Pouvoir aristocratique et Église aux xe

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Médiévales
Langues, Textes, Histoire
54 | 2008
Frères et sœurs
Pouvoir aristocratique et Église aux Xe-XIe siècles.
Retour sur la « Révolution féodale » dans l’œuvre
de Georges Duby
Florian Mazel
Éditeur
Presses universitaires de Vincennes
Édition électronique
URL : http://medievales.revues.org/5202
DOI : 10.4000/medievales.5202
ISSN : 1777-5892
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2008
Pagination : 137-152
ISBN : 978-2-84292-217-7
ISSN : 0751-2708
Référence électronique
Florian Mazel, « Pouvoir aristocratique et Église aux Xe-XIe siècles. Retour sur la « Révolution féodale »
dans l’œuvre de Georges Duby », Médiévales [En ligne], 54 | printemps 2008, mis en ligne le 10
septembre 2010, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://medievales.revues.org/5202 ; DOI :
10.4000/medievales.5202
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Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
Pouvoir aristocratique et Église aux XeXIe siècles. Retour sur la « Révolution
féodale » dans l’œuvre de Georges Duby
Florian Mazel
Aucune recherche historique, aussi concrète et
détaillée soit-elle, ne peut faire totalement
l’économie de concepts généraux. Elle ne commet
d’erreur à cet égard qu’à les tenir pour évidents,
car ces prétendues évidences dissimulent alors les
vrais problèmes fondamentaux dont la réflexion
historienne doit sans cesse reprendre la discussion
à nouveaux frais. […] Elle devra faire preuve
d’humilité face à la recherche strictement
spécialisée. Ce qui ne signifie nullement qu’elle ne
doive être constamment entreprise et qu’elle ne
soit l’expression de la véritable pensée historienne.
Elle seule permet de structurer le matériel traité
en vue d’un approfondissement de la recherche, de
mettre au jour des constellations cohérentes et de
placer le matériau dans la perspective de nouvelles
problématiques.
E. Troeltsch, Avant-propos à Die Bedeutung des
Protestantismus für die Entstehung der modernen Welt,
Munich-Berlin,1911 (trad. fr. Paris, 1991).
1
Dans l’ouvrage qu’il publia en 1978 sur Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme,
Georges Duby1 énonçait le constat suivant à propos de La Société féodale, le maître-livre de
celui qu’il reconnaissait comme son modèle et son inspirateur, Marc Bloch : « Ce livre a
suscité tant de recherches et de si fécondes que la plus grande part de ce qu’il suggérait il
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1
Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
y a bientôt quarante ans doit être rectifiée2. » Et une bonne part de l’œuvre de Georges
Duby peut ainsi se lire comme une série de rectifications, de révisions, de réorientations
de l’œuvre de son illustre prédécesseur. Ainsi s’élabore le processus historiographique, à
rebours du procès hagiographique, déconstruisant avant de reconstruire, déconstruisant
pour mieux reconstruire. Max Weber ne dit pas autre chose dans sa remarquable analyse
de la singularité du travail de l’historien, soulignant, à la suite de Ernst Troeltsch, à la fois
la nécessité et les limites de tout modèle historiographique dans le processus de la pensée
historique3.
2
Aussi ne doit-on pas s’étonner que des années après leur écriture, plus de cinquante ans
pour La société en Mâconnais, un peu moins d’une trentaine d’années pour Les trois ordres et
pour L’an mil4, les analyses de Georges Duby, notamment celles sur la
« mutation féodale », qui, plus encore que celles de Marc Bloch, ont orienté la recherche
des médiévistes durant le dernier demi-siècle ne puissent échapper à ce processus de
révision. La thèse de la « mutation de l’an mil » ou de la « mutation féodale » a trouvé son
expression la plus vigoureuse avec la formule « révolution féodale » utilisée pour la
première fois par Georges Duby lui-même dans Les trois ordres5. Comme cela a déjà été
souligné, ce dernier ouvrage porte en lui une radicalisation du modèle initial, un
« raidissement conceptuel6 », encore renforcé avec la publication de L’an mil. Toutefois,
l’essentiel pour notre propos figure déjà au cœur de la thèse et dans la conclusion de
celle-ci. Cette thèse a gouverné la compréhension de la société occidentale aux Xe-XIIe
siècles de la quasi-totalité des médiévistes, en France et dans les pays latins tout du
moins, jusqu’au milieu des années 1990. Elle a fait depuis l’objet de nombreux débats et de
sérieuses remises en cause, plus ou moins explicites, en France mais aussi à l’étranger,
dans le monde anglo-saxon, en Espagne et en Italie. Certes, à l’extérieur de la
communauté des historiens, du cercle des spécialistes, cette controverse n’a eu qu’une
visibilité modeste ; en outre, elle peut facilement apparaître comme obscure et complexe.
Certes aussi, à l’intérieur de la communauté des historiens français, elle a souvent été
troublée et excessivement chargée de passion par les questions d’amour-propre ou les
clivages générationnels. Pourtant, il s’agit d’un vrai débat historiographique, qui soulève
de vrais enjeux historiques.
3
Qu’est-ce donc que la « révolution féodale » selon Georges Duby ? Résumons-la encore
une fois à partir de l’article sur les institutions judiciaires (1946 et 1947), de la thèse sur le
Mâconnais (1953), de l’essai sur Les trois ordres (1978), et de la petite sélection de textes
traduits et commentés sur L’an mil (1980)7.
4
Une mutation globale de la société se serait produite entre 970/980 et 1020/1030,
conséquence de la décomposition finale des structures de l’État carolingien. À la faillite de
l’institution royale, aurait succédé un affaiblissement du pouvoir comtal, le
fractionnement du pagus et le partage des droits régaliens (justice, guerre, fiscalité
publique), qui, avec la disparition de la présence royale, deviennent, aux mains des
châtelains, des droits privés : c’est la naissance de la seigneurie banale, une seigneurie
supérieure, d’essence militaire et judiciaire, englobant et toisant les seigneuries foncières.
