Médiévales
Langues, Textes, Histoire
54 | 2008
Frères et sœurs
Pouvoir aristocratique et Église aux Xe-XIe siècles.
Retour sur la « volutionodale » dans l’œuvre
de Georges Duby
Florian Mazel
Édition électronique
URL : http://medievales.revues.org/5202
DOI : 10.4000/medievales.5202
ISSN : 1777-5892
Éditeur
Presses universitaires de Vincennes
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2008
Pagination : 137-152
ISBN : 978-2-84292-217-7
ISSN : 0751-2708
Référence électronique
Florian Mazel, « Pouvoir aristocratique et Église aux Xe-XIe siècles. Retour sur la « Révolution féodale »
dans l’œuvre de Georges Duby », Médiévales [En ligne], 54 | printemps 2008, mis en ligne le 10
septembre 2010, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://medievales.revues.org/5202 ; DOI :
10.4000/medievales.5202
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Pouvoir aristocratique et Église aux Xe-
XIe siècles. Retour sur la « Révolution
féodale » dans l’œuvre de Georges Duby
Florian Mazel
Aucune recherche historique, aussi concrète et
taillée soit-elle, ne peut faire totalement
l’économie de concepts généraux. Elle ne commet
d’erreur à cet égard qu’à les tenir pour évidents,
car ces prétendues évidences dissimulent alors les
vrais problèmes fondamentaux dont la réflexion
historienne doit sans cesse reprendre la discussion
à nouveaux frais. […] Elle devra faire preuve
d’humilité face à la recherche strictement
spécialisée. Ce qui ne signifie nullement qu’elle ne
doive être constamment entreprise et qu’elle ne
soit l’expression de la véritable pensée historienne.
Elle seule permet de structurer le matériel traité
en vue d’un approfondissement de la recherche, de
mettre au jour des constellations cohérentes et de
placer le matériau dans la perspective de nouvelles
problématiques.
E. Troeltsch, Avant-propos à Die Bedeutung des
Protestantismus für die Entstehung der modernen Welt,
Munich-Berlin,1911 (trad. fr. Paris, 1991).
1 Dans l’ouvrage qu’il publia en 1978 sur Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme,
Georges Duby1 énonçait le constat suivant à propos de La Sociéféodale, le maître-livre de
celui qu’il reconnaissait comme son modèle et son inspirateur, Marc Bloch : « Ce livre a
suscité tant de recherches et de si fécondes que la plus grande part de ce qu’il suggérait il
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y a bientôt quarante ans doit être rectifiée2. » Et une bonne part de l’œuvre de Georges
Duby peut ainsi se lire comme une série de rectifications, de révisions, de réorientations
de l’œuvre de son illustre prédécesseur. Ainsi s’élabore le processus historiographique, à
rebours du procès hagiographique, déconstruisant avant de reconstruire, déconstruisant
pour mieux reconstruire. Max Weber ne dit pas autre chose dans sa remarquable analyse
de la singularité du travail de l’historien, soulignant, à la suite de Ernst Troeltsch, à la fois
la nécessité et les limites de tout modèle historiographique dans le processus de la pensée
historique3.
2 Aussi ne doit-on pas s’étonner que des années après leur écriture, plus de cinquante ans
pour La société en Mâconnais, un peu moins d’une trentaine d’années pour Les trois ordres et
pour L’an mil4, les analyses de Georges Duby, notamment celles sur la
« mutation féodale », qui, plus encore que celles de Marc Bloch, ont orien la recherche
des médiévistes durant le dernier demi-siècle ne puissent échapper à ce processus de
révision. La thèse de la « mutation de l’an mil » ou de la « mutation féodale » a trouvé son
expression la plus vigoureuse avec la formule « révolution féodale » utilisée pour la
première fois par Georges Duby lui-même dans Les trois ordres5. Comme cela a déjà été
souligné, ce dernier ouvrage porte en lui une radicalisation du modèle initial, un
« raidissement conceptuel6 », encore renforcé avec la publication de L’an mil. Toutefois,
l’essentiel pour notre propos figure déjà au cœur de la thèse et dans la conclusion de
celle-ci. Cette thèse a gouverné la compréhension de la socié occidentale aux Xe-XIIe
siècles de la quasi-totali des diévistes, en France et dans les pays latins tout du
moins, jusqu’au milieu des années 1990. Elle a fait depuis l’objet de nombreux débats et de
sérieuses remises en cause, plus ou moins explicites, en France mais aussi à l’étranger,
dans le monde anglo-saxon, en Espagne et en Italie. Certes, à l’extérieur de la
communauté des historiens, du cercle des spécialistes, cette controverse n’a eu qu’une
visibilité modeste ; en outre, elle peut facilement apparaître comme obscure et complexe.
