choix métaphysique pleinement réfléchi et conscient de lui-même, du moins un
engagement dont l'enjeu philosophique nous semble flagrant. Car en affirmant
qu'il est possible de connaître le passé, l'historien confère implicitement au
temps humain une consistance le préservant de la caducité qui, nous l'avons vu
avec Hérodote, le menace. On comprend en outre ici pourquoi Hegel, évoquant le
"père de l'histoire" et l'auteur de La guerre du Péloponnèse, qu'il appelle les
"historiens originaux", ne distingue pas plus qu'il ne les oppose leurs objectifs24.
Comment ici douter que la volonté de savoir, l'érotique en laquelle consiste le
désir de vérité, n'expriment le besoin de sauver le temps d'une espèce de
naufrage ontologique en lequel la réalité humaine s'abîmerait elle aussi?
Connaître ne consisterait ici qu'à littéralement "faire naître" ou tirer du néant.
Une authentique théorie de la liberté.
Doivent, de fait, être identifiés, si la thèse de Paul Veyne est effectivement
erronée, les véritables enjeux de la naissance de l'histoire comme savoir positif.
Nous venons de voir que la considérer comme telle revient à conférer au temps
une sorte d'épaisseur ontologique. Or, sauver le temps du néant n'est rien
moins, pensons-nous, que préserver de la caducité l'ordre même des "affaires
humaines. Le sauvetage du temps constituerait donc ici le moyen de sauver les
actions proprement humaines de l'abîme de l'oubli.
Lorsque Hérodote, en effet, souligne au tout début de ses Enquêtes, qu'il
faut garder en mémoire les "travaux des hommes", les "exploits accomplis par
les Grecs et par les barbares", en bref qu'il faut conserver le passé, c'est en
vérité parce que l'ordre des affaires humaines, même s'il le conçoit à son insu,
mérite selon lui d'être conservé. L'historien opère ici une valorisation de l'homme
qui travaille. Or, cette attention prêtée aux ouvrages humains doit être
soulignée. Car enfin, valoriser les efforts humains, n'est-ce pas reconnaître que
l'homme, loin d'être condamné à la subir, produit son histoire? De fait, la
reconnaissance d'un travail humain effectif ne constitue-t-elle pas déjà, chez
Hérodote, une affirmation de la liberté? Le "père de l'histoire" aurait ainsi
compris, et il le dit à qui s'efforce de l'entendre, que l'homme, par l'action de son
travail, peut se libérer des déterminismes qui, dans la tradition mythologique,
l'emprisonnent. Sa démarche, de ce point de vue, est d'autant plus remarquable
qu'elle participe, selon nous, de ce processus "révolutionnaire" par lequel
l'épistémè25 en se réalisant, c'est-à-dire aussi en prenant conscience qu'elle se
développe nécessairement comme critique du mythe, laisse apparaître ses
prétentions. L'auteur des Enquêtes institue un type de discours exprimant une
manière inédite de comprendre l'homme et le monde, discours qui, au
demeurant, est très probablement lui-même le reflet et la traduction d'une
mentalité en plein bouleversement. Si dans les mythes, ce sont les dieux, le
destin, qui gouvernent le cours des événements que les hommes subissent,
prisonniers de rôles dont, à moins d'être des héros, ils ne sont
qu'exceptionnellement les auteurs, la naissance de l'histoire manifeste le souci
d'appréhender la vie humaine comme une réalité vraiment humaine, autrement
dit produite par les hommes eux-mêmes.
Ceci dit, il convient sans doute d'accorder à Dodds26 que, comme d'autres
écrivains de l'époque classique, l'auteur des Enquêtes est encore tributaire du
sentiment de "l'impuissance humaine"27, en particulier face au phtonos,
malveillance divine constituant, d'après lui, "la structure sous-jacente de toute
l'histoire humaine selon Hérodote"28. Le Père de l'histoire, affirme Dodds,
explique ce phtonos par la jalousie qu'éprouvent les dieux irrités par l'homme
tentant "de s'élever au-dessus de son état mortel"29. Ainsi l'impuissance humaine
serait-elle l'expression corrélative de la puissance des dieux manifeste dans leur
malveillance. Pourtant, il nous emble possible de tirer une autre conclusion de
ces remarques au demeurant tout à fait recevables. Car enfin, en affirmant que