ANALYSE
LECTURE DE LA PIÈCE PAR MARIE-FRANCE IONESCO
Or Eugène Ionesco a écrit – beaucoup : théâtre,
essais, articles, journal… “J’aurais écrit de
toute façon” est même le titre de l’un de ses
essais. Parce qu’il ne sait rien faire d’autre, dit-
il. Parce que “ça ne fait rien si je me contredis”.
Parce que “la littérature c’est moins rien que
le reste”. Et même si “c’est un peu déprimant
de voir dans une bibliothèque des centaines de
milliers de livres, dans les musées des centaines
de milliers de tableaux, d’œuvres d’art”, ce sont
autant de façons “d’essayer de s’expliquer dans
l’inexplicable” (
Antidotes
).
Et le théâtre ? “Le théâtre peut paraître un genre
littéraire inférieur, un genre mineur. Il fait toujours
un peu gros.” Oui, selon lui, le théâtre est “un art
à effets” et “les effets ne peuvent être que gros”
(in Expérience du théâtre. Notes et contre-notes).
Quant à la représentation théâtrale, elle ne fait
qu’empirer les choses car elle rend “soutenable,
l’insoutenable”, elle est “un apprivoisement de
l’angoisse” (ibidem).
C’est donc pleinement lucide, conscient de pratiquer
“un art à effets” qu’il écrira pour le théâtre. Il
assumera, revendiquera “le grossissement des
effets”, “les grosses ficelles du théâtre”. Il voudra
“non pas cacher les ficelles mais les rendre plus
visibles encore, délibérément évidentes, aller à
fond dans le grotesque, la caricature […]. Eviter
la psychologie ou plutôt lui donner une dimension
métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération
extrême des sentiments, exagération qui disloque
la plate réalité quotidienne” (
Expérience du
théâtre
. Notes et contre-notes).
Le Roi se meurt
, par son titre et par sa forme,
est certainement sa pièce la plus délibérément
théâtrale. Le titre renvoie, bien sûr, à Bossuet,
prédicateur théâtral (l’oraison funèbre étant
au cœur de la dramaturgie des funérailles des
Grands) qui, par une rhétorique magistrale, nous
fait toucher du doigt l’inanité de toute chose
terrestre… rhétorique comprise. Ce titre est
aussi un hommage/clin d’œil au théâtre classique
du 17ème siècle où “le Roi” c’est l’homme, tout
homme. Au théâtre du 17ème siècle, au théâtre
depuis les origines. “Œdipe, Agamemnon, Lear,
Macbeth, c’est moi” pourrait-on dire en pastichant
Flaubert.
La forme, elle, rend un évident hommage au
théâtre baroque, “le monde est un théâtre”, et
à ses métaphores théâtrales “quitter la scène”,
“tirer sa révérence”, “baisser le rideau”, etc. –
autant d’euphémismes pour “mourir”. Hommage
enfin au théâtre classique, le plus classique : unité
de lieu (la salle du trône), d’action (la mort du
Roi) et de temps – la durée de l’action est celle de
la représentation. “Tu vas mourir dans une heure
et demie, tu vas mourir à la fin du spectacle”,
annonce la reine Marguerite.
Si
Le Roi se meurt
est né d’une angoisse
(omniprésente dans son œuvre selon des formes,
des langages et des tonalités différentes), Eugène
Ionesco précise que lors de l’écriture finale de la
pièce “cette angoisse était très simple, très claire
[…], ressentie d’une façon moins irrationnelle,
moins viscérale, c’est-à-dire plus logique, plus à
la surface de la conscience”. Et Eugène Ionesco
oppose la surface de la conscience à la conscience
profonde, substantielle qui, elle, se révèle dans le
rêve.
La pièce n’est donc pas écrite sur “un fond de
crainte exacerbée” tout d’abord parce que “écrire
sur” c’est aussi “se séparer de”, c’est contrôler,
mettre à distance, bref “apprivoiser” (tiens,
précisément ce qu’Eugène Ionesco reprochait à la
représentation théâtrale !). De plus la pièce n’a pas
été “écrite” – au sens graphique – mais “dictée”,
ce qui, pour lui, crée une distance supplémentaire.
“
Le Roi se meurt
est une pièce qui a été dictée
[…], c’est une pièce très éveillée, c’est-à-dire
très réveillée. L’écriture est donc beaucoup plus
concertée” (
Entre la vie et le rêve. Entretiens
).
Cette pièce, c’est un essai d’apprentissage
de la mort” (
Entre la vie et le rêve
. Entretiens)
répond Eugène Ionesco à Claude Bonnefoy qui
l’interroge sur la genèse du Roi se meurt. Essai
d’apprentissage pour lui-même, certes, mais
aussi, peut-être, pour les autres, confie-t-il car
“cela me semble être la chose la plus essentielle
que nous puissions faire puisque nous sommes
des moribonds qui n’acceptons pas de mourir”
(ibidem). Et quand son interlocuteur lui demande
si avoir écrit cette pièce l’a aidé lui-même, Eugène
Ionesco répond : “Moi, cela ne m’a pas aidé du
tout” (ibidem) comme en écho au Roi Bérenger
qui s’exaspère : “Je meurs, vous m’entendez, je
veux dire que je meurs, je n’arrive pas à le dire,
je ne fais que de la littérature” (
Le Roi se meurt
).
Dans ces
Entretiens
, comme dans maints de
ses écrits, depuis
Non
(1934), violent pamphlet
contre la culture, et jusqu’à
La Quête intermittente
(1987), journal crépusculaire, Eugène Ionesco
dit son amertume, son dépit de n’être qu’un
“homme de lettres” (un temps, il avait voulu être
moine) et le sentiment qu’il a de l’insuffisance
spirituelle fondamentale de la littérature. “Parler
de littérature, ce qui est déjà se placer à un niveau
inférieur […] puisque tout ce qui s’intègre dans
la culture devient littérature et que nous sommes
tentés par la médiocrité” (
Antidotes
).
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