Sociologie de la communication et philosophie

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Sociologie de la communication et philosophie
par André AKOUN
| Pr esses Univ e rsit air es d e F rance
| L'Anné e sociologique
2001/2 - Vol. 51
ISSN 0066-2399 | ISBN 2130522173 | pages 327 à 336
Pour citer cet article :
— Akoun A., Sociologie de la communication et philosophie, L'Année sociologique 2001/2, Vol.51, p. 327-336.
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SOCIOLOGIE
DE LA COMMUNICATION
ET PHILOSOPHIE
André AKOUN
Philosophie et sociologie
On enregistre souvent, dans l’entreprise sociologique, une sorte
de refus radical de la philosophie comme si, dans sa volonté d’être
une science, la sociologie se devait d’affirmer sa rupture avec un
discours à qui elle soustrairait un domaine qui lui appartenait pour
le faire passer du pur spéculatif au scientifique. N’est-ce pas ainsi,
dira-t-on, que s’est constituée la science physico-mathématique ?
De cette comparaison nous ne discuterons pas sinon pour rappeler
que la sociologie est une science de l’homme. Ce qui signifie que la
sociologie n’est pas une science au sens où le sont les sciences dites
« exactes », et que là est l’illusion qui compromet l’entreprise sociologique et rend myope sa pratique. La sociologie n’est pas une
science de la nature, non du fait de la complexité de son objet,
laquelle n’autoriserait que des approches, mais consubstantiellement, de par son être même.
C’est une banalité de rappeler que l’objet de la sociologie est
– en dernière analyse – l’homme, lequel ne se définit que par le rapport qu’il entretient avec la temporalité qui introduit l’imprévisibilité, l’indéterminé, et fait de la sociologie une discipline du
sens. Oublier que l’homme, par son ouverture au temps, est voué
au sens, qu’il lui est assujetti en même temps qu’il en est la source
obscure, conduit à réduire la sociologie à un positivisme qui en fait
l’alibi d’un « savoir » purement technique.
Une telle affirmation n’implique aucunement que la sociologie
soit sous la dépendance de la philosophie, ce qui en ferait une phiL’Année sociologique, 2001, 51, n° 2, p. 327 à 336
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losophie sociale, sorte de journalisme d’idées à finalité sociopolitique. Aucune sociologie ne peut faire l’économie du recueil et du
traitement de données empiriques – traitement mathématique
lorsque faire se peut, sans oublier cette évidence qu’en mathématique la validité des conclusions dépend de la valeur de ce qui a été
posé au commencement. Il y a une dimension professionnelle de la
pratique sociologique qui, si elle était sous-estimée ou niée, réduirait le discours sociologique au bavardage idéologique. Mais cette
approche empirique doit être « pensée », c’est-à-dire rapportée à
une interrogation générale dont la philosophie est l’ancêtre et le
modèle. Notons que, lorsque nous disons que, séparée de toute
préoccupation philosophique, la sociologie bascule dans le positivisme, nous ne faisons que constater qu’elle est, de ce fait, sous
influence philosophique mais d’une philosophie qu’elle ignore et
qu’elle ne soumet donc pas à évaluation critique.
On entendra par philosophie cet effort, né en Grèce au Ve siècle,
avec Socrate, pour construire un discours qui organise la totalité des
savoirs en les soumettant à l’exigence d’un discours unitaire de la
raison. Ainsi verra-t-on se construire des systèmes métaphysiques
qui seront l’expression la plus haute, la plus élaborée, de la façon
dont les hommes pensent leur installation dans l’Être. La philosophie n’est, évidemment, pas un espace univoque, mais un espace
traversé de conflits. Sa tradition est multiple. On ne saurait donc
dicter à la sociologie, sa philosophie. Ce qu’on doit demander c’est
que le sociologue se nourrisse d’une connaissance sérieuse de
l’histoire de la philosophie pour y découvrir la façon dont ont été
proposées des intelligibilités totalisantes et dont ont été pensées des
interrogations que le sociologue retrouve et dans lesquelles il inscrit
sa propre pratique.