Georges Duby, héritier notamment des travaux de Jean-François Lemarignier8, dégage un
autre instrument du fractionnement du pagus : l’essor de l’immunité et de l’exemption,
c’est-à-dire de seigneuries monastiques échappant à la double tutelle du pouvoir comtal
et du pouvoir épiscopal. Seigneurie châtelaine et seigneurie monastique créent des
enclaves d’autorité soustraites aux autorités englobantes traditionnelles. Le phénomène
s’accompagne et entraîne en même temps la formation de la chevalerie comme groupe
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Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
social spécifique, distinct et au service de la noblesse, ainsi que l’uniformisation des
statuts paysans à l’intérieur de la seigneurie banale, c’est-à-dire l’effacement du clivage
entre servitude et liberté. La société se recompose sur la base des trois ordres
fonctionnels dont la première formulation idéologique est située autour de l’an mil.
5
L’avènement de la nouvelle société féodale présente en définitive deux aspects : un aspect
politique d’abord, qui consiste en la dissolution de la souveraineté aux dépens des
pouvoirs royaux et comtaux ; un aspect foncier ensuite, que représente la constitution
d’un réseau cohérent de dépendances où sont prises toutes les terres et donc, par elles,
ceux qui les tiennent, c’est-à-dire à la fois les liens féodo-vassaliques au sein de
l’aristocratie et les liens de dépendance au sein de la seigneurie. Il y a donc primauté du
politique dans le changement social et un enchaînement de mutations de très grande
ampleur concentrées sur deux ou trois décennies au tournant des Xe et XIe siècles. En ce
qui concerne plus précisément l’aristocratie, ces mutations bouleversent :
6
– les structures de domination : la seigneurie banale suppose l’appropriation, par la
violence et dans l’illégitimité, des prérogatives du pouvoir public, et scinde la société
laïque en deux groupes, les guerriers et les paysans.
7
– les structures sociales de la classe dominante : la base sociale de cette dernière est
élargie par la promotion et l’élévation du groupe chevaleresque ; les instruments de sa
reproduction et de sa domination sont transformés par la militarisation et la
structuration des familles en lignages patrilinéaires.
8
– les structures idéologiques : la formation d’une culture chevaleresque censée s’étendre
à toute l’aristocratie et la description de l’organisation sociale à travers les trois ordres
fonctionnels se substituent aux anciens modèles normatifs et culturels carolingiens.
9
Dans l’Histoire continue, Georges Duby énonce quatre regrets au sujet de sa thèse, qui est
bien la matrice de toutes ses études postérieures. Le premier de ces regrets, le seul à nous
intéresser ici, est d’avoir écarté les clercs et les moines de son champ d’étude 9. Cette
autocritique demeure sociologique : elle réduit l’institution ecclésiale à ses agents et, à
l’exception des enjeux fondamentaux liés aux relations entre vivants et morts, elle fait
l’économie de la question même du sens, de la place et du rôle de l’institution ecclésiale
dans la société globale. Mais cette autocritique peut nous servir d’aiguillon.
10
Comme Georges Duby le suggère lui-même une nouvelle fois à la fin de l’Histoire continue,
c’est à partir d’une reconsidération des rapports entre Ecclesia et société que l’histoire
sociale des Xe-XIe siècles doit être envisagée10. Et c’est bien à partir d’une telle
reconsidération que peut s’effectuer une critique du modèle de la « révolution féodale ».
Dans cet esprit, nous sommes donc invités à changer de perspective plutôt qu’à
reparcourir de manière méthodique les chemins tracés autrefois. En premier lieu parce
que les sources, toutes les sources, aussi bien narratives que diplomatiques, procèdent des
clercs et des moines et que Georges Duby a, de fait, souvent sous-estimé la prégnance des
idéologies ecclésiastiques et monastiques dans la documentation. La nécessaire
réappréciation du rapport entre discours ecclésiastique et pratiques sociales conduit ainsi
à des reconsidérations profondes, par exemple en ce qui concerne les notions de
coutumes et de mauvaises coutumes, de violence et d’exaction, d’angoisse apocalyptique,
de rapport au passé carolingien… En second lieu parce que la construction politique et
idéologique promue par les Carolingiens et les clercs à leur service a nourri une
imbrication de plus en plus étroite, une véritable co-extension de la res publica et de l’
Ecclesia, au plus haut de l’Empire comme à l’échelle régionale et locale, au premier profit
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Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
des puissants. Ce sont la réduction des horizons aristocratiques, l’orientation nouvelle
prise par la réforme ecclésiastique et le processus d’institutionnalisation et
d’autonomisation croissantes de l’Église, qui, à partir de la fin du IXe siècle, en engageant
une recomposition des rapports entre laïques et ecclésiastiques, bouleversent à la fois le
champ des sources et les pratiques sociales. Dans ce cadre, la démarche heuristique
adoptée par Georges Duby dans sa thèse et suivie par certains de ses disciples 11 – s’intéresser exclusivement à la part laïque de la société –, relève d’une forme d’utopie. Et
celle-ci se révèle d’autant plus curieuse que Georges Duby, nous l’avons vu, se montre
convaincu de la primauté des facteurs politiques dans le changement social, conviction
que par ailleurs je partage.
11
Il s’agit toutefois d’entrer un peu plus dans le détail et d’expliciter la critique du modèle
de la « révolution féodale » qu’une étude focalisée sur les relations entre l’aristocratie et
l’Église permet de formuler. Au préalable, deux précisions doivent être faites. Tout
d’abord, cette relecture critique découle de recherches dont l’objet initial, à la différence
de celles de Dominique Barthélemy12, n’était pas de s’attaquer de front à ce modèle : leur
source d’inspiration conceptuelle se trouve le plus souvent ailleurs, dans l’historiographie
étrangère, anglo-saxonne et allemande en particulier13. Par conséquent, cette brève
critique n’a pas la prétention d’être démonstrative, ni celle d’être exhaustive. Elle ne
concerne que certains aspects du modèle de Georges Duby. Bien d’autres ont fait l’objet de
sérieuses remises en question, qui me semblent par ailleurs justifiées, mais que je
n’évoquerai pas ici comme, par exemple, la thèse de l’élargissement du groupe
aristocratique par l’essor de la chevalerie, celle de la disparition du groupe des petits
paysans libres et propriétaires, celle de la transformation des institutions et des pratiques
judiciaires14… Mon propos se concentrera sur trois points : l’imbrication des pouvoirs
laïques et ecclésiastiques et ses conséquences ; le rejet de la « crise de l’Église » comme
symptôme et manifestation d’une « crise féodale » ; le caractère complexe et progressif de
la transformation du pouvoir aristocratique.
