Entre histoire et philosophie, la naissance de l`épistémè

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Claude Obadia
Professeur de philosophie au Lycée Paul Lapie de Courbevoie
Entre histoire et philosophie,
la naissance de l'épistémè ou l'invention de la liberté.
La naissance de l'histoire en Grèce ancienne constitue un événement
majeur. Supplantant le mythe, le discours historiographique vise la connaissance
du passé et assure par-là même la promotion d'une exigence jusque-là inédite,
l'exigence de vérité. Pourtant, loin s'en faut que le souci des premiers historiens
n'ait exprimé qu'un souci désintéressé de savoir. Comme le souligne Hérodote
lui-même, c'est la conscience de la caducité à laquelle le temps voue toute chose
qui fonde le besoin de conservation des "travaux des hommes" découvrant, en
prenant conscience de l'efficacité de leurs actes, une liberté à laquelle, jusque-là,
ils ne croyaient
nullement et que bien plus tard, à l'époque moderne, les
grandes philosophies de l'histoire remettront en cause. Cette découverte, comme
nous nous efforcerons de le montrer, constitue un axe majeur du développement
de la rationalité occidentale, comme en témoigne la naissance concomitante de
la philosophie promouvant, toujours par opposition à des types de discours où
rivalisent le merveilleux et le sensationnel, une parole de vérité ne prétendant à
rien d'autre qu'à dissiper la brume dans laquelle les artifices de la rhétorique et
les superstitions égarent l'homme. Ainsi la naissance de l'histoire et de la
philosophie,
opérant cette première rupture, exprime-t-elle peut-être
une
transformation radicale de la mentalité des Grecs que nous sommes encore,
bouleversement touchant autant leur rapport au langage et à la pensée que leurs
représentations du divin et du cosmos. C'est donc en analysant, point par point,
différentes expressions de ce passage tellement fécond du muthos au logos, et
en suivant tout aussi bien les chemins de la vérité triomphant des sophismes que
les survivances, surprenantes parfois, de la pensée mythographique, que nous
pourrons apercevoir, dans l'espace littéraire et socio-politique de la Grèce
inventant la démocratie, l'avènement de l'épistémè qui, s'articulant autour de la
découverte de la liberté et de la vérité, n'en finit pas de nous interroger et de
questionner la réalité humaine.
Raconter pour ne pas oublier:
les prémisses de la question ontologique du temps.
L'histoire, entendue comme étude du passé de l'humanité, serait née en
Grèce au V° siècle avant Jésus-Christ avec Hérodote, né vers 485 et mort en
425, auteur des Enquêtes, en grec Historiè, qui relatent les guerres médiques.
Or, au tout début de son œuvre, celui qu'on appelle le "père de l'histoire" écrit:
"Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le
temps n'abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits
accomplis soit par les Grecs, soit par les barbares, ne tombent pas dans l'oubli."1
Aussi est-ce par souci de conservation qu'Hérodote écrivit ses Enquêtes qui
auraient pour vocation de conserver le passé, ce qui mérite quelque précision.
1
Car s'il y a bien volonté avérée de re-tenir le passé, d'où naît cette volonté?
Comment expliquer le besoin de conserver ce qui n'est plus? À ces questions,
Hérodote apporte une réponse dont la clarté n'est qu'apparente. Il faut
empêcher, écrit-il, que le temps "n'abolisse les travaux des hommes ",
autrement dit lutter contre la caducité (latin cadere, tomber), empêcher que les
œuvres humaines ne tombent dans l'oubli.
Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Hegel, en analysant "l'histoire originale",
souligne que l'historien est celui qui "transplante les faits du passé sur un sol
meilleur et supérieur au monde de la caducité dans lequel ceux-ci sont passés"2.
Il s'agit, poursuit-il, de "déposer dans le temple de Mnémosyne" les faits
survenus pour les soustraire à l'influence corruptrice du temps. On voit donc ici
encore que l'histoire, si elle exprime le souci existentiel de conserver le passé,
manifeste aussi le sentiment que
l'homme, s'il ne peut lutter contre le cours
irréversible du temps, possède toutefois la faculté d'en atténuer certains effets.
Ainsi nous faut-il fermement mettre en doute l'idée défendue par Paul Veyne
dans
l'Encyclopédia Universalis, selon laquelle l'histoire
serait "une
connaissance objective mue par la simple curiosité". Partant de là, si l'histoire
exprime bien un tel désir de conservation du passé, est-ce sa seule vocation?
"Enquêter" pour connaître.
Si le récit historiographique a pu exprimer un besoin existentiel, il reste
qu'à l'évidence l'historien paraît tout autant animé du désir de connaître et
d'expliquer le cours des événements historiques. Ainsi Thucydide, témoin direct,
acteur même, de la guerre du Péloponnèse au cours de laquelle, nommé
Général, il ne put empêcher la prise d'Amphipolis par les Spartiates, affirme-t-il
la nécessité d'identifier "la cause la plus vraie" de cette guerre qui déchira la
Grèce en opposant Athènes et Sparte, ses deux plus grandes cités.
C'est, comme chacun sait, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse
que Thucydide relate les tragiques événements qui divisèrent les Grecs de 431 à
404 avant Jésus-Christ. Les guerres médiques, qui avaient opposé les Grecs aux
Perses, incitèrent les cités grecques à s'allier les unes aux autres dans le but de
prévenir les entreprise belliqueuses des Perses. À cet effet fut donné naissance
à une confédération, la Ligue de Délos, dont Athènes prit la tête en 477. Cette
cité installa, par la suite, des colonies militaires dans plusieurs régions,
notamment en Thrace, en Eubée et en Asie mineure, invoquant
systématiquement la nécessité de prévenir de nouvelles agressions perses. Mais
en 477, à un moment où Athènes est affaiblie, en particulier par sa défaite face
aux Thébains, Sparte la contraint à signer un pacte de non agression mutuelle
pour une durée de trente années, la Paix de trente ans, appelé aussi le Traité de
l'Eubée. De fait, c'est Sparte qui prend alors la tête de la confédération des cités
grecques. Malheureusement, en 431, le traité est rompu: la guerre du
Péloponnèse éclate. Le début des hostilités fut de mauvaise augure pour les
Athéniens qui, en 430, subirent une grande épidémie de peste et accusèrent en
429 la mort de Périclès. En effet, en 404, après avoir perdu son empire et la plus
grande partie de sa flotte, Athènes se voit contrainte de se soumettre aux
Spartiates.