Ce préambule a pour but de rappeler l’importance de la philosophie – et plus particulièrement de l’histoire de la philosophie –,
dans la formation du sociologue, une idée souvent acceptée mais de
façon superficielle et sans que soit pensé le fondement d’une telle
demande. Il serait aisé d’illustrer notre propos en prenant pour
exemple la sociologie politique et de montrer que, faute d’un
recours à toute une tradition de réflexion sur le politique, qui va de
Platon et Aristote à Hegel et Marx, le sociologue politique en est
réduit à une politologie arithmétique recensant flux et reflux de
l’opinion et à une description des divers types d’organisations partisanes. Que serait, en effet, une sociologie de la société démocratique
qui ne s’interrogerait pas sur le sol où s’enracine son avènement ? Et
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ce sol est philosophique, son essence est inscrite dans le mouvement
même de la pensée philosophique, et d’abord dans les Méditations
métaphysiques de Descartes où nous voyons se forger les concepts qui
inaugurent la modernité : le cogito et s’affirmer le sujet-libre comme
fondement. (On n’évoquera que pour mémoire cette « science politique » où le mot « science » a la même fonction que le mot démocratique dans feue la République démocratique allemande.)
L’ordre du langage
Mais nous paraît encore plus significatif le domaine de la sociologie des communications dont il est difficile de disserter en faisant
abstraction de ce qui est au cœur de la philosophie de ses origines :
« Les hommes parlent. » Prendre le langage comme matrice de la
communication entre les hommes est un recours à la fois nécessaire
et lourd d’ambiguïté. Il est indéniable que l’homme est fondamentalement un être qui est sujet du langage dans le double sens où il en
use en maître et où il lui est assujetti. Mais c’est là une conception
du rapport de l’homme aux signes qui déborde toute définition instrumentale du langage pour lui assigner une fonction transcendantale. Et on ne saurait identifier ces présupposés philosophiques à une
légitimation de la linguistique comme source de paradigmes pour
une sociologie des communications. Encore moins de réduire cette
dignité du langage à l’étude nécessaire et limitée qui peuvent en
donner les ingénieurs en télécommunications.
Dès ses origines, la philosophie est une réflexion sur la communication. Elle fait, avec Socrate-Platon, du dialogue une démarche
dans laquelle elle voit le moyen d’arracher l’individu à l’immédiateté de ses opinions, pour le faire accéder à l’universalité de la
raison. De ce fait, elle ne part pas de l’homme dans son ipséité, mais
dans son rapport originaire à autrui et à cet autrui collectif qu’est la
Cité. Il serait donc paradoxal que, sur la communication, la philosophie n’ait rien à dire au sociologue.
Lorsque au XIXe siècle, la philosophie, qui a l’ambition de
prendre en compte la totalité de la vie des hommes, est confrontée à
ce fait radicalement nouveau, l’entrée des masses dans l’arène
publique, elle en prend acte et découvre que ces masses ne sont pas
des réalités purement quantitatives, qu’elles s’organisent dans des
solidarités internes au moyen de « visions du monde », d’idéologies,
c’est-à-dire d’univers de signes, grâce à quoi les individus trouvent
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les repères identificatoires qui les rendent membres de la communauté. Cet univers de signes qui institue la communication sociale
et effectue l’intégration de l’individu dans le collectif, la philosophie
veut en déterminer la place et la fonction, mais aussi la nature, et
elle cherche à le faire en référence à une conception générale de
l’homme dans son rapport avec autrui, avec lui-même, avec le
monde.
Limites de l’empirisme
On pourra objecter que, dans sa pratique, le sociologue se
soucie peu de ces spéculations, tout occupé qu’il est d’étudier dans
le concret le fonctionnement et les effets des séquences de communication. Mais à y regarder de plus près, on ne peut qu’être sceptique quant à la consistance d’une telle démarche épurée de toute
préoccupation philosophique.
Une approche qui se veut « modestement empirique » prend, en
général, ses modèles dans les sciences de la communication élaborées
par les ingénieurs des télécommunications. Et, quelles que soient les
précautions apparentes prises pour rendre plus subtile le modèle,
celui-ci demeure soumis à la séquence : émetteur-message-médiarécepteur-effets – où chaque moment est posé comme ayant sa
pleine réalité. Certes le sociologue nuancera, en montrant que
l’émetteur agit sous la dépendance de l’image qu’il se fait du récepteur, que celui-ci ne reçoit le message que connoté par l’image qu’il
se fait de l’émetteur, que le message est sous la dépendance du média
utilisé. Il reste que l’essentiel des a priori persiste : la mesure des effets
d’un pôle sur l’autre. La communication, soumise au postulat de sa
« déconstruction » en éléments dotés d’une positivité cernable, perd
le mystère de sa fonction constituante (transcendantale) inséparable
elle-même de sa fonction instrumentale (empirique). Seul, le commerce philosophique permet une distance propice à une interrogation par laquelle l’empirie reçoit son statut et ses limites.