12
Observé dans un cadre régional ou local, le pouvoir aristocratique, avant comme après
l’an mil, au Xe siècle comme encore au XIe siècle, repose sur l’imbrication étroite des
sphères ecclésiastique et laïque. Décrire le dominium, la seigneurie et son exercice en
termes exclusivement « séculiers » revient à se limiter dans sa compréhension et à
ignorer l’un des facteurs les plus vigoureux de la continuité des structures politiques de
part et d’autre de l’an mil. Mais que faut-il entendre par imbrication des sphères
ecclésiastique et laïque ?
13
L’expression renvoie d’abord à l’emprise certaine qu’exercent les grands laïcs sur
l’institution elle-même, c’est-à-dire concrètement le contrôle des honores
ecclésiastiques – sièges épiscopaux et sièges abbatiaux – et de certaines fonctions qui
peuvent leur être associées, comme l’avouerie dans les régions d’ancienne tradition
immuniste. Cette emprise s’exerce le plus souvent dans le cadre de la parenté, plus
rarement à travers les fidélités ou les clientèles. Dans certains cas le contrôle par la
parenté peut aller jusqu’à l’émergence de dynasties épiscopales avunculaires, comme en
Provence, en Dauphiné et Savoie, dans le Maine, en Bretagne, en Gascogne… L’emprise sur
les monastères peut être directe, ou indirecte à travers le système des abbatiats laïques,
qui perdure, ou celui des monastères épiscopaux, c’est-à-dire des abbayes dont les
communautés et les patrimoines sont soumis à l’episcopatus. Cette emprise varie
considérablement d’une région à l’autre, dans ses formes et son ampleur, et engage à
chaque fois une relation particulière entre les grands et les princes (ducs et comtes),
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Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
selon le degré du contrôle princier sur l’Église. Dans certaines régions comme la
Provence, le contrôle des comtes sur les honores épiscopaux et les abbayes est si faible que
ce sont les grandes familles locales qui se substituent à eux dès la deuxième moitié du Xe
siècle. Dans d’autres régions, comme l’Anjou ou la Normandie, le contrôle comtal sur les
sièges épiscopaux et les grandes abbayes est en revanche presque total et les grandes
familles se replient sur les chapitres, les petits monastères et les prieurés.
14
Cette emprise institutionnelle est largement perçue comme légitime car elle s’inscrit dans
la continuité des pratiques de gouvernement local, aristocratique et familial, de l’âge
carolingien, mais désormais elle s’exerce dans le cadre décentralisé des principautés et
bientôt des dominations châtelaines. En retour, cette emprise fournit à l’exercice de la
domination aristocratique une puissante source de légitimité. Le contrôle des honores
ecclésiastiques implique en effet le contrôle de biens d’Église qui, de manière générale,
sont assimilés au fisc. Au même titre, bien qu’à un moindre niveau que la proximité avec
le comte, largement réévaluée par les recherches récentes, cette « fiscalisation » du
patrimoine aristocratique peut parfois expliquer et même justifier l’exercice par les
puissants de prérogatives que l’on dirait aujourd’hui publiques. C’est dans ce cadre que
l’on peut comprendre la diffusion chez les comtes, les vicomtes, mais aussi de simples
puissants, de titulatures soulignant l’origine divine du pouvoir (telles les formules « par la
grâce de Dieu… ») : elles ne constituent pas autant de signes d’une appropriation déréglée
et illégitime d’une prérogative royale, mais traduisent la généralisation du modèle
paulinien et augustinien du pouvoir, c’est-à-dire la réplique, l’imitation d’un modèle royal
15
.
15
L’imbrication des sphères ecclésiastique et laïque renvoie ensuite aux enjeux
idéologiques, ou si l’on préfère symboliques, que recouvrent les relations privilégiées,
distinctives, entretenues par les puissants avec les objets (reliques, autels), les lieux
(églises et sanctuaires) et les personnes (clercs, prêtres et moines) dépositaires ou
vecteurs du sacré. En ce domaine, de très nombreuses études ont montré les liens très
étroits unissant les pouvoirs laïques et le culte des reliques, la restauration ou la
construction des églises et des sanctuaires, la fondation de communautés monastiques et
canoniales, en particulier à partir du milieu du Xe siècle. Il ne peut être question d’entrer
ici dans le détail, fort complexe, de chacun de ces aspects, mais il faut souligner combien
les motifs religieux ou spirituels se trouvent toujours intrinsèquement liés à des enjeux
sociaux et politiques, explicites ou implicites. À Marseille par exemple, le groupe familial
qui contrôle l’honneur épiscopal et l’honneur vicomtal tire une bonne partie de sa
puissance de son action en faveur de la restauration de l’ancien monastère Saint-Victor et
du renouveau du culte de Victor, comme de la possession de dizaines de lieux de culte.
Bien plus au nord, à Bellême, aux marges de la Normandie et du Maine, à un moindre rang
de l’aristocratie et à une plus petite échelle, le contrôle de reliques locales et la création
d’une communauté canoniale figurent au fondement même de la fondation du castrum et
du rayonnement seigneurial16. De tels phénomènes se poursuivent dans un long XIe siècle,
et en dépit de certaines évolutions particulières, au-delà.