Certes aussi, à l’intérieur de la communau des historiens français, elle a souvent été
troublée et excessivement chargée de passion par les questions d’amour-propre ou les
clivages générationnels. Pourtant, il s’agit d’un vrai débat historiographique, qui soulève
de vrais enjeux historiques.
3 Qu’est-ce donc que la « révolution féodale » selon Georges Duby ? Résumons-la encore
une fois à partir de l’article sur les institutions judiciaires (1946 et 1947), de la thèse sur le
connais (1953), de l’essai sur Les trois ordres (1978), et de la petite sélection de textes
traduits et commentés sur L’an mil (1980)7.
4 Une mutation globale de la société se serait produite entre 970/980 et 1020/1030,
conséquence de la décomposition finale des structures de l’État carolingien. À la faillite de
l’institution royale, aurait succédé un affaiblissement du pouvoir comtal, le
fractionnement du pagus et le partage des droits régaliens (justice, guerre, fiscalité
publique), qui, avec la disparition de la présence royale, deviennent, aux mains des
châtelains, des droits privés : c’est la naissance de la seigneurie banale, une seigneurie
supérieure, d’essence militaire et judiciaire, englobant et toisant les seigneuries foncières.
Georges Duby, héritier notamment des travaux de Jean-François Lemarignier8, dégage un
autre instrument du fractionnement du pagus : l’essor de l’immunité et de l’exemption,
c’est-à-dire de seigneuries monastiques échappant à la double tutelle du pouvoir comtal
et du pouvoir épiscopal. Seigneurie châtelaine et seigneurie monastique créent des
enclaves d’autorité soustraites aux autorités englobantes traditionnelles. Le phénomène
s’accompagne et entraîne en me temps la formation de la chevalerie comme groupe
Pouvoir aristocratique et Église aux xe-xie siècles. Retour sur la « Révoluti...
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social spécifique, distinct et au service de la noblesse, ainsi que l’uniformisation des
statuts paysans à l’intérieur de la seigneurie banale, c’est-à-dire l’effacement du clivage
entre servitude et liberté. La société se recompose sur la base des trois ordres
fonctionnels dont la première formulation idéologique est située autour de l’an mil.
5 L’avènement de la nouvelle société féodale présente en définitive deux aspects : un aspect
politique d’abord, qui consiste en la dissolution de la souveraineté aux dépens des
pouvoirs royaux et comtaux ; un aspect foncier ensuite, que représente la constitution
d’un réseau cohérent de pendances sont prises toutes les terres et donc, par elles,
ceux qui les tiennent, c’est-à-dire à la fois les liens féodo-vassaliques au sein de
l’aristocratie et les liens de dépendance au sein de la seigneurie. Il y a donc primauté du
politique dans le changement social et un enchaînement de mutations de très grande
ampleur concentrées sur deux ou trois décennies au tournant des Xe et XIe siècles. En ce
qui concerne plus précisément l’aristocratie, ces mutations bouleversent :
6 les structures de domination : la seigneurie banale suppose l’appropriation, par la
violence et dans l’illégitimité, des prérogatives du pouvoir public, et scinde la société
laïque en deux groupes, les guerriers et les paysans.
7 les structures sociales de la classe dominante : la base sociale de cette dernière est
élargie par la promotion et l’élévation du groupe chevaleresque ; les instruments de sa
reproduction et de sa domination sont transformés par la militarisation et la
structuration des familles en lignages patrilinéaires.
8 les structures idéologiques : la formation d’une culture chevaleresque censée s’étendre
à toute l’aristocratie et la description de l’organisation sociale à travers les trois ordres
fonctionnels se substituent aux anciens modèles normatifs et culturels carolingiens.
9 Dans l’Histoire continue, Georges Duby énonce quatre regrets au sujet de sa thèse, qui est
bien la matrice de toutes ses études postérieures. Le premier de ces regrets, le seul à nous
intéresser ici, est d’avoir écar les clercs et les moines de son champ d’étude9. Cette
autocritique demeure sociologique : elle réduit l’institution ecclésiale à ses agents et, à
l’exception des enjeux fondamentaux liés aux relations entre vivants et morts, elle fait
l’économie de la question même du sens, de la place et du rôle de l’institution ecclésiale
dans la société globale. Mais cette autocritique peut nous servir d’aiguillon.
10 Comme Georges Duby le suggère lui-même une nouvelle fois à la fin de l’Histoire continue,
c’est à partir d’une reconsidération des rapports entre Ecclesia et société que l’histoire
sociale des Xe-XIe siècles doit être envisagée10. Et c’est bien à partir d’une telle
reconsidération que peut s’effectuer une critique du modèle de la « révolution féodale ».
