mission à kaboul - Lignes de défense

publicité
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page5
MISSION À KABOUL
La relation de sir Alexander Burnes (1836-1838)
PRÉFACE DE MICHAEL BARRY
DOSSIER HISTORIQUE, TRADUCTION & NOTES
DE NADINE ANDRÉ
Chandeigne
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page6
Colleion dirigée par Anne Lima & Michel Chandeigne.
© Chandeigne, novembre 2012.
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page7
PRÉFACE
Sir Alexander Burnes ou la tragédie de l’expert
Londres, Moscou, Washington : à ce jour, trois puissances mondiales modernes se sont fracassé les mâchoires militaires sur le
caillou afghan – fiché dans son repli obscur d’Asie, coincé en travers
des ambitions d’hégémonie planétaire. Chaque expédition afghane
– lancée en 1838, en 1878, en 1919, en 1979, en 2001 – aura coïncidé avec une bouffée d’orgueil impérial atteignant le vertige en
Grande-Bretagne, en Union Soviétique, aux États-Unis – avant
crevaison. Et chaque armée, fournie d’outils de guerre dernier cri,
sera entrée rapidement en Afghanistan, comme un couteau dans
le sable proverbial, pour y échouer aussitôt à consolider une victoire militaire inatteignable dans un terreau se dérobant sans cesse
sous la lame. Le retrait impérial tourne alors à la déroute, l’empire
mondial se fissure, mais les sables se referment vite sur la blessure
du trou afghan.
L’atroce trépas du brillant officier britannique sir Alexander
Burnes, victime de la confrontation anglo-russe pour dominer
l’Asie de son temps, lui-même l’un des meilleurs experts régionaux
de l’empire qu’il eut l’honneur de servir, et observateur des plus
avertis des divers peuples et royaumes séparant alors les possessions
du tsar Nicolas Ier de celles de la reine Victoria, pour finir déchiqueté vif par une foule afghane le 2 novembre 1841, demeure à
jamais un symbole du piège mortel de Kaboul.
7
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page8
SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
Le texte historique essentiel, dont Nadine André assure ici, avec
brio, la première traduction française, est un rapport de mission de
sir Alexander Burnes à Kaboul en 1837-1838, à la veille de la longue
série de conflits planétaires allumés dans la caillasse afghane.
Parce que Burnes fut un acteur majeur de la toute première guerre
internationale d’Afghanistan, la lecture de son parcours politique
s’impose.
De 1837 jusqu’à sa métastase terroriste après 1989, l’Afghanistan,
pour son infini malheur, aura été un principal théâtre de rivalité
entre un empire russe continental en expansion vers l’Asie du Sud,
et une puissance anglo-saxonne – Londres jusqu’en 1947, Washington
depuis – ancrée sur le pourtour marin du continent et tout aussi
déterminée à contenir la Russie dans l’intérieur des terres. La confrontation s’assombrit d’une sanglante teinte idéologique à partir
de 1919, quand Moscou veut fournir son soutien diplomatique et
financier aux dirigeants de l’Afghanistan neutraliste contre
l’empire anglo-indien d’abord, puis contre le Pakistan après le
retrait britannique des Indes en 1947, pour durer jusqu’à l’invasion du pays en révolte par l’armée Rouge en 1979, soldée par le
retrait soviétique final de Kaboul en février 1989, défaite qui sapa,
de fait, l’Empire historique russe : le mur de Berlin s’écroula neuf
mois plus tard.
Burnes est mort broyé dans le premier heurt entre les empires
russe et anglo-saxon pour contrôler Kaboul.
Quelques regards de biais sur ce premier conflit sur une profondeur
de 200 ans, à la lumière des deux autres écrits majeurs d’Alexander
Burnes, A Voyage on the Indus et Travels Into Bokhara, publiés ensemble à Londres en 1834, outre quelques lettres de Burnes recueillies
par son secrétaire hindou Mohan Lal, peuvent compléter ici le très
utile dossier de Nadine André.