On pourrait évidemment penser que la cause de la guerre du Péloponnèse
est à chercher dans le traité conclu en 477 par les cités grecques. Mettant en
rivalité les deux plus grandes et plus puissantes cités, n'était-il pas inévitable
qu'il génère passions et ambitions contraires et, au bout du compte,
l'affrontement que l'on sait? Ainsi la guerre du Péloponnèse aurait-elle été
inévitable et devrait être considérée comme le résultat nécessaire des
conséquences de la Ligue de Délos.
Telle n'est pas, loin s'en faut la thèse de Thucydide pour qui la véritable
cause de la guerre n'est pas la simple rivalité des deux cités grecques les plus
2
puissantes mais la politique expansionniste d'Athènes, due à Périclès. " La cause
la plus vraie, celle aussi qui fut la moins mise en avant, se trouve selon moi dans
l'expansion athénienne"3. Cette opinion peu orthodoxe est loin d'être arbitraire.
Elle se fonde au contraire dans une attention scrupuleuse prêtée aux faits et
dans le refus corrélatif des préjugés et des idées reçues. Car pour ce qui
concerne les temps anciens, nous dit Thucydide, "il est difficile d'ajouter foi à
tous les témoignages qui peuvent s'offrir à nous"4. Aussi dénonce-t-il avec
véhémence l'attitude qui consiste à préférer adopter, comme c'est le cas le plus
souvent, les idées préconçues les plus séduisantes - "...on préfère généralement
adopter les idées toutes faites"5. La critique vise notamment Hérodote. Celui-ci
n'avait-il pas déclaré "mon seul dessein, consigner tout ce que j'ai pu entendre"?
À un souci compilateur, l'Athénien oppose un scrupule critique qui commande
de ne plus prendre les témoignages pour argent comptant mais de les examiner
rigoureusement. Il faut, pour le dire en un mot, "rechercher la vérité"6 et pour
cela, d'une part ne pas "faire cas des poètes, auteurs des mythes, qui pour les
besoins de l'art ont grandi les événements"7, d'autre part "se garder d'être plus
soucieux de plaire au public que d'établir la vérité"8. Cette volonté de connaître,
"ce souci du vrai dans l'établissement des faits" comme le dit Jean-Pierre
Vernant9, qui s'exprime par les recommandations citées, commande aussi de "ne
pas trop se fier à ses impressions personnelles"10 et de s'employer à ne pas
satisfaire le goût prononcé des hommes pour le romanesque.
Pour toutes ces raisons, s'élabore ici un authentique discours de vérité, qui
s'oppose aux muthoi11, aux mythes, et dénonce le goût du merveilleux comme
les techniques littéraires et rhétoriques de l'apparat et de l'ornementation.
Parler pour dire le vrai: petite parenthèse socratique.
Si le "discours" de Thucydide se développe effectivement à partir d'une
exigence qui est celle de la connaissance, de l'explication et de la mise à jour de
rapports effectifs de causalité historique, comment ne pas relever la saisissante
analogie qui caractérise sa démarche et celle de Socrate qui fut son exact
contemporain?12 Condamné pour crime d'impiété -il est accusé tantôt de ne pas
croire aux dieux de la Cité, tantôt de croire en d'autres dieux -, Socrate
comparaît devant ses juges sans crainte apparente, et pour prononcer la défense
qu'il a lui-même élaborée en se passant des services de tout logographe. En
adoptant cette attitude, il est plus que probable que Socrate cherche en vérité à
critiquer le fonctionnement de l'institution judiciaire et à dénoncer la
"professionnalisation" et la "technisation" du "logos juridique" auquel il veut,
semble-t-il, opposer la spontanéité et la puissance éristique d'une parole
simplement vraie. Aussi me semble-t-il que cette critique de l'usage sophisticopolitique du langage mis au service du pouvoir constitue l'instrument majeur du
contre-procès du procès de Socrate, auquel Platon se livre dans l'Apologie en
proposant une véritable réhabilitation post-mortem du "patron de la philosophie".
Prenant la parole, ce dernier oppose d'emblée sa façon de parler à celle de ses
accusateurs qui, selon lui, "n'ont pas dit un seul mot de vrai"13, n'ont "rien dit ou
presque qui soit vrai"14. Ainsi est-ce bien la vérité conçue d'abord comme
absence d'artifice rhétorique, comme dépouillement d'un discours sans fioriture
et comme "anti-rhétorique de la véracité" que Socrate oppose aux interventions
de Mélétos, Anytos et Lycon.
De là, évidemment et sur ce point précis, l'affinité déjà évoquée entre le
philosophe et l'historien qui, tous deux, semblent adopter une même attitude
critique à l'égard des "discours", affinité et d'abord analogie, manifestes dans
leur commun rejet du mythe que Socrate, ne l'oublions pas, assimile à un "conte
de bonne femme"15 "pareil à ceux que débitent les nourrices pour distraire ou
effrayer les enfants"16. Ce dénigrement du mythe est d'ailleurs tout aussi, sinon
radical, du moins flagrant chez Platon et Aristote. Dans le Sophiste, le fondateur
3
de l'Académie "disqualifie les thèses de ses prédécesseurs éléates ou
héraclitéens"17 en les comparant à des mythes: "ils m'ont l'air de nous conter des
mythes, comme on ferait à des enfants"18. Dans la Métaphysique, appelant
"théologiens" les mythographes19, Aristote nous conseille de les ignorer et de
leur préférer "ceux qui raisonnent par démonstration"20. Ceci dit, l'opposition
entre le mûthos et l'alêthinos logos a pour corrélat, chez Socrate et Thucydide,
une commune "leçon de méthode". Quand on cherche la vérité, semblent-ils dire
de concert, il ne faut surtout pas se fier naïvement aux apparences et aux
opinions reçues. Ainsi Thucydide de souligner que dans l'étude des événements
historiques la cause la plus vraie n'est pas toujours la plus apparente, tandis que
Socrate, loin de seulement nous mettre en garde au sujet des discours qui font
illusion, nous enjoint de reconnaître comme telle l'apparence de ce qui, sensible,
peut sembler réel mais ne l'est pas vraiment. Si, comme l'affirme Socrate, il ne
faut pas se fier à la doxa, à l'opinion commune, Thucydide, en opposant les
causes apparentes de la guerre et sa cause véritable, élabore lui aussi un
discours critique qui se développe autour d'une opposition identique à celle qui
assure, à la même époque, la genèse du discours philosophique.21 C'est ce dont
conviennent d'ailleurs sans difficultés les plus éminents historiens contemporains,
par exemple Henri-Irénée Marrou qui, en définissant l'histoire comme "la
connaissance vraie du passé humain"22 distingue très fermement le travail
historiographique de l'œuvre purement littéraire, du mythe et de la légende.
