-
vestisseur. Leur entourage va les imiter, sans réaliser qu’il
MARS 2004
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et largent
Des études menées sur le cerveau ont démontré que
la douleur ressentie en perdant un billet de 100$ est plus
intense que la joie éprouvée en en trouvant un.
arrive sur le marché quand le titre est très cher.» Survient
l’inévitable: une correction. Se manifeste ensuite le com-
portement irrationnel suivant : un conseiller recommande
par exemple à son client de se défaire d’une action évaluée
à 6 $, payée 10 $. M. Beauregard a souvent entendu : «Non,
je ne la vendrai pas, elle a trop baissé.» Puis il conti-
nue : «Vendre est la chose la plus difficile. C’est facile
acheter, c’est positif. Mais vendre, ça veut dire qu’on s’est
trompé.» Sentiment d’échec qui poussera le client à gar-
der son titre. Et à attendre une remontée, souvent hypo-
thétique. «Dans ces cas-là, je leur présente la réalité. Je
leur explique que, si leur portefeuille reste tel quel, il nous
sera impossible d’investir ailleurs. Notre rôle est de dire
aux clients quand ils sont sur le point de commettre une
erreur», estime-t-il. Au risque d’en perdre quelques-uns,
surtout en période d’euphorie, comme à la fin des années
1990, où l’appât du gain rapide et facile rend souvent
sourd. «Le marché s’est beaucoup apprécié depuis six
OBJECTIF CONSEILLER
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Entre la tête et l’argent
Internet:les écueils
L’arrivée de la grande toile
a fortement influencé
la psychologie de
l’investisseur.Et a fait
naître quelques mythes,
résume André Gosselin,
spécialiste de la question.
1- L’illusion de la connaissance
L’introduction d’Internet, la multiplication des
magazines financiers et des chaînes d’informa-
tion, l’intérêt grandissant des cahiers écono-
miques des quotidiens pour l’actualité boursière...
Les investisseurs n’ont jamais été autant bom-
bardés d’information financière! Résultat? «Les
gens ont eu l’illusion que plus ils emmagasi-
naient d’information sur les marchés boursiers,
plus ils étaient compétents,dit M.Gosselin,alors
que c’est le contraire qui s’est produit.»
mois, un an. L’appétit du risque recommence à prendre le
dessus, fait-il observer. La mémoire est courte! Un aspect
important de la psychologie de l’argent, c’est d’oublier ce
qui fait mal. On préfère l’information qui confirme notre
pensée, plutôt que celle qui nous contredit.» Jusqu’à la
prochaine correction, qui aura tôt fait de nous ramener à
la raison. «Le client va changer quand il aura souffert suf-
fisamment, assure-t-il. Quand il aura perdu trop d’argent.»
Ce qui fait dire au conseiller en placement que les inves-
tisseurs cherchent davantage à ne pas perdre d’argent qu’à
en faire. «Malheureusement, c’est plus spectaculaire pour
un conseiller de promettre un gros rendement, regrette-
t-il. Il est sûr de se faire aimer!»
«Nous sommes vraiment plus psychologues qu’autre
chose, croit fermement Mme Chacra, qui anime une chro-
nique intitulée Money & Emotions à l’antenne du Canal
Vox. Il est plus facile de travailler quand on comprend les
émotions susceptibles d’influencer les décisions d’un
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Entre la tête et l’argent
2- L’illusion de contrôle
Dans la foulée,on a vu une proliféra-
tion de courtiers à commissions
réduites en ligne. «Les gens ont
accès à un outil qui les met au même
niveau que les professionnels de
Wall Street.Or ce n’est pas parce que
le commun des mortels peut désor-
mais acquérir 100 actions de Nortel
en quelques clics qu’il réalise de
meilleurs rendements.»
3- La multiplication des transactions
Le courtage direct en ligne a donné lieu à la multi-
plication des achats et des ventes de titres. «Plus
les gens jouent dans leur portefeuille, moins le
rendement est bon,souligne M.Gosselin.Les gens
ont développé des réflexes qui favorisent la vente
trop rapide des titres gagnants, affirme-t-il. Ces
titres gagnants sur une période de six mois à un an
ont tendance à l’être aussi sur deux ans.» Et c’est la
même chose pour les titres perdants,que les inves-
tisseurs s’entêtent à conserver.