8
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page9
PRÉFACE
Aperçus de la première guerre anglo-afghane : 1838-1842
En 1837, année de l’avènement de la reine Victoria, l’Empire
britannique et l’Empire russe, anciens alliés contre Napoléon en
Europe, s’affrontent désormais en Asie. La Russie pèse sur les deux
grands États musulmans à sa lisière méridionale, la Turquie et
l’Iran. La Grande-Bretagne, suzeraine à Delhi depuis 1803, entend
garantir ses possessions indiennes en renforçant au contraire les
monarchies ébranlées de la Turquie ottomane et de l’Iran des
shahs qadjar, à la manière de deux vastes remparts géographiques,
pour barrer aux Russes les chemins terrestres du sous-continent.
La flotte anglaise en Méditerranée assure sa protection au sultan
de Turquie. Mais l’Iran, malgré, au sud, les garanties britanniques de
défense de son intégrité territoriale et la flotte anglaise qui patrouille
dans le Golfe, ploie sous la poussée russe, au nord. La Caspienne
offre un vecteur maritime direct pour la puissance russe, jusqu’au
cœur du Moyen-Orient que représente l’Iran. Au cours de campagnes répétées entre 1812 et 1828, l’armée russe écrase et chasse
les troupes iraniennes du littoral caspien.
En 1828, par le traité de Turkmantchay, le souverain iranien,
Fath Ali Shah, cède à la Russie toutes les provinces autrefois iraniennes du Caucase, et accepte la transformation de l’Iran en protectorat russe de fait. L’Angleterre s’est avérée impuissante à
protéger Téhéran. La Russie l’avait voulu démontrer.
Saint-Pétersbourg pousse son avantage, en promettant en échange
son soutien à toutes les revendications territoriales du shah d’Iran
aux dépens, cette fois, de l’Afghanistan – détaché de l’empire iranien depuis l’indépendance du royaume de Kaboul en 1747.
En 1837, ce royaume de Kaboul avait déjà éclaté en chefferies
rivales. Le prince Kamran de Herat à l’ouest, ennemi juré de l’émir
Dost Mohammed de Kaboul à l’est, gouvernait son petit fief,
désormais autonome, à la frontière immédiate de l’Iran.
9
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page10
SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
Le nouveau souverain de Téhéran depuis 1834, Mohammed
Shah, saisit l’occasion miroitante d’élargir vers l’est son empire
amputé au nord par la puissance russe – d’autant plus que le tsar
lui assure, cette fois, son appui. Puisque le monarque iranien ne
peut rien contre la Russie, autant pour le shah profiter de l’argent
et des fournitures militaires russes contre un autre adversaire
encore plus faible, soit le prince afghan de Herat.
Avec l’affaire de Herat en 1837, la Russie exploite déjà, pour sa
part, cette corrosive recette d’intervention en Asie musulmane qui
fera merveille pour Moscou soviétique au XXe siècle suivant : identifier un différend frontalier local ; intervenir pour l’enflammer
jusqu’à l’hystérie ; réduire ainsi toujours plus étroitement l’allié
choisi sous la dépendance de la Russie.
Aussi, en 1837, l’armée iranienne campe-t-elle devant Herat – et
le comte Simonich, ambassadeur du tsar, avec ses officiers, plante-til ses tentes tout près du pavillon du shah. L’armée iranienne, avec
ses conseillers russes, braque ses canons contre les remparts d’argile
craquelée de la vieille cité – mais sur les créneaux, un officier britannique, Eldred Pottinger, conseille les défenseurs afghans.
La seule présence de cet officier, toutefois, fait hésiter le cabinet
du tsar, soucieux d’éviter un affrontement militaire trop direct
avec Londres. La Russie n’est alors nullement sûre de gagner une
telle confrontation ouverte, et à raison : la Grande-Bretagne commande les mers et peut canonner jusqu’à Saint-Pétersbourg (et
détruira la flotte russe en Crimée en 1856). Le Parlement de
Londres dénonce la main à peine cachée de Saint-Pétersbourg
dans l’assaut iranien contre Herat, oasis perçue comme ultime
verrou terrestre commandant l’accès au sous-continent indien.