Hérodote et Thucydide: une opposition irréductible?
Si le souci du vrai chez Thucydide semble étranger aux préoccupations
existentielles dont l'œuvre d'Hérodote se fait l'écho, se pose néanmoins la
question de savoir si, par-delà cette apparente extranéité, nous ne pouvons pas
penser l'unité d'un processus auquel, peut-être à leur insu, nos deux historiens
concourent. Le musée de Naples, pour l'anecdote, offre à ses visiteurs, sculptés
dans le même bloc, les deux bustes de Thucydide et Hérodote se tournant le dos.
Faut-il y voir l'expression métaphorique de deux formes d'histoire
essentiellement opposées? Ne faudrait-il pas plutôt, au-delà de l'image, repenser
le souci de vérité en histoire, le repenser comme l'expression d'un besoin
inhérent à la situation de l'homme, indissociable des conditions, déjà évoquées,
de son existence telle qu'il réfléchit cette dernière?
Car enfin, attribuer à l'histoire le statut d'un véritable savoir, n'est-ce pas
forcément attribuer au temps historique une consistance ontologique? N'est-ce
pas s'efforcer d'arracher le temps au non-être? Car comment pourrait-on bien, à
proprement parler, connaître ce qui se déroulerait dans un temps "égal" au
néant? Et comment pourrions-nous acquérir la connaissance de ce qui n'aurait
qu'une existence chimérique? En un mot, comment penser la positivité de
l'événement, du fait historique, si celui-ci se déroule dans un temps
ontologiquement inconsistant? En effet, cela ne reviendrait-il pas à espérer, par
trop vainement, pouvoir penser l'être de ce qui est contenu dans le non-être, à
concevoir, littéralement, l'existence même du néant?
Ainsi la définition de l'histoire comme connaissance, ou à tout le moins
comme savoir, n'est-elle donc pas sans intérêt. D'abord en ce qu'elle implique
l'existence du temps, laquelle, rapportée à la problématique substantialiste qui
caractérise cosmologie et métaphysique grecques, n'est rien moins qu'évidente,
ce qu'Aristote explique dans le livre 4 de la Physique23. "Il convient…, explique le
Stagirite, d'examiner…s'il faut le placer parmi les êtres ou parmi les non-êtres… Il
n'a qu'une existence imparfaite et obscure. ". Ainsi le fondateur du Lycée
d'expliquer qu'en vertu de l'inexistence <objective> du passé et du futur, le
temps doit être considéré comme ce dont l'existence est indubitablement
douteuse. Aussi nous semble-t-il que la caractérisation de l'histoire comme
connaissance vraie est ontologiquement surdéterminée et manifeste, sinon un
4
choix métaphysique pleinement réfléchi et conscient de lui-même, du moins un
engagement dont l'enjeu philosophique nous semble flagrant. Car en affirmant
qu'il est possible de connaître le passé, l'historien confère implicitement au
temps humain une consistance le préservant de la caducité qui, nous l'avons vu
avec Hérodote, le menace. On comprend en outre ici pourquoi Hegel, évoquant le
"père de l'histoire" et l'auteur de La guerre du Péloponnèse, qu'il appelle les
"historiens originaux", ne distingue pas plus qu'il ne les oppose leurs objectifs24.
Comment ici douter que la volonté de savoir, l'érotique en laquelle consiste le
désir de vérité, n'expriment le besoin de sauver le temps d'une espèce de
naufrage ontologique en lequel la réalité humaine s'abîmerait elle aussi?
Connaître ne consisterait ici qu'à littéralement "faire naître" ou tirer du néant.
Une authentique théorie de la liberté.
Doivent, de fait, être identifiés, si la thèse de Paul Veyne est effectivement
erronée, les véritables enjeux de la naissance de l'histoire comme savoir positif.
Nous venons de voir que la considérer comme telle revient à conférer au temps
une sorte d'épaisseur ontologique. Or, sauver le temps du néant n'est rien
moins, pensons-nous, que préserver de la caducité l'ordre même des "affaires
humaines. Le sauvetage du temps constituerait donc ici le moyen de sauver les
actions proprement humaines de l'abîme de l'oubli.
Lorsque Hérodote, en effet, souligne au tout début de ses Enquêtes, qu'il
faut garder en mémoire les "travaux des hommes", les "exploits accomplis par
les Grecs et par les barbares", en bref qu'il faut conserver le passé, c'est en
vérité parce que l'ordre des affaires humaines, même s'il le conçoit à son insu,
mérite selon lui d'être conservé. L'historien opère ici une valorisation de l'homme
qui travaille. Or, cette attention prêtée aux ouvrages humains doit être
soulignée. Car enfin, valoriser les efforts humains, n'est-ce pas reconnaître que
l'homme, loin d'être condamné à la subir, produit son histoire? De fait, la
reconnaissance d'un travail humain effectif ne constitue-t-elle pas déjà, chez
Hérodote, une affirmation de la liberté? Le "père de l'histoire" aurait ainsi
compris, et il le dit à qui s'efforce de l'entendre, que l'homme, par l'action de son
travail, peut se libérer des déterminismes qui, dans la tradition mythologique,
l'emprisonnent. Sa démarche, de ce point de vue, est d'autant plus remarquable
qu'elle participe, selon nous, de ce processus "révolutionnaire" par lequel
l'épistémè25 en se réalisant, c'est-à-dire aussi en prenant conscience qu'elle se
développe nécessairement comme critique du mythe, laisse apparaître ses
prétentions. L'auteur des Enquêtes institue un type de discours exprimant une
manière inédite de comprendre l'homme et le monde, discours qui, au
demeurant, est très probablement lui-même le reflet et la traduction d'une
mentalité en plein bouleversement. Si dans les mythes, ce sont les dieux, le
destin, qui gouvernent le cours des événements que les hommes subissent,
prisonniers de r ô l e s dont, à moins d'être des héros, ils ne sont
qu'exceptionnellement les auteurs, la naissance de l'histoire manifeste le souci
d'appréhender la vie humaine comme une réalité vraiment humaine, autrement
dit produite par les hommes eux-mêmes.