Période moyenne
de possession d’une
action américaine
1975 = 60 mois
1990 = 22 mois
2001 = 10 mois
(Sources : NYSE et NASDAQ)
OBJECTIF CONSEILLER
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client.» Pour les détecter, il suffit de lui poser les bonnes
questions. Quel rendement attendez-vous? Est-il réaliste?
Qu’est-ce qui compte le plus pour vous, le rendement ou
la sécurité? «Les questionnaires aident aussi», ajoute-t-elle.
Exercice primordial, souvent omis par manque de temps
ou par crainte d’importuner le client, qui permettra aux
deux parties d’être le plus possible sur la même longueur
d’onde. «Un jeune conseiller dynamique n’aura peut-être
pas la même définition que son client d’un profil
modéré», prévient-elle.
Se former et s’informer
Les programmes universitaires québécois réservent fort peu
de place au behaviorisme financier. «Son enseignement est
pratiquement nul», regrette M. Gosselin. Même chose dans
les milieux de travail. Aucun des professionnels interviewés
dans le cadre de la préparation de cet article n’a eu vent de
formations en psychologie de l’argent offertes dans son
entreprise. «Il faut vraiment lire les ouvrages de vulgarisa-
tion qu’on trouve surtout aux États-Unis», précise-t-il. Et
parcourir des magazines spécialisés tels le Journal of Beha-
vioral Finance, le Journal of Finance, le Financial Analysts
Journal et le Journal of Portfolio Management, qui traitent
régulièrement de la chose. «Au cours des années 1990, ren-
chérit celui qui anime des conférences sur le sujet, les
conseillers ont beaucoup expliqué à leurs clients que ce n’était
pas le choix des titres qui déterminait le rendement du por-
tefeuille, mais la répartition d’actifs. J’essaie de leur montrer
que le comportement de l’investisseur est beaucoup plus
déterminant. Il y a un travail d’éducation à faire.» OC
Entre la tête et l’argent
Auteur de sept ouvrages sur les stratégies d’investisse-
ment en Bourse (Les Éditions Transcontinental), André Gosselin
aborde,dans chacun d’eux,des aspects propres à la psychologie de
l’investisseur.Ce courant,apparu il y a une vingtaine d’années aux
États-Unis, réunit des spécialistes, en finance surtout, et des écono-
mistes qui ont développé un intérêt pour la psychologie cognitive.
Leur champ de recherche? «Tous les réflexes qui se manifestent dans
nos mécanismes de connaissance, explique-t-il. Comment les inves-
tisseurs se comportent vis-à-vis des marchés financiers en général,des
obligations, du marché monétaire...Tout ça, appliqué au domaine de
l’investissement et,surtout,aux marchés boursiers.» Ce gestionnaire de
portefeuille au sein d’Orientation Finance à Québec tire des stratégies à
partir des découvertes réalisées à ce sujet.
NOUVEAU COURANT DE LA FINANCE MODERNE
Test éclair
Quel type d’investisseurs est
votre client?
«Ce test démontre que les investisseurs ont deux
fois plus peur de perdre qu’ils ont envie de
gagner»,affirme d’emblée François J.Beauregard,
vice-président de CIBC Wood Gundy à Montréal.Le
conseiller en placement le propose aux investis-
seurs et aux conseillers qui assistent à ses confé-
rences, intitulées La psychologie de l’argent et pré-
sentées partout au Québec.Il nous en fait cadeau.
Choisissez l’un des deux scénarios suivants:
A Vous avez 80 % des chances de gagner 4 000 $;
B Vous êtes certain à 100 % de gagner 3 000 $.
La bonne réponse? ACar la longue, 80 % de
chances de gagner 4 000 $ donnent 3 200 $»,
signale M.Beauregard.
Choisissez l’un des deux scénarios suivants:
C Vous avez 80 % des chances de perdre 4 000 $;
D Vous êtes certain à 100 % de perdre 3 000 $.
Le choix le moins dommageable? DVaut mieux
perdre 3000$ que courir le risque de perdre
4000$»,poursuit-il.
Les gens choisissent toujours la mauvaise réponse,
soit B et C,a-t-il observé.Résultat :«Quand il est
temps de prendre un risque raisonnable,les gens
sont trop prudents.Et quand il est temps de réduire
leurs pertes,les gens sont trop optimistes,ce qui
favorise la prise de risques démesurés.»
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