Or, quand une confrontation oppose une puissance autoritaire
(comme la Russie tsariste) à une rivale parlementaire et libérale (telle
l’Angleterre victorienne), une règle du jeu s’avère constante : la puis10
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page11
PRÉFACE
sance autoritaire jouit toujours du premier avantage, bouscule,
provoque, car le gouvernement parlementaire cède d’abord par
crainte de son opinion électorale peu encline à la guerre; mais si la
puissance autoritaire pousse son avantage trop loin, et franchit une
sorte d’invisible ligne de tolérance, l’électorat de la puissance parlementaire se raidit, et le gouvernement libéral, fort de son nouvel
appui populaire, peut rétorquer par la guerre. Le cas s’est vérifié au
XXe siècle de Munich à Danzig; l’URSS, après avoir profité de la débâcle
vietnamienne de Washington pour soutenir ses alliés en Indochine
ou en ancienne Afrique portugaise, franchit à son tour une ligne de
tolérance de Washington que Brejnev calcula mal en envahissant
Kaboul en décembre 1979 – caillou qui grippera son empire.
Au printemps de 1838, Herat paraissait proche de la reddition.
Les lignes de communication terrestres britanniques semblaient
trop lointaines, au Panjab, pour que Londres pût secourir la lointaine oasis afghane, face à la puissance russo-iranienne.
Mais en juin 1838, l’amirauté britannique, sachant lire une mappemonde, riposta là où elle se savait forte : en frappant par la mer
et au bas-ventre de l’Iran, au sud. La marine anglaise dans le Golfe
débarqua soudain sur l’île iranienne de Kharg, et menaça le royaume
de Téhéran d’une occupation de tout son littoral méridional –
que la Russie serait de toute évidence incapable d’empêcher.
Saint-Pétersbourg protesta de son innocence, mais s’inclina, et
instruisit le comte Simonich de contraindre Mohammed Shah
d’Iran au retrait devant Herat.
Restait à la Russie à trouver et pousser en 1838 un autre pion sur
une case afghane 1, interposable sur la route des Indes. Ce n’est pas
que l’approche de l’Inde fût alors une priorité stratégique absolue
pour Saint-Pétersbourg, autrement préoccupé par ses intérêts en
Europe ou en Extrême-Orient. Mais, face aux défenses impériales
britanniques garanties par une flotte invulnérable sur toutes les
11
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page12
SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
eaux du globe, la poreuse frontière terrestre du nord-ouest de l’Inde
paraissait, aux yeux de Saint-Pétersbourg, comme unique point
où la puissance russe pouvait réellement inquiéter l’Angleterre, la
contraindre à y fixer des troupes, à y distraire ses ressources militaires. En outre, tout comme naguère Bonaparte débarqué en Égypte
en 1798 pour tenter de sectionner à partir de la Mer Rouge la route
maritime vitale entre Londres et Bombay (selon la célèbre formule
géostratégique du jeune et génial général du Directoire : «la puissance
qui e maîtresse de l’Égypte doit l’être à la longue de l’Inde»), l’étatmajor russe n’ignorait en rien que c’est la possession de l’Inde, avant
tout, qui garantissait à l’Angleterre son statut de grande puissance.
Les événements de 1838 permettent d’ailleurs déjà de dégager
clairement les grandes lignes de la pensée stratégique de SaintPétersbourg en Asie face à la Grande-Bretagne (prémonitoires des
approches soviétiques plus tard envers les États-Unis), telles que
les précisera, un peu plus tard dans le siècle, le ministère russe des
Affaires étrangères, dans ses instructions secrètes à son ambassadeur à Londres, le baron de Staal, datées du 8 juin 1884.
L’extrait de la lettre du ministère du tsar Alexandre III, ci-dessous, se
laisse lire sous la lumière rase du rétablissement de l’influence britannique à Kaboul en 1843; de la défaite essuyée par la marine russe
sous les canons des flottes alliées anglo-françaises en Crimée en
1856; de l’humiliation subie par la Russie contrainte par Londres de
renoncer à Constantinople en 1878 ; le tout au lendemain de la
seconde guerre anglo-afghane de 1878-1880 qui devait soustraire,
encore une fois, Kaboul à la zone d’influence russe : «Ces grandes
leçons données par l’hisoire nous avaient démontré que nous ne
pouvions pas compter sur l’amitié de l’Angleterre ; qu’elle pouvait
nous frapper partout avec l’aide d’alliances continentales, tandis que
nous ne pouvions l’atteindre nulle part. Une grande nation ne pouvait pas accepter une semblable position. C’est pour en sortir que
12
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page13
PRÉFACE
l’empereur Alexandre II, d’impérissable mémoire, a ordonné notre
mouvement en Asie centrale. Il nous a conduits à occuper
aujourd’hui dans le Turkestan et la Steppe turcomane une position
militaire assez forte pour tenir l’Angleterre en respect, par la menace
d’une intervention dans les Indes.» 1
En 1838 déjà, tel point d’appui se présentait par ailleurs aux
Russes, si Herat se dérobait, à Kaboul même : plus proche encore
des Indes. Là encore, une amère revendication territoriale aigrissait les rapports entre deux principautés asiatiques voisines, dispute exploitable pour la diplomatie russe.
