
L’ART, LA SCIENCE, LA TECHNIQUE : L’IMAGE PHOTOGRAPHIQUE 179
connaissance ou à tous les autres intérêts de la vie humaine, non plus
théoriques cette fois-ci mais pratiques, comme l’utilité ou la moralité.
Comme l’avait déjà dit David Hume en 1759, l’expérience esthétique est
celle d’un feeling qui échappe à la question de la vérité c’est-à-dire au
problème de son adéquation à la réalité : « Tout sentiment est juste, parce
que le sentiment n’a référence à rien au-delà de lui-même et qu’il est tou-
jours réel, partout où un homme en est conscient 18 ». C’est le reploiement
du sentiment esthétique sur lui-même ou son autoréférentialité qui fait
qu’Euclide, dans ses Éléments, n’a pas dit un seul mot de la beauté du
cercle alors qu’il en a découvert toutes les propriétés objectives 19. Parce
que « la beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes,
elle existe [donc] seulement dans l’esprit de celui qui la contemple, et
chaque esprit perçoit une beauté différente 20 ». Le scepticisme et le criti-
cisme esthétiques qui ne relèvent pourtant pas d’un relativisme puisque
pour Hume d’une part, il existe des normes du goût 21 et que, pour Kant
d’autre part, le jugement esthétique prétend à une nécessité et à une
universalité qui ne sont pas celles du concept 22, ce scepticisme et ce
criticisme entravent en conséquence toute science de l’art et toute consi-
dération de l’art comme science ou comme connaissance.
Au plan d’une théorie de la création que Kant élabore à partir du § 43 de
la Critique de la faculté de juger, l’artiste n’est donc pas un savant. Il n’est
pas non plus un technicien ou un artisan dont le métier est inévitablement
mercenaire 23. La distance qui éloigne Homère de Newton est alors celle
qui sépare le génie du cerveau. Newton est un cerveau parce que son esprit
suit des règles et que, par là-même, il est toujours capable d’expliquer et de
transmettre à un autre esprit « les premiers éléments de la géométrie jusqu’à
ses découvertes les plus importantes et les plus profondes 24 ». À l’opposé
18. huMe David, De la norme du goût, in Les essais esthétiques, trad. R. Bouveresse, Librairie J. Vrin,
t. 2, p. 82. Voir genette Gérard, L’Œuvre de l’art, t. 2, La Relation esthétique, Le Seuil, 1997, p. 71 sq.
Cette formule de Hume, il ne faut pas la penser comme exprimant la position pleine et entière du
philosophe écossais dans la mesure où pour celui-ci, tous les jugements, s’ils ne sont pas vrais, ne
sont cependant pas tous appropriés ni justifiés. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe chez Hume des
normes du goût et que son scepticisme peut être appelé un scepticisme modéré ou tempéré.
19. huMe D., Enquête sur les principes de la morale, trad. Leroy, Aubier, 1947, p. 152.
20. huMe D., De la norme du goût, op. cit., p. 82.
21. Le goût, perfectible comme l’ensemble de la nature humaine, est apte à reprendre ses premières
évaluations et à affiner ses premières impressions. En multipliant les expériences esthétiques,
l’homme de goût devient un expert, celui qui possède la délicatesse susceptible de lui faire saisir
les nuances les plus fines d’une part et l’autorisant d’autre part à faire de ses jugements la véritable
norme du goût. Cette dernière n’est donc pas imposée de l’extérieur par la raison ; elle est produite
par le goût lui-même se cultivant et s’approfondissant au sein du simple fonctionnement de ses
propres opérations de comparaison et de mise en relation.
22. Cette nécessité et cette universalité sont celles d’un accord formel entre nos facultés de connaître
qui s’harmonisent et jouent librement sans la rigueur, l’effort et le travail du concept.
23. On peut estimer que le paragraphe 43 de la Critique de la faculté de juger constitue comme l’acte
de naissance de l’art et de l’artiste dans leur acception moderne. Car il est le premier texte philoso-
phique où s’explicitent parfaitement leurs limites et donc leur spécificité.
24. kant E., op. cit., § 47, p. 139.
ATALA n° 10, «Sciences et techniques, Modalités de l’innovation, Enjeux de la diffusion», 2007