Ceci dit, il convient sans doute d'accorder à Dodds26 que, comme d'autres
écrivains de l'époque classique, l'auteur des Enquêtes est encore tributaire du
sentiment de "l'impuissance humaine"27, en particulier face au p h t o n o s ,
malveillance divine constituant, d'après lui, "la structure sous-jacente de toute
l'histoire humaine selon Hérodote"28. Le Père de l'histoire, affirme Dodds,
explique ce phtonos par la jalousie qu'éprouvent les dieux irrités par l'homme
tentant "de s'élever au-dessus de son état mortel"29. Ainsi l'impuissance humaine
serait-elle l'expression corrélative de la puissance des dieux manifeste dans leur
malveillance. Pourtant, il nous emble possible de tirer une autre conclusion de
ces remarques au demeurant tout à fait recevables. Car enfin, en affirmant que
5
les dieux sont jaloux des hommes, que fait Hérodote sinon nous exhorter à
penser la consistance de l'existence humaine? Et de quoi au juste parvient-il à
nous convaincre sinon que, quand bien même l'homme serait impuissant, il
possède néanmoins la puissance non négligeable d'inquiéter les dieux? Aussi estce peut-être moins l'impuissance humaine que la force et la puissance de
l'homme que l'hypothèse du phtonos exprime.
Lorsque Thucydide affirme, quant à lui, que la cause de la guerre entre
Sparte et Athènes n'est pas le Traité de l'Eubée, autrement dit qu'elle n'en est
pas le résultat nécessaire mais qu'il faut l'imputer à la politique expansionniste
menée par les Athéniens, c'est in fine la volonté délibérée de l'homme qu'il met
en cause. Parce qu'il était possible de mettre en œuvre une politique alternative,
Thucydide ne peut considérer la guerre comme l'expression de la fatalité, d'un
"plan" défini à l'insu des mortels qui ne sont donc plus considérés comme les
"pantins" des dieux. C'est d'ailleurs précisément parce que l'action délibérée de
l'homme est ici envisagée comme cause de ce qui lui arrive (il faudrait plutôt dire
"de ce qu'il produit") que l'analyse historique peut se prévaloir d'être une
acquisition pour toujours -"Plutôt qu'un morceau d'apparat composé pour
l'auditoire d'un moment, c'est un capital impérissable qu'on trouvera ici"30. Car
comment une politique hégémonique pourra-t-elle jamais manquer de générer
conflits et violence? Ainsi, parce que les hommes portent la responsabilité de la
guerre, parce que ce sont eux qui font l'histoire, l'ordre des affaires humaines
peut acquérir une consistance propre.
Il est temps, croyons-nous, de tirer des résultats de notre enquête les
conclusions qui s'imposent. Si l'histoire n'est pas la réalisation d'une volonté
divine, si elle ne peut être dérivée du travail d'une force surnaturelle, n'est-ce
pas dire que la théologie ne peut en rendre compte et que les hommes ne sont
pas les ignorants jouets du bon vouloir des dieux? N'est-ce pas dire encore que
la théorie du déterminisme naturel, selon laquelle tous les phénomènes seraient
le produit d'une causalité nécessaire, ne saurait rendre compte de la singularité
de l'existence humaine? L'histoire naissante semble donc soustraire l'humanité à
deux déterminismes qui rendent problématique la conception de l'homme comme
sujet libre de ses actes: un premier, pour ainsi dire "par le haut" (déterminisme
divin) et un second, pour ainsi dire "par le bas" (déterminisme naturel). De fait,
si les œuvres humaines sont, selon Hérodote et Thucydide, consistantes, c'est en
tant qu'elles peuvent être considérées comme des manifestations de la liberté.
Telle est, selon nous, la leçon vers laquelle convergent les oeuvres de nos deux
historiens.31 Entre une conception déterministe du monde et une vision
théologique, parfois providentialiste, l'histoire naît comme cette discipline qui
entend, comme le soulignera bien plus tard Tocqueville, "ne pas supprimer les
hommes de l'histoire du genre humain". La question de savoir ce que vise
l'historien, s'il est animé du seul et désintéressé souci de connaître ou s'il
cherche à satisfaire un besoin dit "existentiel", est aujourd'hui encore, comme
nous l'avons vu précédemment avec Paul Veyne, discutée. Si les raisons en sont
multiples, il convient néanmoins de souligner qu'est avant tout impliquée dans
cette discussion la question du statut de l'histoire comme savoir et,
corrélativement, de sa prétention à la scientificité. Si les motivations de
l'historien relèvent de la crainte de la mort induite par la conscience de la
finitude, comment son travail peut-il être considéré comme la simple expression
de la volonté de savoir? Comment, dès lors, concevoir l'histoire comme une
entreprise "désintéressée"?
Le retour aux sources historiques de l'histoire nous ayant permis dans un
premier temps de repérer, chez Hérodote et Thucydide, ces deux mobiles du
travail historiographique, besoin de conserver et désir de connaître32, il semble
en définitive que les deux termes de l'alternative d'abord présumée ne soient pas
exclusifs l'un de l'autre. Si l'histoire est bien, comme le laisse penser l'auteur des
Enquêtes, une expression de la conscience inquiète de l'inévitabilité de la mort,
6
cela n'enlève rien au fait qu'elle rompt explicitement, à l'aune du critère de la
vérité, avec le mythe33 et, ce faisant, trace, c'est-à-dire emprunte et ouvre, le
chemin de l'épistémè. Nous conforte dans cette hypothèse le travail s'effectuant
dans les couches profondes des premiers écrits historiques, travail souterrain de
l'élaboration d'une véritable théorie de la liberté.
Du mythe à l'histoire et à la philosophie: vérité et liberté.
Le siècle de Socrate et Thucydide voit l'émergence de deux exigences
jusque-là inédites, l'exigence de vérité et l'exigence de liberté34. Simultanément,
les Grecs affirment qu'il faut "dire la vérité" et que, l'homme étant libre, la liberté
doit être un droit positivement reconnu.
a) Le philosophe, le sophiste et le poète.