Profitant des dissensions internes du royaume afghan, le maharajah des Sikhs, l’avisé Ranjit Singh, avait en 1826 étendu sa
domination jusqu’à Peshawar, ancienne capitale d’hiver des rois de
Kaboul. L’émir Dost Mohammed à Kaboul nourrissait avec ferveur l’espoir de recouvrer cette cité (que l’Afghanistan ne récupérera jamais), mais avec suprême habileté, le vieux souverain sikh, à
Lahore, sut s’allier à l’empire britannique.
Pour les autorités anglaises, l’urgence évidente était de réconcilier ces deux principautés ennemies de Kaboul et Lahore, comme
double barrière contre la puissance russe. Mais l’émir Dost
Mohammed exigeait, pour prix de son alliance avec Londres, que
celle-ci fît pression sur le monarque sikh, pour obliger ce dernier à
lui restituer Peshawar.
L’officier russe Yan Vitkevitch parut à Kaboul en décembre
1837, porteur de lettres du Tsar, affirmant le plein soutien de la
Russie à l’émir Dost Mohammed, pour toutes les revendications
territoriales du souverain de Kaboul contre les Sikhs. (L’appui soviétique aux revendications territoriales – exactement les mêmes –
du royaume neutraliste afghan contre le Pakistan, indépendant
depuis le 15 août 1947, fera glisser pareillement l’Afghanistan dans
le camp de Moscou). Le jeu anglo-russe, par combattants asiatiques
13
KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page14
SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT
interposés dont Saint-Pétersbourg exacerba la rivalité, venait de se
déplacer à toute proche portée de l’Indus – et atteint le seuil de
tolérance de l’empire britannique.
C’est pourquoi sir Alexander Burnes fut envoyé à Kaboul de septembre 1837 à avril 1838, pour dissuader l’émir Dost Mohammed
d’accepter le soutien russe. Burnes conseilla vivement à lord Auckland,
gouverneur général des Indes, et son principal adjoint, sir William
Macnaghten, de chercher une entente stratégique avec l’émir en
place dans la capitale afghane. L’habile Dost Mohammed s’était
montré fort adroit survivant des guerres civiles de son royaume,
avait réussi à imposer un gouvernement stable du moins dans Kaboul
et ses environs. Mieux valait, selon Burnes, encourager une réconciliation entre Dost Mohammed et les Sikhs, ménager ce puissant
chef de Kaboul.
Le plaidoyer de Burnes tomba sur des oreilles sourdes. L’émir
avait scandalisé les autorités indo-britanniques pour avoir seulement osé recevoir un jour à sa cour le capitaine Vitkevitch, en avril
1838. Sans doute l’émir entendait-il seulement par là accroître sa
pression sur les Anglais, pour convaincre les Sikhs de lui rendre
Peshawar. Mais lord Auckland et Macnaghten jugèrent Dost
Mohammed trop enclin, à leurs yeux, à poursuivre son contentieux territorial, avec l’appui fatal des Russes.
Lord Auckland s’entêta, préféra l’invasion du royaume afghan
pour destituer et déporter en Inde cet émir Dost Mohammed, afin
de le remplacer par un souverain jugé plus souplement dévoué aux
intérêts britanniques, prêt surtout à signer une cession définitive
du territoire de Peshawar aux Sikhs.
Lord Auckland avait un candidat : un ancien roi de Kaboul
détrôné depuis les guerres civiles de 1809, et réfugié sur sol
indien, à Ludhiana, sous protection anglaise : Shah Shuja – nom
depuis devenu synonyme de traître national, dans l’imaginaire
14
Téléchargement