En définissant la communication selon un schéma linéaire, celui
de la transmission d’un message, de quelqu’un à quelqu’un, par le
moyen d’un code commun dont la réception est tributaire de facteurs contextuels, on s’oblige à penser comme indistinctes les
actions d’informer et de communiquer, au profit de la seule information, laquelle se prête mieux à un traitement quantitatif. Si
l’information consiste en un processus dont la finalité est de modi-
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fier l’environnement cognitif des agents, la communication, elle, a
pour fin dernière d’organiser un espace social de consensus, une
communauté productrice d’identités partagées, voire dans certaines
de ses dérives qui abolissent la communication au profit de la communion, une communauté ecclésiale. Réduire la communication à
l’information c’est faire de la société une machine informatique.
Communiquer n’est jamais une relation univoque et transparente.
Jamais nous n’avons affaire à un message dont le sens est tout à fait
cernable (c’est-à-dire en toute positivité) et qu’un bon récepteur
recevrait « cinq sur cinq ». « Ce n’est pas parce qu’on n’a rien à dire
qu’on doit se taire » dit le sens commun, par quoi il affirme que parler est autre chose que dire quelque chose et le dire à quelqu’un.
Paul Valéry a soutenu que « les relations humaines sont fondées sur
des chiffres. Déchiffrer c’est se brouiller. Ce chiffre a l’avantage de
dire sans dire, et de garder suspendue, réversible, l’opinion réciproque. Il nous préserve de porter des jugements décisifs et définitifs qui ne sont jamais vrais que dans l’instant. »
Ce flou affectif, celui-là même qui est garanti par les conventions du savoir-vivre et les détours de la politesse, n’est-il pas
d’abord aveu que la communication a pour finalité non pas la transparence mais l’invention d’un espace de paix civile, y compris dans
l’ambiguïté et le malentendu, sans souci d’accéder à une réalité
intime qu’on pose, au contraire, comme hors communication. Du
reste est-il une intimité qui soit monnayable comme l’est une chose
réelle ? L’intimité n’est-elle pas conçue comme cette distance
infranchissable et nulle, cette ombre qui s’offre illusoirement
comme chose et qui, comme le furet, n’est jamais que d’être ailleurs, qu’on la nomme « liberté » ou qu’on la nomme « subjectivité » ? Et n’est-elle pas, dans une société où la subjectivité est au
cœur de l’ipséité, ce lieu où s’expérimentent la frontière et la blessure de la séparation d’où s’engendrent les nostalgies de la fusion où
elles s’abolissent ?
Une société de communication
Le préalable à une sociologie des communications exige, enfin,
que soit précisé l’acte de communiquer selon les espaces sociaux
dans lesquels il se produit et qu’en même temps il produit. Peut-on,
en effet, dire qu’une société où la circulation des messages s’inscrit
dans un espace que surplombe et que garantit le regard de Dieu a le
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même type de communication qu’une société où l’homme pense
qu’il est l’instance fondatrice et légitimatrice du discours ? Il nous
paraît donc que, dans la société qui est la nôtre – la société
« moderne » –, la communication remplit une fonction qu’on ne
saurait comprendre si on ne l’inscrit pas dans l’horizon qui est le
sien, celui de la modernité démocratique avec ses dérives et celui du
statut de l’identité qui s’y engendre. Qu’en est-il de la communication lorsqu’elle est communication dans un monde d’égaux sans
référence à un médiateur extérieur ?
Lorsqu’une société s’institue elle-même à partir d’une transcendance (peu importe la nature de celle-ci, seul compte l’extériorité
du fondement), elle donne un référent indubitable à ses valeurs et la
communication y trouve un ancrage qui garantit sa valeur et ses formes. On sait quels sont les mots sacrés de la tribu. Mais lorsque la
société est profane absolument, d’où les mots tirent-ils leur sens ?
Comment la communication fondera-t-elle un espace de valeurs
communes ? Qu’est-ce qui fera lien et lien avec qui ? Questions qui
obligent à référer le partiel au total et qui trouvera inspiration dans
la pensée des philosophes. Par exemple Hegel qui, dans les Principes
de la philosophie du droit, écrit : « Le principe du monde moderne
exige que ce que chacun accepte lui apparaisse comme quelque
chose de légitime. » Il souligne ainsi ce principe du monde
moderne où la transcendance est une transcendance immanente au
sujet dans sa division entre son universalité et sa particularité.