16
Enfin, l’imbrication des sphères ecclésiastique et laïque découle des relations
qu’entretiennent les puissants avec les clercs et les moines par l’intermédiaire de la
circulation de biens, en particulier fonciers. Cette circulation est à la fois source de
promesse spirituelle, de richesse matérielle, de puissance sociale et de légitimité
politique. Elle revêt plusieurs formes qui dans les pratiques sociales s’entremêlent
étroitement. La première de ces formes, nous l’avons déjà mentionnée : il s’agit d’une
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conséquence de l’emprise directe sur les honores ecclésiastiques, à savoir le contrôle des
biens qui en dépendent, l’episcopatus dans le cas des évêchés, tout ou partie du patrimoine
monastique dans le cas des monastères épiscopaux, des abbatiats laïques ou des
avoueries. Ces biens peuvent ensuite circuler au sein de la parenté et de la clientèle, entre
monde ecclésiastique et monde laïque. La deuxième de ces formes renvoie à la diffusion,
bien avant l’an mil et jusqu’à une date plus ou moins avancée du XIe siècle selon les lieux,
de contrats favorisant cette circulation et la possession partagée de biens fonciers
d’origine ecclésiastique, tels les précaires (en particulier au Nord) ou les complants (en
particulier au Sud de la France actuelle). La troisième de ces formes, c’est le système
social du don-échange, bien étudié dans la postérité critique des travaux de Marcel
Mauss, un système qui régit les flux et les transferts de biens considérables entre les
grands laïcs et les communautés monastiques. Le système du don traduit en effet la
formation ou la perpétuation d’un lien, tout à la fois social, politique et religieux, un lien
de familiarité et d’amitié qui non seulement est promesse de salut pour les laïcs (ces dons
pro anima, pour le salut de l’âme, sont bien des donations rédemptrices), mais que chacun
des partenaires de la donation, moines et laïcs, estime aussi nécessaire à la manifestation
de son identité et à l’établissement de son statut dans la hiérarchie sociale. Car en même
temps qu’elle s’adresse à Dieu, la piété aristocratique se déploie aux yeux du monde, et
dans ce cadre, pour les auteurs des donations, il n’y a pas lieu de distinguer abstraitement
recherche du salut, tissage du lien social (avec les bénéficiaires du don comme avec les
partenaires de la donation) et affirmation de la puissance politique (par la richesse et les
liens sociaux que l’on exhibe).
17
Dans ce cadre, le diagnostic d’une crise de l’Église autour de l’an mil et son analyse en
termes à la fois de symptôme et de manifestation de la crise générale qui frapperait la
société autour de l’an mil ne résistent plus à l’examen.
18
Georges Duby situe la crise de l’Église et son rôle dans la « révolution féodale » à deux
niveaux. En premier lieu, il analyse l’inflation de la dénonciation des violences des milites
sous la plume des chroniqueurs monastiques, dans les plaids et dans les assemblées de la
paix et de la trêve de Dieu, comme le juste reflet d’appropriations guerrières, violentes et
brutales, aux dépens des paysans et de l’Église. En second lieu, il analyse les règlements de
paix et l’essor de l’immunité et de l’exemption monastiques comme autant de réactions
défensives destinées à limiter les nuisances de ces violences. Dans le même temps Georges
Duby souligne combien ces mesures défensives contribuent elles-mêmes à ruiner l’unité
des anciens pagi et comtés, aux dépens des pouvoirs centraux (le comte et l’évêque) et au
profit des pouvoirs locaux (les seigneurs et les moines)17.
19
Une telle vision des choses doit aujourd’hui nécessairement être révisée. Une relecture
anthropologique d’abord, largement promue par l’historiographie américaine18, a
dédramatisé les phénomènes conflictuels en les réintégrant au sein de processus
relationnels complexes associant intimidations, négociations et comportements
mimétiques, qui au final unissent plus qu’ils ne séparent moines et guerriers. Si cette
relecture se caractérise parfois par un irénisme excessif, elle constitue cependant une
saine incitation à la prudence dans l’appréciation de la violence aristocratique et
chevaleresque au sein d’un monde où la violence et la contrainte sont les instruments
coutumiers de la domination – et obéissent par conséquent à une certaine régulation –,
plus que son expression anarchique et paroxystique – ce qui ne diminue en rien leur
éventuelle dureté. Une relecture sémantique ensuite a montré que le discours sur la
violence ou l’exaction, largement utilisé par les ecclésiastiques, renvoie le plus souvent à
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une tradition normative et rhétorique dont l’objet premier est la délégitimation des
comportements aristocratiques. La dénonciation de la violencia, de la mauvaise coutume ou
du mauvais usage s’explique d’abord par la volonté de promouvoir une norme nouvelle.
Ainsi, il est évident que le discours réformateur a construit, à Cluny autour de l’an mil,
ailleurs plus tard, une nouvelle norme en matière de comportements, de prérogatives et
de prélèvements exercés par les puissants laïques sur l’Église19. On peut même suggérer
que la diffusion du terme miles/milites à partir du début du XIe siècle, qu’il n’est plus
possible, au regard des recherches récentes, de rapporter à l’émergence d’une nouvelle
classe sociale chevaleresque, ait partie liée avec la nature et l’évolution du discours
monastique sur l’aristocratie.
20
En définitive, il apparaît assez nettement aujourd’hui que la violence aristocratique ou
chevaleresque ne prend son sens qu’en relation avec le développement des idéologies
ecclésiastiques qui prônent et cherchent à mettre en œuvre sur le terrain une
sanctuarisation des biens, des droits, des personnes et des institutions ecclésiastiques et
leur progressive soustraction à l’emprise directe des puissances laïques. Un moment
majeur de ce développement est sans conteste le milieu du IXe siècle, sous l’influence
décisive d’une partie de l’épiscopat. Un vif renouveau se produit, en contexte monastique
cette fois, au tournant des Xe et XIe siècles, autour de quelques foyers tels Fleury et Cluny,
rejoints quelques décennies plus tard par Marmoutier, Saint-Victor de Marseille et bien
d’autres. La réforme traditionnellement dite grégorienne vient étendre et systématiser
cette entreprise, à l’initiative principale de la papauté et bientôt d’un corps épiscopal
rénové.
