y a bientôt quarante ans doit être rectifiée2. » Et une bonne part de l’œuvre de Georges
Duby peut ainsi se lire comme une série de rectifications, de révisions, de réorientations
de l’œuvre de son illustre prédécesseur. Ainsi s’élabore le processus historiographique, à
rebours du procès hagiographique, déconstruisant avant de reconstruire, déconstruisant
pour mieux reconstruire. Max Weber ne dit pas autre chose dans sa remarquable analyse
de la singularité du travail de l’historien, soulignant, à la suite de Ernst Troeltsch, à la fois
la nécessité et les limites de tout modèle historiographique dans le processus de la pensée
historique3.
2 Aussi ne doit-on pas s’étonner que des années après leur écriture, plus de cinquante ans
pour La société en Mâconnais, un peu moins d’une trentaine d’années pour Les trois ordres et
pour L’an mil4, les analyses de Georges Duby, notamment celles sur la
« mutation féodale », qui, plus encore que celles de Marc Bloch, ont orienté la recherche
des médiévistes durant le dernier demi-siècle ne puissent échapper à ce processus de
révision. La thèse de la « mutation de l’an mil » ou de la « mutation féodale » a trouvé son
expression la plus vigoureuse avec la formule « révolution féodale » utilisée pour la
première fois par Georges Duby lui-même dans Les trois ordres5. Comme cela a déjà été
souligné, ce dernier ouvrage porte en lui une radicalisation du modèle initial, un
« raidissement conceptuel6 », encore renforcé avec la publication de L’an mil. Toutefois,
l’essentiel pour notre propos figure déjà au cœur de la thèse et dans la conclusion de
celle-ci. Cette thèse a gouverné la compréhension de la société occidentale aux Xe-XIIe
siècles de la quasi-totalité des médiévistes, en France et dans les pays latins tout du
moins, jusqu’au milieu des années 1990. Elle a fait depuis l’objet de nombreux débats et de
sérieuses remises en cause, plus ou moins explicites, en France mais aussi à l’étranger,
dans le monde anglo-saxon, en Espagne et en Italie. Certes, à l’extérieur de la
communauté des historiens, du cercle des spécialistes, cette controverse n’a eu qu’une
visibilité modeste ; en outre, elle peut facilement apparaître comme obscure et complexe.
Certes aussi, à l’intérieur de la communauté des historiens français, elle a souvent été
troublée et excessivement chargée de passion par les questions d’amour-propre ou les
clivages générationnels. Pourtant, il s’agit d’un vrai débat historiographique, qui soulève
de vrais enjeux historiques.
3 Qu’est-ce donc que la « révolution féodale » selon Georges Duby ? Résumons-la encore
une fois à partir de l’article sur les institutions judiciaires (1946 et 1947), de la thèse sur le
Mâconnais (1953), de l’essai sur Les trois ordres (1978), et de la petite sélection de textes
traduits et commentés sur L’an mil (1980)7.
4 Une mutation globale de la société se serait produite entre 970/980 et 1020/1030,
conséquence de la décomposition finale des structures de l’État carolingien. À la faillite de
l’institution royale, aurait succédé un affaiblissement du pouvoir comtal, le
fractionnement du pagus et le partage des droits régaliens (justice, guerre, fiscalité
publique), qui, avec la disparition de la présence royale, deviennent, aux mains des
châtelains, des droits privés : c’est la naissance de la seigneurie banale, une seigneurie
supérieure, d’essence militaire et judiciaire, englobant et toisant les seigneuries foncières.
Georges Duby, héritier notamment des travaux de Jean-François Lemarignier8, dégage un
autre instrument du fractionnement du pagus : l’essor de l’immunité et de l’exemption,
c’est-à-dire de seigneuries monastiques échappant à la double tutelle du pouvoir comtal
et du pouvoir épiscopal. Seigneurie châtelaine et seigneurie monastique créent des
enclaves d’autorité soustraites aux autorités englobantes traditionnelles. Le phénomène
s’accompagne et entraîne en même temps la formation de la chevalerie comme groupe
Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
Médiévales, 54 | 2008
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