Comme nous l'avons déjà vu, Socrate fait le procès d'un certain type de
logoï. Ce qui est globalement condamné, c'est le discours qui ne vise pas le vrai
et dont les figures mythologique et sophistique constituent les formes les plus
emblématiques. Car ni les poètes ni les sophistes ne se soucient de la vérité,
s'évertuant bien plutôt à persuader, à émouvoir et à impressionner leur
auditoire. Est ainsi visée, et cette critique sera largement reprise par Platon dans
la République35, la rhétorique entendue comme ensemble des pratiques du
discours, visant à faire effet pour faire illusion. Que les foudres platoniciennes
n'épargnent pas plus les sophistes que les poètes n'est donc en rien étonnant.
Tous sont fustigés pour la simple raison qu'ils auraient perverti le logos en
l'instrumentalisant à des fins confinant parfois à l'envoûtement36. Cette critique,
en sa synopticité, favorise, par récurrence et opposition, la reconnaissance d'un
véritable pharmakon, un langage, un type de parole, inédit, la parole vraie, qui
révoque le langage des faux-semblants. Socrate, cherchant à débarrasser le
logos de tout ce qui garde l'empreinte de la sophistique37, adopte ainsi une
attitude apparemment sans ambiguïté: il nous commande de "dé-mythifier" le
discours, procède à une démystification du mythe qui revient à dévoiler la
vérité, l'essence et la vocation du logos.
Pourtant, l'attitude de Socrate et de Platon à l'égard des mythes est en
vérité complexe. Si les mythes sont parfois l'objet de "critiques systématiques",
ils sont aussi, quelquefois, "pastichés". Ainsi la censure d'Homère n'empêche
nullement Platon de lui adresser de vibrantes louanges38. Comme l'explique Henri
Joly, si le mythe n'est pas un espace d'ignorance mais contient "tout le savoir"
qui pouvait, à une certaine époque, être élaboré39, le discours platonicien n'est
pas complètement débarrassé du muthos40, ce que souligne aussi Jean-Pierre
Vernant dans Mythe et société en Grèce ancienne41. Faisant l'analyse comparée
du mythe de Pandora et de l'Allégorie de la Caverne, Vernant montre que Platon
développe sa pensée autour de "structures d'opposition" déjà au travail dans le
mythe hésiodique. En effet, Si Pandora symbolise le mal ayant revêtu
l'apparence du bien --elle est le piège, la tromperie, qui "dissimule une réalité
entièrement contraire à la réalité extérieure"42 --, la sortie de la Caverne
constitue, quant à elle, de par sa difficulté, un authentique bien qui néanmoins
possède toutes les apparences du mal.
b) Ulysse et Socrate, une troublante affinité.
On remarquera, si l'on avait encore besoin de se convaincre que
l'opposition entre le véridique et le merveilleux n'est pas si nette qu'on pourrait
le penser, que l'analyse de Socrate, dans l'œuvre platonicienne, n'est pas sans
ressemblance avec la peinture homérique d'Ulysse, comme si le héros et le
philosophe constituaient ici deux expressions d'une même réalité, comme si ces
7
deux personnages exprimaient un même besoin mais prisonnier, dans chaque
cas, de cadres intellectuels et culturels différents. Si la métis et l'intelligence
d'Ulysse le rapprochent des dieux, le daïmôn de Socrate43 signale, quant à lui,
une théia moïra, une faveur divine. Aussi les deux hommes possèdent-ils une
analogue singularité faite de sagacité, d'intelligence ironique et de pouvoirs
extraordinaires. Qui ne se souvient de la ruse employée par Ulysse déclarant au
cyclope Polyphème, pour mieux lui échapper, s'appeler "Personne"44? Comment,
en outre, oublier l'épisode au cours duquel le héros se révèle à même de
descendre dans l'Hadès et d'en revenir45, autrement dit de mourir et de renaître,
ce dont Socrate paraît, lui aussi, capable? C'est en effet dans le Phédon que ce
dernier explique que, s'étant entraîné toute sa vie à mourir, il n'a aucune raison
de redouter la mort. L'exercice philosophique (i.e. la recherche de la vérité), en
nous détournant de la réalité sensible et en nous orientant vers les Idées,
constitue l'expérience même de la séparation de l'âme et du corps, expérience
qui ici doit être entendue au sens d'une askésis, c'est-à-dire d'une pratique de
transformation de soi. Philosopher consisterait ainsi à se concentrer dans son
intellect, à se ramasser dans l'ouverture aux essences, qui est corrélativement
aussi comme une espèce de fermeture au sensible. Parce que la mort est la
séparation de l'âme et du corps, philosopher n'est rien d'autre, au fond, que
mourir. Aussi convient-il ici de remarquer, comme Dodds le souligne dans Les
Grecs et l'irrationnel46, comme Joly y revient dans Le renversement platonicien47,
que la capacité socratique de mourir par le corps pour naître à la pensée
s'exprime souvent par des attitudes de type chamanique que caractérise la
maîtrise de techniques gymno-sophistiques. Platon le signale d'ailleurs au début
du Banquet (175a-b) où l'on trouve Socrate immobile dans le vestibule, ramassé
dans ses pensées. Cette si singulière faculté de se rendre insensible au sensible
au moyen de techniques psycho-somatiques héritées de la tradition puritaine du
chamanisme, en particulier d'origine égyptienne, permet finalement de concevoir
la philosophie, d'abord comme une expérience de la mort (en grec, méléthè
thanatou), mais aussi comme une ascèse, une pratique de soi et, last but not
least, comme une posture purificatrice et religieuse48.