21
Cette idéologie favorise d’abord, au profit des moines, la diffusion de l’immunité et de
l’exemption. Elle met fin aux contrats de précaires et cherche à limiter ou à codifier
rigoureusement les possessions superposées et imbriquées. Elle promeut l’autorecrutement des détenteurs des honores ecclésiastiques, évêques et abbés, par de
nouvelles règles d’élection et d’investiture. Elle encourage les transferts massifs de biens
et de droits considérés comme ecclésiastiques – c’est le phénomène traditionnellement
évoqué comme celui des « restitutions » d’églises et des dîmes – en faveur des
monastères et des chapitres cathédraux. Elle dénonce certains prélèvements effectués par
les laïcs sur les biens ecclésiastiques comme illégitimes.
22
Comme le montrent la sociologie du monachisme réformateur ou des chapitres
cathédraux, mais aussi l’essor prodigieux du nouveau monachisme et des ordres
militaires, ce mouvement est porté par des moines et des clercs en grande partie issus des
rangs de la petite et moyenne aristocratie20. Il représente pour ceux-ci un moyen
d’investir une institution jusque-là cadenassée par les grandes lignées de rang comtal ou
vicomtal, exceptionnellement de rang châtelain. La rupture dans les modalités d’accès
aux postes dirigeants (évêchés, abbatiats) permet en effet de mettre fin à la tutelle
familiale et au contrôle local exercés par les plus grandes familles, au profit d’une
domination qui demeure aristocratique sur le plan social, mais se révèle beaucoup plus
ouverte sur le plan politique. Grâce à l’interventionnisme pontifical et à l’essor des
collégialités oligarchiques ecclésiastiques, l’accès à ces postes s’exerce désormais dans un
horizon élargi à toute la chrétienté et, de manière tendancielle, en marge des anciennes
logiques parentélaires, dans un contexte qui, en outre, offre des voies de promotion à des
formes de compétence nouvelles, en particulier intellectuelles, plus favorables aux
parcours individuels.
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L’idée d’une solidarité des moines et des clercs à l’égard des paysans, contre les exactions
chevaleresques, doit donc être sérieusement relativisée. Ce qui est en jeu, c’est bien plutôt
la redéfinition des sphères laïque et ecclésiastique du pouvoir et l’évolution des rapports
entre les deux versants, clercs et laïcs, du groupe aristocratique dominant, articulées sur
les tensions sociales traversant ce même groupe. Dit plus brutalement, l’Église ne défend
pas les pauvres, mais construit sa propre seigneurie et s’élabore en seigneurie singulière
et spécifique, tout en assurant la promotion en son sein des niveaux subalternes de
l’aristocratie, auxquels elle offre l’opportunité d’exercer, au sein de structures
ecclésiastiques émancipées, une sorte de surpouvoir. L’historiographie récente nous
conduit donc sur la voie à la fois d’une dédramatisation de la violence chevaleresque et
d’une focalisation sur d’autres enjeux.
24
À la lumière de ces remarques, les conciles et les canons de la paix et de la trêve de Dieu
prennent un autre relief. Il s’agit à l’évidence d’un phénomène ambivalent : la mise en
scène de la collaboration entre les évêques et le prince les rattache au passé carolingien,
comme nombre des mesures concrètes instituées. Mais la radicalisation de la séparation
des sphères sacrée et profane les rattache aux valeurs du monachisme réformé et d’une
Ecclesia à la recherche de sa purification. Nostalgie de l’autorité impériale, royale,
princière et épiscopale d’un côté, rêve monastique de pureté et de tutelle morales et
sociales de l’autre.
25
Les origines ou les motifs d’une telle évolution sont multiples et difficiles à saisir. Il n’est
pas possible d’en proposer ici ne serait-ce qu’un inventaire. Je me contenterai de signaler
que l’affaiblissement de la royauté dès la fin du IXe siècle, la fragmentation de l’Ecclesia et
sa prise en charge à l’échelle régionale ou locale au cours du Xe siècle n’ont pu qu’ébranler
les consciences après les temps carolingiens d’unité et d’expansion et susciter nombre
d’interrogations sur les possibilités et la légitimité des uns et des autres, princes, nobles,
évêques, moines à assurer l’ordre social et religieux.
26
Les conséquences en sont en tout cas considérables, pour la seigneurie des laïcs comme
pour l’institution ecclésiale. Mais ce n’est pas notre sujet. Tout juste peut-on souligner
que cette évolution nourrit moins une décomposition du pagus, dont l’unité aux VIIIe-Xe
siècles est en fait déjà problématique – les seigneuries immunistes existent déjà, l’unité
du pagus ou du comitatus que reflètent les sources normatives et les formulaires
diplomatiques occulte la multiplicité des lieux de pouvoirs et des réalités territoriales
locales plus contrastées21–, qu’un renforcement de l’emprise territoriale des seigneuries,
aussi bien laïques qu’ecclésiastiques, et une intensification de la concurrence entre
seigneuries.
27
La nature de la domination aristocratique se transforme, à l’évidence, entre le IXe et le XIIe
siècles. Mais ce changement se produit de manière complexe et progressive et la
recomposition des rapports entre sphère laïque et sphère ecclésiastique y joue un rôle
encore trop souvent sous-estimé dans l’historiographie française.
28
La diffusion de la seigneurie politique ou de la seigneurie banale, pour reprendre
l’expression de Georges Duby, a fait l’objet d’une révision chronologique, soulignant
l’étalement de la redistribution du pouvoir dans le temps long, de la fin du IXe siècle au XII
e
siècle, et d’une révision géographique, révélant de très fortes variations régionales dans
le degré de la redistribution. Mais c’est surtout le sens même de cette seigneurie qui est
aujourd’hui reconsidéré : elle n’est plus perçue comme une appropriation brutale, rapide
et illégitime de prérogatives « publiques », aux dépens des autorités comtales ou
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épiscopales, de la part de pouvoirs familiaux aristocratiques « privés ». Elle est en
revanche comprise comme la poursuite, sous des formes certes parfois nouvelles, en
particulier plus coercitives, d’une participation traditionnelle de l’aristocratie à l’exercice
local du pouvoir, aux côtés des comtes (en dépit des rivalités qui peuvent opposer comtes
et grands) et, en partie, au moyen de la domination de l’Ecclesia. Il s’agit d’un pouvoir
local qui découle d’une puissance sociale héritée, fruit de la continuité biologique du
groupe dominant et de l’enracinement ancien de la plupart des puissants22. Il s’agit enfin
d’un pouvoir à la fois public et privé, institutionnel, patrimonial et familial, civil et
religieux.