Dans cet esprit, nous sommes donc invités à changer de perspective plutôt qu’à
reparcourir de manière thodique les chemins tracés autrefois. En premier lieu parce
que les sources, toutes les sources, aussi bien narratives que diplomatiques, procèdent des
clercs et des moines et que Georges Duby a, de fait, souvent sous-estimé la prégnance des
idéologies ecclésiastiques et monastiques dans la documentation. La nécessaire
réappréciation du rapport entre discours ecclésiastique et pratiques sociales conduit ainsi
à des reconsidérations profondes, par exemple en ce qui concerne les notions de
coutumes et de mauvaises coutumes, de violence et d’exaction, d’angoisse apocalyptique,
de rapport au passé carolingien… En second lieu parce que la construction politique et
idéologique promue par les Carolingiens et les clercs à leur service a nourri une
imbrication de plus en plus étroite, une véritable co-extension de la res publica et de l’
Ecclesia, au plus haut de l’Empire comme à l’échelle régionale et locale, au premier profit
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des puissants. Ce sont la réduction des horizons aristocratiques, l’orientation nouvelle
prise par la réforme ecclésiastique et le processus d’institutionnalisation et
d’autonomisation croissantes de l’Église, qui, à partir de la fin du IXe siècle, en engageant
une recomposition des rapports entre laïques et ecclésiastiques, bouleversent à la fois le
champ des sources et les pratiques sociales. Dans ce cadre, la démarche heuristique
adoptée par Georges Duby dans sa thèse et suivie par certains de ses disciples11
s’intéresser exclusivement à la part laïque de la société–, relève d’une forme d’utopie. Et
celle-ci se révèle d’autant plus curieuse que Georges Duby, nous l’avons vu, se montre
convaincu de la primauté des facteurs politiques dans le changement social, conviction
que par ailleurs je partage.
11 Il s’agit toutefois d’entrer un peu plus dans le détail et d’expliciter la critique du modèle
de la « révolution féodale » qu’une étude focalisée sur les relations entre l’aristocratie et
l’Église permet de formuler. Au préalable, deux précisions doivent être faites. Tout
d’abord, cette relecture critique découle de recherches dont l’objet initial, à la différence
de celles de Dominique Barthélemy12, n’était pas de s’attaquer de front à ce modèle : leur
source d’inspiration conceptuelle se trouve le plus souvent ailleurs, dans l’historiographie
étrangère, anglo-saxonne et allemande en particulier13. Par conséquent, cette brève
critique n’a pas la prétention d’être monstrative, ni celle d’être exhaustive. Elle ne
concerne que certains aspects du modèle de Georges Duby. Bien d’autres ont fait l’objet de
sérieuses remises en question, qui me semblent par ailleurs justifiées, mais que je
n’évoquerai pas ici comme, par exemple, la thèse de l’élargissement du groupe
aristocratique par l’essor de la chevalerie, celle de la disparition du groupe des petits
paysans libres et propriétaires, celle de la transformation des institutions et des pratiques
judiciaires14 Mon propos se concentrera sur trois points : l’imbrication des pouvoirs
laïques et ecclésiastiques et ses conséquences ; le rejet de la « crise de l’Église » comme
symptôme et manifestation d’une « crise féodale » ; le caractère complexe et progressif de
la transformation du pouvoir aristocratique.
12 Obser dans un cadre régional ou local, le pouvoir aristocratique, avant comme après
l’an mil, au Xe siècle comme encore au XIe siècle, repose sur l’imbrication étroite des
sphères ecclésiastique et laïque. Décrire le dominium, la seigneurie et son exercice en
termes exclusivement « séculiers » revient à se limiter dans sa compréhension et à
ignorer l’un des facteurs les plus vigoureux de la continuité des structures politiques de
part et d’autre de l’an mil. Mais que faut-il entendre par imbrication des sphères
ecclésiastique et laïque ?
13 L’expression renvoie d’abord à l’emprise certaine qu’exercent les grands laïcs sur
l’institution elle-même, c’est-à-dire concrètement le contrôle des honores
ecclésiastiquessièges épiscopaux et sièges abbatiauxet de certaines fonctions qui
peuvent leur être associées, comme l’avouerie dans les régions d’ancienne tradition
immuniste. Cette emprise s’exerce le plus souvent dans le cadre de la parenté, plus
rarement à travers les fidélités ou les clientèles. Dans certains cas le contrôle par la
parenté peut aller jusqu’à l’émergence de dynasties épiscopales avunculaires, comme en
Provence, en Dauphiné et Savoie, dans le Maine, en Bretagne, en Gascogne… L’emprise sur
les monastères peut être directe, ou indirecte à travers le système des abbatiats laïques,
qui perdure, ou celui des monastères épiscopaux, c’est-à-dire des abbayes dont les
communautés et les patrimoines sont soumis à l’episcopatus. Cette emprise varie
considérablement d’une région à l’autre, dans ses formes et son ampleur, et engage à
chaque fois une relation particulière entre les grands et les princes (ducs et comtes),
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