Cette dimension "éthique" de l'exercice philosophique, associée à la
maîtrise socratique des techniques gymno-sophistiques, signale l'affinité du
héros et du philosophe qui, de fait, apparaît comme l'expression dé-mythifiée du
héros homérique. La particularité d'Ulysse et de Socrate est celle d'une
familiarité avec la mort, qui s'exprime chez le héros par la capacité d'aller des
vivants aux morts et des morts aux vivants, et chez le philosophe par la faculté
de se rendre indifférent au sensible, extraordinaires pouvoirs qui, eux-mêmes,
doivent être ressaisis à travers le naturel divin du héros (théios anèr) et la théia
moïra dont jouit le philosophe. Aussi l'aléthinos logos se développe-t-il, chez
Socrate et Platon, en se nourrissant d'éléments mythographiques auxquels il fait
écho. Comme l'expliqua magistralement Pierre-Maxime Schuhl, Platon lui aussi
fabule et, en utilisant le mythe, applique une méthode ayant "sa source dans une
tendance générale de la pensée hellénique: le goût du recours à l'analogie,
méthode empruntée aux mathématiques mais néanmoins largement utilisée par
Homère"49. Cette tendance à la fabulation n'est d'ailleurs paradoxale qu'au
premier abord, tant il est vrai qu'elle exprime fondamentalement l'impossibilité
de fonder rationnellement les fondements de la connaissance rationnelle. Comme
Victor Brochard le montra il y a déjà plus d'un siècle, Platon a recours au mythe
pour montrer ce qu'il sait indémontrable, c'est-à-dire les fondements ultimes de
la connaissance. Ceci signifie, par conséquent, que chez Platon le mythe possède
une fonction épistémique et que, loin de faire obstacle à la connaissance, il sert
le projet même de la science. Ainsi serait-il naïf de croire qu'il appartient à
l'enfance ignorante du logos et que la science elle-même ne doit rien aux
croyances ni aux savoirs pré-scientifiques.
8
c) Le discours de vérité comme schème de la liberté.
Ces précisions données, il reste que Socrate procède à une double
révélation. Premièrement, il rend visible un principe d'invisibilité en dévoilant les
artifices discursifs dont la fonction est de masquer l'absence de vérité, et donc de
tromper. Mais en révélant la vérité des discours qui ignorent la vérité, le
philosophe découvre, deuxièmement,
l'essence même de la vérité. Cette
dernière n'est rien d'autre ici qu'une image ressemblante de la réalité. Parce que,
comme le répète à l'envi Socrate, dire la vérité c'est "dire les choses comme elles
sont", celle-ci apparaît comme essentiellement mimétique. Comme l'explique
Henri Joly, l'analyse platonicienne de la vérité trouve probablement sa source
dans la découverte et la fréquentation des arts d'imitation50. Les catégories
esthétiques du modèle et de la copie, de la ressemblance et de la dissemblance,
qui président à l'art du portrait, ont sans doute largement déterminé, chez le
fondateur de l'Académie, la théorie du vrai et celle de l'imagination. Opposant
"l'art qui poursuit la ressemblance"51 à celui qui "produit le simulacre"52, Platon
distingue deux sortes d'images, celles qui procèdent d'un effort de représentation
fidèle de la réalité et celles qui n'en procèdent point. La vérité n'est donc pas
dans le phantasma que s'emploie à produire le sophiste "faisant partie de ceux
qui pratiquent le badinage"53 mais dans l'eïkôn, la copie conforme. Ainsi, en
faisant l'apologie du discours de vérité et en dénonçant l'effet aveuglant des
techniques rhétoriques de l'ornementation, Socrate révèle par-là même la faculté
proprement humaine de s'affranchir des pièges que peuvent nous tendre les
orateurs. Aussi devient-il possible, parce qu'on peut opposer au discours
sophistique une écoute "critique", de se libérer des discours mystificateurs. À
l'instar de Thucydide dénonçant les récits poétiques destinés à charmer
l'auditoire, Le philosophe proclame la liberté intellectuelle à laquelle chacun peut
prétendre pourvu qu'il entreprenne de débusquer les faux-savoirs et les
charlatans54 qui les affectionnent. La promotion inédite de l'exigence de vérité
"schématiserait" ainsi le développement d'une véritable liberté s'exprimant par
une sorte de majorité critique55 nous permettant de nous affranchir de l'illusion
et du préjugé56.
d) Des choses divines aux choses humaines: le Critias de Platon.
Poursuivant le récit, esquissé dans le T i m é e, de la guerre que les
Athéniens livrèrent aux rois de l'Atlantide, Critias, au début du dialogue qui porte
son nom, demande qu'on soit indulgent à son égard57. Car il ne va pas parler des
dieux mais des mortels, ce qui, souligne-t-il, est bien plus difficile58. En effet, s'il
suffit de discourir avec vraisemblance des "choses divines et célestes" (dans
l'ignorance de ces choses, les hommes ne peuvent adopter une attitude critique
à l'égard des discours qui s'y rapportent), nous devons en revanche discourir
"avec rigueur"59 "des choses terrestres et humaines" à propos desquelles tout un
chacun sait se montrer plus exigeant et soucieux d'entendre la vérité. Les
propos de Critias pourraient bien, de fait, indiquer que selon Platon le souci du
vrai découle de l'intérêt porté aux affaires humaines. Mais, parce que cet intérêt
exprime la découverte de la valeur de l'action humaine et, par conséquent, la
reconnaissance implicite de la liberté, c'est toute la question de la genèse du
souci de vérité qui s'en trouve par là instruite. Laisser, ou plutôt faire, dire à
Critias que l'exigence de vérité est relative à l'attention prêtée aux "choses
terrestres", n'est-ce pas présenter, au bout du compte, ce qu'il faudrait presque
appeler une histoire de la vérité? Car c'est surtout, semble vouloir dire Platon, le
fait même de réaliser qu'ils sont libres et que leurs actions ne sont pas vaines,
qui détermine les hommes à se soucier du vrai. Ainsi la recherche de la vérité
pourrait-elle être considérée comme l'objectivation de la découverte de la liberté.
9
En comprenant que tout ce qui leur arrive n'est pas l'expression de la volonté des
dieux, en réalisant, au même moment, qu'ils peuvent produire leur existence, les
Grecs auraient, identifiant les contrefaçons, en particulier mythographiques, de la
vérité, dégagé son essence et donné le jour à l'exigence qui lui est afférente.
e) L'affirmation de la liberté comme expression du souci de vérité.
Si la formulation philosophique de l'exigence de vérité doit être
appréhendée comme un acte de liberté, autrement dit si l'invention de la vérité
suppose l'effectivité de la liberté60, la valorisation historiographique de l'existence
et de l'action humaines, la définition même de leur consistance, supposent déjà,
elles aussi, comme une intelligence et une pratique de la vérité. Car en affirmant
que les actions humaines sont efficaces et que l'homme, comme le pense
Thucydide, est responsable de son histoire, les historiens grecs procèdent au
dévoilement de la condition humaine. Comme Socrate, ils s'emploient, eux aussi,
à démystifier le discours ayant cette fois pour objet les affaires humaines.