Les excès de la philosophie
Il serait cependant absurde d’ériger la philosophie en lieu secret
où se dissimule la vérité des hommes. Nous l’avons souligné, il n’y
a pas une mais des philosophies, ayant entre elles des relations
polémiques. Mais il demeure qu’elles ont la capacité de suggérer et
d’arracher le sociologue ou ressassement stupide d’une comptabilité factuelle en lui rappelant l’importance de penser le partiel dans
sa relation à la totalité et le particulier dans sa relation à l’universel.
La philosophie n’élabore aucune sociologie de la communication
et la sociologie n’est pas une philosophie. Mais sociologie et philosophie entretiennent une relation complexe qui ne saurait être
analogue à celle qu’entretiennent, avec la philosophie, les sciences
exactes. La sociologie est liée à la philosophie du fait même de son
objet. D’où la sorte d’alliance qui fait que la réflexion philoso-
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phique n’est pas seulement le primum movens de la sociologie, mais
une composante permanente de sa démarche. Elle engendre une
exigence interne à cette démarche. Cette exigence ne saurait toutefois être aveugle, car s’il y a une illusion sociologique – celle du
scientisme –, il y a également une illusion philosophique : celle qui
fait croire à la possibilité de construire un discours qui ordonnerait
et rendrait intelligible le tout de l’expérience humaine. Cette illusion métaphysique est une clôture du processus du savoir lorsqu’elle se fait projet réel. Mais elle a une fonction heuristique lorsqu’elle est une dynamique intellectuelle qui sait son achèvement
impossible et qui, donc, fonctionne comme idée régulatrice. C’est
par ses interrogations bien plus que par ses réponses que la philosophie féconde la sociologie.
Des effets pernicieux de l’illusion philosophique, qui veut soumettre à un universel purement spéculatif les données empiriques,
les exemples ne manquent pas en sociologie de la communication.
Ainsi en est-il des effets de la philosophie de Marx (philosophie
d’une grande ambiguïté puisqu’elle récuse son inscription dans
l’espace philosophique et se veut science). Marx, apparemment,
envisage avec sérieux l’existence et la consistance de ces mondes de
la communication où se manifestent ce qu’il appelle « les formes de
la conscience sociale », mais, en fin de compte, n’y voit que des épiphénomènes, des superstructures qui renvoient, quant à leur condition d’existence et leur fonction, à un sol réel, muet, un sol où,
sérieusement et durement, les hommes produisent et se produisent :
le monde de l’économie.
Ainsi, voit-on, désignées, d’un côté, une matérialité qui, en soi,
hors de toute symbolisation, engendre l’histoire des hommes et, de
l’autre, comme des sortes d’élaborations secondaires, ces langages,
ces réseaux d’échanges de signes et de symboles qui sont plaqués sur
une société définie, dans son essence, sans eux et hors d’eux. C’est
cet arrière-fond, non mis en question, que nous retrouvons chez les
sociologues de l’École de Francfort, dans la façon dont ils abordent
les mass media. Ou encore dans le petit livre polémique de Bourdieu
sur la télévision. Tous voient, dans les divers médias, de simples
technologies utilisées par les différents pouvoirs politiques et
sociaux, instruments du « viol des foules », et ils restent sous la
dépendance d’une approche réaliste qui instrumentalise la communication, à la façon dont Marx traitait les superstructures, mais, du
moins, gardent-ils ce souci de ramener la communication à la
société dans laquelle elle s’inscrit.
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Autre tradition philosophique dont Hegel et Marx ont visé le
dépassement, cette tradition philosophique qu’on résume sous le
titre de philosophie du cogito. Celle-ci part de la considération que
le sujet humain est définissable indépendamment des types de relations et des formes de communication dans lesquels il s’appréhende.
Ainsi enfermé dans son quant-à-soi métaphysique, propriétaire de
son être, chaque sujet communique, certes, avec d’autres sujets,
mais les signes utilisés ne sont, ici aussi, que des moyens qui
n’interviennent pas dans la constitution du sujet mais seulement
dans son expression. Parfois, aussi, dans sa perte, car, comme l’écrit
Schiller : « Quand l’âme parle, hélas ! Ce n’est déjà plus l’âme qui
parle... ! »
Est-il exagéré de voir, dans ces conceptions, le soubassement
philosophique de ces courants sociologiques qui font des mass media
la cause de l’aliénation individuelle, l’origine de l’abrutissement de
chacun et de tous, de l’anéantissement du soi dans les horreurs de la
massification, tous ces discours moralisateurs et contempteurs des
mœurs du temps ?
Nature du symbolisme
Avec les héritiers des philosophies sociales les mass media sont
évaluées à l’aune de la politique et dans le cadre du combat social.