29
Ce qui change en revanche peu à peu, c’est l’appréciation portée sur la légitimité de cette
participation aristocratique à l’exercice du pouvoir local. La construction institutionnelle
de l’Église d’abord, à travers les réformes monastique et grégorienne des Xe – début XIIe
siècles, la construction institutionnelle de l’État monarchique ensuite, pas avant le second
XIIe siècle, remettent en effet peu à peu en cause, pour des motifs et avec des fortunes
divers, la légitimité de cette participation aristocratique à l’exercice du pouvoir local, ou
tout au moins certaines de ses dimensions désormais peu à peu attribuées de manière
exclusive à la « puissance publique »23.
30
Dans ce cadre, on remarquera qu’il est assez logique que l’idéologie des trois ordres, qui
réunit tous les puissants laïques dans une même catégorie définie par l’exercice de la
guerre – lequel constitue dans cette société l’essence des pouvoirs de commandement –,
se soit formée dans la deuxième moitié du IXe siècle, au moment de la véritable captation
du monopole de la violence légitime par l’aristocratie et d’une première segmentation du
pouvoir, puis qu’elle se soit épanouie au milieu du XIIe siècle, dans un contexte
Plantagenêt où l’idéalisation de la collaboration du roi et de sa chevalerie vient équilibrer
les débuts de la construction administrative de l’État, et non autour de l’an mil, comme le
pensait Georges Duby24.
31
Plusieurs transformations profondes affectent cependant la nature du pouvoir local de
l’aristocratie laïque aux Xe-XIIe siècles. Les plus connues concernent l’évolution des
structures de parenté et la concentration de l’exercice du pouvoir autour des châteaux.
Largement étudiées dans le cadre et à l’appui du modèle « mutationniste », elles doivent
toutefois être reprises – et ont commencé de l’être25 – au regard de la déconstruction
dont celui-ci est l’objet. Il en est toutefois une autre, en général sous-estimée par
l’historiographie et sur laquelle il convient d’attirer l’attention. Il s’agit de ce que l’on
pourrait appeler la « sécularisation » de la seigneurie laïque, c’est-à-dire l’abandon
progressif de l’emprise directe exercée par les puissants sur les honores, les personnes, les
biens, les droits et les prélèvements considérés comme ecclésiastiques. Là encore le
phénomène s’étale dans le temps long et connaît de fortes variations régionales. La
réforme ecclésiastique, ses avancées, ses échecs, ses compromis, les modalités des
réactions princières et aristocratiques en dessinent la chronologie et la géographie. Les
foyers les plus radicaux de la réforme monastique, comme Fleury et Cluny, puis SaintVictor de Marseille ou Marmoutier, en constituent un temps les laboratoires. À ce titre, le
cas mâconnais ne peut qu’apparaître comme singulier.
32
À long terme, les conséquences de cette « sécularisation » sont considérables pour le
pouvoir aristocratique laïque, aussi bien en termes de puissance matérielle que de
puissance sociale et symbolique. L’association des puissants laïques avec l’Église et ses
agents demeure fondamentale et continue de se placer au cœur des mécanismes de
reproduction de la domination aristocratique, mais dans un cadre profondément
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renouvelé. Les souverains et les princes se voient assignés un rôle de protecteur de l’
Ecclesia, dont les implications en termes d’emprise institutionnelle demeurent toutefois
l’objet d’appréciations contradictoires comme en témoignent les conflits de la deuxième
moitié du XIIe siècle. L’ensemble de l’aristocratie est incité à se mettre au service de
l’institution ecclésiale dans le cadre de la croisade et d’une idéologie chevaleresque
« cléricalisée ».
33
Il faut reconnaître sans faux-semblants combien les paradigmes conceptuels généraux qui
sous-tendent le modèle de la « révolution féodale » apparaissent aujourd’hui inappropriés
à l’étude des structures politiques et sociales du xe siècle. Ces paradigmes s’expliquent
fort bien par le moment et le lieu, l’époque et le milieu où Georges Duby a élaboré son
modèle – une dépendance au contexte de production de son modèle que Georges Duby a
d’ailleurs lui-même reconnu avec sagesse, par exemple dans la postface à ses entretiens
avec Guy Lardreau26. Il s’agit tout d’abord d’un contexte historiographique français de
cloisonnement entre histoire « religieuse » et histoire « sociale », étroitement lié à la
tradition républicaine laïque et renvoyant dos à dos une historiographie catholique
ultramontaine et une historiographie républicaine jacobine (plus tard colorée de
marxisme). Il s’agit ensuite d’un contexte politique et idéologique qui était celui de
l’immédiat après-guerre, marqué par le culte de l’État, de l’efficacité administrative et de
la centralisation. Ce double contexte a nourri les représentations que l’on se faisait des
rapports entre public et privé, entre central et local, entre civil et religieux, entre laïc et
ecclésiastique, tout en leur conférant, certes le plus souvent de manière implicite, une
dimension axiologique très nette. Cela a produit des convergences parfois étonnantes : la
célébration des pouvoirs centraux et des institutions « bureaucratiques » réunit ainsi les
chantres de l’État royal (proto-républicain) et ceux de l’Église romaine grégorienne et
postgrégorienne. Il en va tout autrement dans les historiographies allemande, italienne
ou anglo-saxonne, toutes caractérisées, au-delà de leurs profondes différences et de leur
diversité interne, par une perception plus complexe, plus nuancée, plus subtile, des
rapports entre public et privé, central et local, civil et religieux. L’apport de ces
historiographies, en même temps que l’ouverture à l’anthropologie et à la sociologie,
promue par Georges Duby, sont bien à la source de la relecture du modèle de la
« révolution féodale ».