Débarrassant l'histoire de ses oripeaux mythologiques, ils dévoilent la vérité de
la réalité humaine. Affirmant que l'homme est vraiment libre, ils désignent
implicitement par là la norme inédite de leur discours et montrent
irréfragablement qu'ils conçoivent la vérité et assument son souci. La découverte
de la liberté, ici conditionnée par la découverte et la reconnaissance de la vérité,
ne pourrait donc rien signifier si l'on ne supposait l'homme déjà capable, non
seulement de se représenter la vérité de sa condition, mais, plus prosaïquement,
de distinguer une représentation e x a c t e d'une représentation inexacte.
S'apercevoir et affirmer que l'homme est libre n'est par suite rien moins que
manifester la connaissance ou, à défaut, le souci de la vérité, préoccupation dont
l'effectivité seule rend possible, ou pour le dire autrement concevable, le souci de
savoir si l'homme est libre de ses actes.
Conclusion.
Vérité et liberté paraissent donc bien constituer les deux pôles autour
desquels se développe la rationalité grecque qui, prenant conscience d'ellemême, c'est-à-dire à la fois de ce qui l'affranchit du mythe et de ce qui l'y
attache61, dessine, à travers la naissance de la philosophie et de l'histoire, deux
exigences majeures, le souci du vrai et la nécessité de reconnaître l'homme
comme sujet ontologiquement libre. Cet entrelacs n'est bien sûr aucunement
dénoué ici où, plus modestement, nous contentant d'expliciter les termes d'un
rapport complexe, nous avons seulement tenté de montrer que si la recherche de
la vérité suppose l'effectivité d'une majorité, ou liberté, rationnelle, la
reconnaissance de la liberté procède, elle, d'un souci de vérité et signale le
développement d'une anthropologie inédite, peut-être même la naissance de
l'anthropologie entendue comme théorie de la consistance de la réalité humaine.
Claude Obadia
Professeur de philosophie au Lycée Paul Lapie de Courbevoie
1
2
3
4
5
6
Enquêtes livre 1, pp. 51 sq., éd. Pléiade, Gallimard, Paris, 1964
La raison dans l'histoire, 1° ébauche, p.24, collection 10/18, éd. U.G.E.
Histoire de la guerre du Péloponnèse , livre 1, chapitre 23, page 707 de l'édition de la Pléiade/ Gallimard.
Ibid, livre 1, chapitre 20, page 705.
Ibid., page 705.
Ibid., page 705.
10
7
Ibid., chapitre 21, page 705.
Ibid., page 706.
9
Mythe et société en Grèce ancienne, Muthos et logos, B, page 200 de l'édition Maspéro de 1982 (première
édition 1974).
10
Ibid, chapitre 22, page 706.
11
On lira avec intérêt, à ce sujet, l'excellent article d'Henri Joly, Essai sur la rationalité et la pensée mythique
grecque, in Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le langage, 1981, Presses de l'Université de
Grenoble, diffusion éd. Vrin
12
On relira pour s'en convaince le début (17a-17e) de l'Apologie de Socrate .
13
Platon, Apologie de Socrate, 17b.
14
Ibid.
15
Gorgias, 517a4.
16
Expression empruntée à Jean-Pierre Vernant dont les travaux relatifs au passage du mythe à la philosophie
nous semblent ici essentiels. Cf. surtout, dans l'ouvrage cité note 9 du présent article, les pages 200 à 207.
17
Ibid., page 201.
18
Sophiste, 242c.
19
Livre B, 1000a9
20
Ibid., 1000a20.
21
Sur l'opposition entre le muthôdes, le merveilleux, et l'aléthinôs logos, le discours vrai, dans la genèse de
l'historiographie grecque, voir l'ouvrage cité note 9, et en particulier les pages 196 à 203.
22
De la connaissance historique, page 32, éditions du Seuil, Paris, 1954.
23
Page 147 de l'édition des Belles-Lettres.
24
Ouvrage déjà cité. Cf. encore la Première ébauche.
25
Par quoi, à ce stade de notre travail, nous entendons la "rationalité scientifique", traduction, et analyse
implicite, que la suite de l'article précise en les problématisant.
8
26
The Greek and the Irrational , 1959, traduction française de 1965, reprise en 1977 dans la collection
Champs/Flammarion.
27
Ouvrage cité supra., chapitre 2, page 38 de l'édition Flammarion.
28
Ibid., page 53.
29
Ibid., page 38.
30
Ouvrage cité, page 706.
31
Dans ses Rencontres avec la Grèce antique, ouvrage publié en 1996 aux éditions de Fallois, Jacqueline de
Romilly souligne que Thucydide refuse d'imputer la responsabilité de la guerre à Périclès, celle-ci devant être
appréhendée comme un effet nécessaire de la politique athénienne. Or, s'il est exact que l'impérialisme
athénien est à l'origine de cette guerre, le reconnaître n'est ni rendre compte de la genèse de cette politique,
ni, par conséquent, donner une explication suffisante et complète de l'événement qu'il s'agit d'expliquer. Car ce
que souligne Thucydide, en affirmant que la guerre est la conséquence nécessaire de la politique athénienne,
c'est précisément la responsabilité des Athéniens et de Périclès. Nous ne pouvons donc, sur ce point, rejoindre
Jacqueline de Romilly affirmant que l'historien "s'oppose à beaucoup de ses contemporains" qui "attribuaient
volontiers à Périclès la responsabilité de la guerre (cf. chapitre 10, page 175). Mais ce n'est pas tout, car s'il y a
bien pour Thucydide un rapport de cause à effet entre l'impérialisme athénien et la guerre du Péloponnèse, il
nous semble quelque peu périlleux d'affirmer que l'apparition de la notion de nécessité est "un des traits les
plus originaux de <son > interprétation de l'histoire (cf. p. 174). En effet, l'exposition du caractère nécessaire
de ce rapport permet fondamentalement à Thucydide de mettre en cause la responsabilité des Athéniens, c'està-dire de montrer que la guerre n'est pas plus nécessaire que fatale mais découle plutôt de certain choix
politique. Loin s'en faut donc que l'auteur de la Guerre du Péloponnèse élabore une conception déterministe de
l'histoire. S'il faut lui savoir gré d'avoir su penser la causalité historique, et par voie de conséquence, la
nécessité, nous devons surout le relire comme un auteur soucieux de penser le pouvoir que les hommes ont sur
leur devenir.