Avec les héritiers des philosophies classiques on les évaluent à l’aune
d’une conception de l’individu défini hors de tout fondement intersubjectif et à partir d’une vision morale du monde. S’il nous fallait, à
titre personnel, définir le courant philosophique qui nous semble le
mieux à même de fournir à la sociologie des communications
l’instrument d’une réflexion c’est du côté de Freud que nous
irions ; Freud dont nous faisons un philosophe parce que son discours, indéniablement, déborde l’objet d’une théorisation de sa pratique thérapeutique et aborde des questions qu’on ne peut qualifier
autrement que philosophiques (cf. Malaise dans la civilisation, L’avenir
d’une illusion, Moïse et le monothéisme, etc.).
Freud définit une problématique complexe où les sujets
n’existent que dans et par l’univers des signes qui les assignent.
N’est-ce pas, en effet, de l’Autre que vient à l’enfant la loi qui organise son monde et le rend signifiant ? Certes, cet autre, qui donne
au désir sa règle et sa régulation, s’incarne dans les personnages de la
mère et du père, mais il ne saurait s’y réduire. Derrière le jeu du
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père et de la mère, ainsi que derrière le jeu des fantasmes qui peuplent leur inconscient, fonctionne une structure qui pose dans leurs
lieux respectifs le sujet, l’autre qui lui parle ou à qui il s’adresse,
celui qui s’exclut du dialogue, ceux dont on parle, etc. (des lieux
qui déclinent les pronoms personnels : je, tu, il, eux, on, nous...).
L’Autre est cette structure qui constitue le champ humain comme
champ de communication.
Remarquons, incidemment, que Freud n’identifie le champ
humain au registre du symbolique qu’en l’enracinant dans une
conception de la nature humaine qu’il désigne par l’équivoque
clarté du conflit intrapsychique : pulsion de vie - pulsion de mort,
ce qui nous rappelle que la communication renvoie à la relation de
l’homme au temps, c’est-à-dire à la mort. La communication, constitutive de l’humanité comme telle, ne peut s’entendre en dehors de
la riposte à Thanatos et d’une complicité avec lui.
Nous pensons que le sociologue trouve, dans cet espace de
pensée, ce qui l’oblige à interroger les processus de la communication autrement que dans une approche techniciste et qu’ainsi il
maintient le rapport obscur de l’homme aux signes et d’abord son
rapport au langage qui le fait être et qu’il fait être.
Mais Freud ne dit pas seulement cela – que le registre humain
est celui du symbolisme. Il dit autre chose, moins souvent entendu
et, peut-être plus essentiel : l’ordre signifiant ne peut se comprendre
qu’à la condition de s’enraciner dans un ordre autre, jamais extérieur et cependant jamais réductible à lui et que Freud désigne par
l’équivoque clarté du conflit « pulsion de vie, pulsion de mort »
(équivoque clarté car il n’y a pas d’équivalence et d’opposition
réelle entre les deux pulsions qui sont à penser comme inextricables). Ce qui est important c’est que l’univers des signes, l’univers
de la communication – cet univers où se forgent les formes mêmes
de l’humanité individuelle et collective – nous renvoie à cette
limite – le meurtre, de soi, de l’autre. Comme si le choix était toujours, pour l’homme, entre la logique de son humanité langagière et
communicationnelle et l’inhumanité du silence dans la fermeture
« entre soi ». La communication ne peut donc s’entendre en dehors
de ce lien de complicité avec la mort et de riposte, de la même
façon que la possibilité du champ intersubjectif exige la figure inaugurale du meurtre du père.
À faire ainsi de la vérité la réponse au désir de l’homme et la
source de sa satisfaction ; à poser donc que l’homme est et n’est que
désir de communication et de reconnaissance réciproque, le philo-
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sophe ne trouve à la fin que ce qu’il a mis au commencement. Si le
langage est le séjour de l’homme, il n’épuise jamais le fond originaire d’où il tire son jaillissement. Il en résulte une tension entre le
telos du langage et son insuffisance à colmater une béance où s’engouffrera l’histoire et son indéfini parcours. Ainsi l’être obscur du
langage désarme-t-il une pensée inquiète de lumière totale. Mais la
tentation est toujours grande de réduire ce bloc « chu d’un désastre
obscur » dans l’utopie d’une congruence entre communication et
information qui permet l’illusion selon laquelle la « bonne communication », qui est information parfaite, réalise la transparence entre
émetteur et récepteur annulant ainsi le jeu de leur différence et de
leurs différents.
André AKOUN
Université de Paris V
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