34
Concrètement, ce modèle s’est construit par opposition à un ordre carolingien idéalisé. Or
l’État carolingien n’est plus ce qu’il était. On ne le considère plus aujourd’hui, avec les
yeux du juriste épris de romanité antique ou du Code civil, comme un État administratif
centralisé et uniformisateur. On perçoit mieux la puissance des aristocraties, la diversité
des situations régionales, le rôle des arbitrages et de la négociation au cœur des pratiques
de gouvernement, depuis l’armée jusqu’à la justice, les subtiles articulations entre
l’idéologie et les pratiques sociales, les impulsions centrales et les réalités locales. Ce
modèle reposait aussi sur un cloisonnement des sphères « religieuse » et « civile » que
l’on envisageait ensemble seulement de manière exceptionnelle, par exemple lorsque l’on
s’intéressait à la personne ou à l’idéologie royales. Or ce cloisonnement, nous l’avons
amplement souligné, limite la compréhension de la société médiévale. Ces deux
soubassements du modèle de la « révolution féodale » ne sont plus tenables.
35
De part et d’autre de l’an mil et jusqu’en un XIe siècle fort avancé, la domination
aristocratique est à la fois sociale – tissée de liens de parenté, de clientèles et de
fidélités –, domaniale – pesant sur la terre et à travers elle sur les hommes qui la
travaillent – et ecclésiale – grâce au contrôle d’institutions, de biens, de personnes et
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de symboles ecclésiastiques. Elle est donc par nécessité à la fois publique et privée, d’où la
faible pertinence d’une approche « mutationniste » qui continue à réfléchir en termes
d’accaparement (forcément illégitime) des prérogatives publiques (justice, armée, église,
fiscs et biens d’Église assimilés au fisc). En revanche, le contrôle sur l’Ecclesia s’insère
parfaitement dans le cadre d’une participation précoce de l’aristocratie à l’exercice du
pouvoir à l’échelle locale27. Par ailleurs, il faut bien reconnaître que l’on ne constate nulle
mutation sociale de grande ampleur : l’aristocratie modifie certaines formes de sa
domination, mais le groupe aristocratique ne se renouvelle qu’à la marge ; la continuité
biologique des dominants reste la règle et l’on ne croit plus, sauf pour quelques zones
pionnières, à l’intégration en son sein d’une chevalerie qui lui serait à l’origine extérieure
et subalterne ; on ne constate pas plus de transformation massive des statuts paysans. Il
n’en reste pas moins que des transformations politiques importantes se produisent, à des
rythmes et selon des régimes de temporalité différents : d’abord au tournant des IXe et Xe
siècles, avec une première segmentation du pouvoir à l’échelle régionale ; ensuite à partir
de la fin du Xe siècle autour des foyers de la réforme monastique, mais surtout dans la
deuxième moitié du XIe siècle à la suite de l’impulsion pontificale, avec la dissociation du
dominium laïque et du dominium ecclésiastique ; enfin, tout au long des Xe et XIe siècles, la
réduction des échelles de l’exercice du pouvoir nourrit simultanément la régionalisation
des structures englobantes de gouvernement (c’est le temps des principautés) et la
polarisation castrale de la domination aristocratique (c’est le temps des châteaux). La
prise en considération des enjeux ecclésiologiques et spirituels du pouvoir aristocratique
conduit nécessairement à renoncer à la thèse d’une rupture brutale et de grande ampleur
au tournant de l’an mil. Elle n’implique pas pour autant de lui substituer une illusoire
continuité de la fin du IXe au XIIe siècle.
NOTES
1..Ce texte est issu d’une conférence prononcée au Centre d’études médiévales d’Auxerre à l’occasion du
dixième anniversaire de la mort de Georges Duby le 30 septembre 2006. Dominique Iogna-Prat et
Geneviève Bührer-Thierry ont estimé qu’il y avait quelque l’intérêt à lui assurer une diffusion plus
importante et je les remercie de ce témoignage amical. Je tiens aussi à remercier Jean-Louis Biget, mon
premier maître, pour ses conversations toujours enrichissantes, ainsi que mes amis et collègues de
l’université Rennes 2, Jean-Manuel Roubineau, Philippe Hamon et Jean Le Bihan, qui ont bien voulu relire
ce texte avec le regard de spécialistes d’autres périodes historiques et me faire part de leurs remarques. Je
remercie enfin Mme Andrée Duby pour son intérêt, sa bienveillance et ses encouragements. On se
souviendra qu’il s’agit d’un essai, nécessairement bref, qui, en outre, n’était pas destiné à des spécialistes.
2..G. DUBY, Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, p. 186.
3..M. WEBER, Essais de théorie de la science, Paris, 1965 (1 e éd. Tübingen, 1922).
4..G. DUBY, La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1971 (1 ère éd., Paris, 1953) ; Id., Les
trois ordres…, op. cit. ; Id., L’an mil, Paris, 1980.
5..G. DUBY, Les Trois Ordres…, op. cit., p. 183.
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6..L. FELLER, « Statut de la terre et statut des personnes. L’alleu paysan dans l’historiographie depuis
Georges Duby », Études rurales, 145-146, 1997, p. 147-164, ici p. 153.
7..G. DUBY, « Recherches sur l’évolution des institutions judiciaires pendant le X e et le XIe siècle dans le
sud de la Bourgogne », Le Moyen Âge, 52, 1946, p. 149-194, et 53, 1947, p. 15-38 ; La Société…, op. cit., p.
137-148, 173-213, 480-481 ; Les Trois Ordres…, op. cit., p. 157-205 ; L’An mil, passim.