32
Il faut noter ici un étonnant paradoxe. Si le souci de déterminer les causes vraies des événements
historiques est bien ce qui a permis la reconnaissance de la liberté humaine, c'est cette même liberté qui rend
problématique la scientificité de l'histoire. En effet, si la connaissance scientifique se fonde dans le principe du
déterminisme naturel (les mêmes causes produisant les mêmes effets), on ne voit guère, si les actions
humaines sont libres, comment il serait possible d'en acquérir une véritable et scientifique connaissance. De là,
sans doute, l'orientation des philosophies modernes de l'histoire, qui toutes, afin de garantir la rationalité, et
donc l'intelligibilité, du processus historique, mettent en évidence des déterminismes (naturel selon Kant -cf.
l'Idée d'une histoire universelle…Préambule -, spirituel selon Hegel cf. par exemple l'ouvrage cité note 2, 2°
ébauche, chapitre 2 -, économique selon Marx - cf. sa Contribution à la critique de l'économie politique ,
Préface de 1859.).
33
Même si cette rupture n'est pas totale, comme nous le verrons plus bas.
34
On fait ici allusion à la naissance et à l'essor de la démocratie, si bien analysés par Jacqueline de Romilly in
Problèmes de la démocratie grecque , édition Hermann, 1975.
35
Cf. surtout les livres 2 et 3 dans lesquels, présentant une politique culturelle au premier abord "totalitaire",
Platon préconise la censure de la poésie et jusqu'à l'exclusion des poètes hors de la Cité.
36
On se reportera en particulier à la dénonciation de l'effet désastreux des mythes sur les enfants (livre 3).
37
On accordera sans discussion à Michel Gourinat que la critique socratico-platonicienne de la rhétorique doit
une bonne part de son efficacité à sa valeur rhétorique! Cf. De la philosophie tome 1, pages 19 à 25, édition
Hachette, 1969.
38
Cf. sur ce point P. Vicaire, Platon critique littéraire, pages 83 à 100, éditions Klincksiek, 1960.
En témoigne, par écho, l'estime populaire en laquelle le poète, considéré comme "l'éducateur de son peuple",
est tenu. Sur ce point, cf. Platon, République, livre 10, 606e et W. Jaeger, Païdéia, la formation de l'homme
grec, éditions Gallimard, 1964, et en particulier la page 64: "Les Grecs estimèrent toujours qu'un poète était,
39
11
au sens le plus large et le plus profond, l'éducateur de son peuple. Homère ne constituait que l'exemple le plus
fameux". Ce dernier passage est repris par Joly in Le renversement platonicien, troisième partie, chapitre 2,
note 44 de la seconde édition (première édition 1974).
40
In article déjà cité note 11.
41
Ouvrage cité note 9. Cf. ici "Le mythe chez Hésiode".
42
Ibid, page 177.
43
Cf Apologie de Socrate, 40bc etPhèdre, 242c.
44
Odyssée, chant 9.
45
Ibid, chant 11.
46
Cf. chapitre 5, pp. 139 à 178 de l'édition précisée note 26.
47
Cf. première partie, "L'archaïsme du connaître et le puritanisme". Ouvrage publié à Paris en 1974 aux
éditions Vrin.
48
Qu'il nous soit, à ce sujet, permis de renvoyer à notre article "Le héros et le Samouraï", publié in Homère.
L'Iliade, Ellipses, 2000.
49
Cf. La fabulation platonicienne, chapitre 2 "autour de la Caverne", éditions Les belles lettres, Paris, 1949.
50
Le renversement platonicien, première partie, chapitre 2, "Esthétique et métaphysique platoniciennes".
51
Sophiste, 236a.
52
Ibid, 236c.
53
Ibid, 235a.
54
Ibid, 234e.
55
Le sens de ce concept de provenance juridique, emprunté à Kant, est détourné par ce dernier pour exprimer
une autonomie intellectuelle et non plus civile. Accéder à la majorité, c'est apprendre à penser par-soi-même, à
faire un usage autonome de son propre entendement(cf. Réponse à la question: "Qu'est-ce que les
Lumières?", opuscule de 1784). Si on ne trouve pas un tel détournement chez Platon, on le trouve en revanche
chez les Stoïciens. L'éleuthéria, chez Épictète, cesse en effet de désigner, dans les Entretiens, la liberté civile
pour exprimer celle de la pensée( cf. livre 2, chapitre 1 et l'article de Joly cité note suivante). Apparaît alors la
possibilité d'être socialement asservi et intellectuellement libre.
56
Se fait donc jour ici une authentique "philosophie des Lumières" même si cette thèse implique une
"antiquisation", un usage historiquement récurrent et "l'exportation", pour tout dire, d'une notion et d'un
concept associés, d'une part à l'Allemagne et à la France, et d'autre part au 18° siècle. Sur cette question, cf.
Henri Joly, "La philosophie entre le clair et l'obscur", Cahiers du groupe de recherches sur la philosophie et le
langage, n°3, Presses de l'Université de Grenoble, diffusion Vrin, 1983.
57
Cf. 107a-108a.
58
Cf. 107b: "Quand on parle des dieux à des hommes, il est plus facile de les satisfaire que quand on nous
parle, à nous, des mortels (traduction É. Chambry).
59
Ibid 107e.
60
Il convient ici de renvoyer à l'analyse heideggérienne du rapport liant, précisément, vérité et liberté. Dans
un texte de 1954, De l'essence de la vérité, Heidegger explique que "l'essence de la vérité se dévoile comme
liberté", en d'autres termes que la liberté est l'essence de la vérité. Selon lui, en effet, la liberté est "le laisser
être de l'étant". C'est parce que la vérité est accès à l'étant que l'on peut dire que le "laisser être" est l'essence
de la vérité qui constitue le dévoilement même de l'être. Cf. pp. 178 à 180 de l'édition Tel/ Gallimard.
61
Encore une fois, le mouvement de la naissance de l'épistémè et de l'avènement de la rationalité n'est pas
celui par lequel la science révoque le mythe dans un espace d'ignorance. Se libérer du mythe consiste plutôt à
prendre acte de ce dont on lui est redevable. Dire que le logos s'affranchit du muthos dans l'épistémè , c'est
dire qu'il découvre -ou devient enfin le logos à même de découvrir- ce que précisément l'épistémè doit au
mythe. En effet, parce que cette découverte implique la distinction critique de ces deux formes de discours, elle
signifie, en la constituant, en la réalisant, l'apparition de la rationalité scientifique elle-même.
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