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L’important est de souligner le lien intime entre la notion de référentiel et le rôle des
représentations dans la conduite des politiques publiques (THEVENON, 2006). Le référentiel fournit un
« cadre d’interprétation du monde » qui impose une problématique pertinente et définit des modèles
d’action2. Le référentiel permet non seulement de s’accorder sur la façon de résoudre le problème mais
aussi sur la définition du problème. Il diffuse ainsi une vision du monde légitimée, associant un régime
des « bonnes » idées à celui des « bonnes politiques ».
Le nouveau référentiel, s’il affecte les politiques macroéconomiques globales, ne laisse pas
indemne l’État social dont la vision se transforme profondément. Associé au progrès social, améliorant
le bien être des ouvriers, des salariés puis de l’ensemble des individus, l’État social et en particulier
son pilier protection sociale est dorénavant remis en cause et dominé par une autre image. Le poids
financier qu’il fait supporter à ses contributeurs lui vaut d’être sévèrement critiqué. L’existence d’un
déficit public, valorisée comme instrument de relance à l’ère keynésienne est aujourd’hui fortement
condamnée en vertu de « la gestion en bon père de famille ». La limitation des dépenses publiques
devient impérative et fait office d’objectif de toute politique. Le mot d’ordre est la diminution des
prélèvements obligatoires, aussi bien le prélèvement fiscal que le prélèvement social. La protection
sociale est alors intimée de faire une cure d’amaigrissement et les « poids lourds » de la protection
sociale française que sont les retraites et la santé (près de 80% des dépenses du régime général à eux
deux) subissent des réformes structurelles.
L’argument financier va permettre de formater le problème à résoudre. Il va conduire à mettre en
actes, les idées du référentiel marchand dans un secteur comme la santé, sous tutelle publique, qui ne
lui est a priori pas accueillant. La pensée européenne, avec l’institution de l’Union Economique et
Monétaire et les critères de convergence, va beaucoup faire pour fortifier cette trajectoire
intellectuelle. Sans constituer une représentation parfaitement cohérente et totalement balisée, elle va
fournir des répertoires d’action auxquels les gouvernements doivent se conformer. Le pays
contrevenant s’exposerait alors au reproche de « mauvais élève », incapable « d’assainir » son État
social. Un gouvernement est reconnu performant par ses pairs s’il résout certains problèmes jugés
importants comme la baisse des déficits publics. L’influence européenne peut aussi se faire plus
directe quand elle impose une séparation entre l’économique et le social, traçant les frontières de ce
qui doit être donné ou rendu à la concurrence. Cette distinction va permettre d’identifier comme
marchands, car économiques certains domaines de la santé. Ainsi, le plaidoyer de la commission
européenne pour « soumettre aux règles normales de la concurrence », l’ensemble de la protection
sociale complémentaire qui relève d’un « service marchand » car sur la base du volontariat, peut être
interprété dans ce sens3.
Suite aux arbitrages de politique économique générale, le système de santé se met en conformité, à
sa manière, avec la valorisation de la concurrence, de la compétitivité et de la responsabilité
individuelle. L’ordre nouveau qui s’installe en matière de financement de la santé n’est ainsi pas
spontané. Il n’est pas le fruit d’une évolution naturelle de la médecine, de la technologie, de la
démographie et des comportements vis-à-vis de la médecine. Il s’appuie sur des relais efficaces et des
« locuteurs autorisés » (LORDON, 1999) comme la commission européenne4 mais aussi les hauts
fonctionnaires convaincus de l’inefficacité des politiques keynésiennes. La défiance envers la
2 Le modèle du référentiel se décompose en 4 étages : valeurs, normes, algorithmes et images. Les valeurs sont
peu discutées hors crise. Les normes sont des principes d’action qui donnent l’orientation générale de la politique
publique (il faut que…). Les algorithmes développent des instruments sous la forme « si …alors » (si les charges
baissent, alors la compétitivité s’accroît). Enfin l’image est un raccourci cognitif véhiculant les étages supérieurs
mais sans avoir à les déployer (le trou de la Sécu).
3 Dans une lettre adressée au gouvernement français en 2001, la commission recommande de ne pas soumettre à
la taxe de 7% les assurances privées quand les autres organismes complémentaires (mutuelles en particulier) en
sont exonérés.
4 « le fait que les réformes sociales des trente dernières années aient été régies principalement par des
considérations financières peut être associée, plus ou moins directement, à l’institution du marché et de la
monnaie unique dans l’Union européenne, via le jeu de politiques d’inspiration néo-libérale. Ce marché et cette
monnaie unique ne sortent pas du chapeau d’un magicien, ce sont des constructions politiques et sociales qui
renvoient à des choix politiques internes » (BARBIER, THERET, 2004, p. 4).