8..J.-F. LEMARIGNIER, Étude sur les privilèges d’exemption et de juridiction ecclésiastique des abbayes normandes
depuis les origines jusqu’en 1140, Paris, 1937 ; ID., « La dislocation du pagus et le problème des consuetudines (
Xe-XIe siècles) », dans Mélanges d’histoire du Moyen Âge dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, 1951, p.
401-410.
9..G. DUBY, L’Histoire continue, Paris, 1992 (1 ère éd. 1992), p. 91.
10..Ibid., p. 220-221. À ce sujet, voir aussi l’entretien que Georges Duby a accordé à Pierre Nora en juin
1996, paru à titre posthume dans le n° 92 de la revue Le Débat (nov.-déc. 1996), en particulier p. 178 et 180.
11..Voir, par exemple, la thèse d’A. DEBORD, La Société laïque dans la Charente, Paris, 1984.
12..D. BARTHÉLEMY, La Société dans le comté de Vendôme de l’an mil au XIV e siècle, Paris, 1993 ; ID., La
mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Paris, 1997 ; ID., L’An mil et la Paix de Dieu : la France chrétienne et féodale,
980-1060, Paris, 1999.
13..F. MAZEL, La Noblesse et l’Église en Provence, fin X e-début XIVe siècle, Paris, 2002. En ce qui me concerne, ce
n’est que par un effet de retour que j’en suis venu, tardivement, à me situer dans le débat sur la
« mutation féodale » ; le bref essai présenté ici inverse donc la démarche qui a d’abord été la mienne.
14..Sur ces trois points voir notamment : D. BARTHÉLEMY, La Mutation…, op. cit. ; L. FELLER, « Statut de la
terre… », op. cit. ; Paysans et seigneurs au Moyen Âge, VIII e-XVe siècles, Paris, 2007, p. 114-120 ; S. WHITE,
« Tenth-century courts at Mâcon and the perils of structuralist history : re-reading Burgundian judicial
institutions », dans Conflict in medieval Europe. Changing perspectives on society and culture, AldershotBurlington, 2003, p. 37-68.
15..O. GUYOTJEANNIN, « Rois et princes », dans P. CONTAMINE (dir.), Le Moyen Âge. Le roi, l’Église, les
grands, le peuple, 481-1514, Paris, 2002, p. 120-146, notamment p. 137-138.
16..F. MAZEL, La Noblesse…, op. cit., p. 84-97 et 134-137 ; G. LOUISE, « Fondation de la collégiale de l’église
Sainte-Marie du château de Bellême (fin X e s.-avant 1012) », dans La Normandie de l’an mil, Rouen, 2000, p.
137-147. Voir aussi le cas très intéressant des Etichonides/comtes d’Eguisheim, en Alsace : H. HUMMER,
« Reform and lordship in Alsace at the turn of the millenium », dans Conflict in medieval Europe…, op. cit., p.
69-84.
17..Voir notamment G. DUBY, Les Trois Ordres…, op. cit., p. 183-205.
18..On peut notamment renvoyer aux travaux bien connus de Patrick Geary, Frédéric Cheyette et Stephen
White.
19..Voir par exemple F. MAZEL, « Amitié et rupture de l’amitié. Moines et grands laïcs provençaux au
temps de la crise grégorienne (milieu XI e-milieu XIIe siècle) », Revue historique, 307, 2005, p. 53-95.
20..Il en va de même de l’érémitisme, dont on pourrait dire qu’il représente la « branche radicale » de la
réforme, en transposant la terminologie des spécialistes de la Réformation.
21..Que le pagus ou le comitatus constitue un cadre territorial de référence, en particulier pour situer les
lieux et les biens, n’implique pas nécessairement, contrairement à ce qu’affirme un peu vite une bonne
part de l’historiographie, qu’il soit de facto le territoire effectif et homogène de projection du pouvoir
comtal et/ou épiscopal. Cette remarque appellerait, pour être pleinement justifiée, des recherches
approfondies ; en ce qui concerne le pouvoir épiscopal, je me permets toutefois de renvoyer déjà à F. M
AZEL dir., Genèse d’un territoire. L’espace du diocèse dans l’Occident médiéval, V e-XIIIe siècles, à paraître à Rennes
en mai 2008.
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Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
22..Le processus de sédentarisation de l’aristocratie souvent évoqué pour la période de la fin du IX e et du
Xe siècle ne concerne guère que l’aristocratie d’Empire. À l’échelle locale, la plupart des puissants étaient
déjà solidement implantés localement, même si les souverains et les princes ont régulièrement enrichi
l’aristocratie locale d’apports extérieurs (au cours du IX e siècle, avec l’implantation de vassi regis, comme
aux XIe-XIIe siècles, à l’occasion des conquêtes ou des alliances matrimoniales).
23..Une « puissance publique » dont la nature et les contours commencent à être véritablement
(re)définis dans le cadre de l’essor du droit romano-canonique.
24..D. IOGNA-PRAT, « Le baptême du schéma des trois ordres fonctionnels : l’apport de l’école d’Auxerre
dans la seconde moitié du IX e siècle », Annales ESC, 1986/1, p. 101-126, contra G. DUBY, Les Trois Ordres…, op.
cit., passim cf. l’affirmation catégorique p. 18).
25..Voir par exemple C. DUHAMEL-AMADO, Genèse des lignages méridionaux, t. I, L’Aristocratie
languedocienne du Xe au XIIe siècle, Toulouse, 2001 ; R. LE JAN, « De la France du nord à l’Empire. Réflexions
sur les structures de parenté au tournant de l’an mil », dans Hommes et sociétés dans l’Europe de l’an mil, P. B
ONNASSIE et P. TOUBERT (éd.), Toulouse, 2004, p. 162-184 ; et J. MORSEL, L’Aristocratie médiévale, Paris,
2004, p. 96-115.
26..G. DUBY et G. LARDREAU, Dialogues, Paris, 1980.
27..N’est-ce pas déjà le cas dans l’Empire romain tardif ?
AUTEUR
FLORIAN MAZEL
Université Rennes 2 Haute Bretagne, CERHIO – FRE 3004, Place du Recteur Henri le Moal, CS
24307, 35043 Rennes Cedex
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