Syrie au cœur de toutes Les fractures

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Syrie
au cœur de toutes
les fractures
L’histoire a souvent placé la Syrie au centre
des conflits régionaux. La crise interne ravive
les tensions entre certains pays arabes et nourrit
le spectre de la guerre froide entre grandes
puissances. Par Karim Émile Bitar
L
’importance géostratégique de
la Syrie n’est pas nouvelle. Au
carrefour de plusieurs civilisations, territoire charnière entre
l’Europe et l’Asie, la Syrie a souvent vu
les empires et les puissances étrangères
s’affronter sur son sol. En 1798, un
Bonaparte fasciné par l’Orient, soucieux
d’étoffer son palmarès militaire et de se
forger une légende, lance l’expédition
d’Égypte, laquelle va très vite affecter la
Syrie. L’échec du siège de Saint-Jeand’Acre en 1799 empêchera la prise de
Damas, mais le bras de fer entre les
puissances se poursuivra tout au long
du XIXe siècle. La France, la GrandeBretagne et l’Allemagne vont se livrer
de nombreuses batailles sur le territoire
de l’Empire ottoman devenu, selon
le Tsar Nicolas 1er, « l’homme malade de
l’Europe ». Les affrontements communautaires au Mont-Liban, à Damas et à
Alep, entraîneront une intervention des
puissances européennes. Lesquelles, à
travers la désormais classique et pérenne
« clientélisation des communautés » – pour
reprendre l’expression de l’historienne
Nadine Picaudou –, parviendront
à imposer leurs volontés à une Sublime
Porte affaiblie.
Après la première guerre mondiale,
les accords Sykes-Picot (1916) et la
déclaration Balfour (1917) viendront
doucher les espoirs de voir naître ce
Royaume arabe unifié, promis par Lawrence d’Arabie et par le haut-commissaire
Henry McMahon pour inciter les Arabes
Shukri Al Kouatli
Husni El Zaim
Hafez el Assad
juillet - août 2013 • Le Magazine de l’Afrique • 19
DOSSIER LA face cachée des révolutions arabes
Bachar el Assad
Lorsque la vague des révolutions arabes s’est déclenchée,
en décembre 2010, la guerre froide faisait toujours rage au Levant entre l’axe
Iran-Syrie-Hezbollah et l’axe EtatsUnis-pays du Golfe. C’est ainsi que la
Syrie s’est retrouvée au cœur de multiples fractures géostratégiques, et qu’elle
est même devenue la principale ligne de
faille de la politique internationale.
Un soulèvement populaire
En Syrie, comme dans
tous les autres pays de la région,
subsiste une fracture béante entre les
gouvernants et les masses populaires.
à se rebeller contre les Turcs. Sous mandat français, la Syrie verra son territoire
morcelé en quatre mini-États (L’État
de Damas, l’État d’Alep, l’État alaouite
et l’État druze). En 1939, la cession par
la France du Sandjak d’Alexandrette à la
Turquie, pour s’assurer de sa neutralité
dans la seconde guerre mondiale, vient,
une nouvelle fois, faire de la Syrie la victime du jeu des puissances. En 1949,
le pays venait de retrouver son unité et
d’obtenir son indépendance, autorisant
un bref intermède démocratique. Lequel
prit fin lorsque le colonel kurde Husni
El Zaim, ancien officier de l’armée coloniale française, démettra le président
Shukri Al Kouatli. Ce coup d’État militaire sera le premier d’une longue série,
dans le monde arabe. On apprendra plus
tard qu’il avait été préparé par l’ambassade américaine et la CIA, qui avaient
instrumentalisé et pénétré certains partisans du pansyrianisme.
20 • Le Magazine de l’Afrique • juillet - août 2013
Husni El Zaim avait pour mission
de signer un cessez-le-feu avec Israël et
de favoriser un accord avec les compagnies pétrolières américaines pour la
construction du Trans-Arabian-Pipeline, à l’époque le plus grand du monde,
qui devait relier l’Arabie saoudite à la
ville de Saïda au Sud-Liban. Ironie
de l’histoire, l’entreprise chargée de la
construction, Bechtel, s’illustre encore
aujourd’hui en Irak !
L’avènement des Assad
Les années 1950 furent marquées
par une succession de putschs, jusqu’à
celui du 8 mars 1963 qui porta au pouvoir le parti Baas. En 1970, Hafez El
Assad, père de l’actuel Président, prendra le pouvoir suite à ce qu’il appellera
pudiquement « un mouvement correctif »
au sein du parti Baas. Il dirigera le pays
d’une main de fer et non sans dextérité
jusqu’à son décès en 2000. Après l’ultime
baroud d’honneur de la guerre israéloarabe de 1973, son règne sera marqué
par une remarquable stabilité de la frontière israélo-syrienne et par une brutale
répression interne, dont feront notamment les frais les Frères musulmans : leur
insurrection de 1982 sera écrasée dans le
sang, notamment à Hama.
Bashar El Assad succédera à son père
en 2000. Pour autant, ce n’est qu’en
2004 que la Syrie entrera dans une
véritable phase de turbulences et que le
jeu des puissances deviendra rugueux.
Brouillés sur le dossier irakien, la France
et les États-Unis se réconcilient sur
celui de la Syrie et exigent le retrait des
troupes syriennes du Liban. Les pressions s’intensifieront après l’assassinat
de Rafic Hariri et l’armée syrienne sera
contrainte de quitter le pays du Cèdre.
Par la suite, la Syrie conservera toutefois
une influence au Liban à travers son
soutien au Hezbollah.
En Syrie, comme dans tous les autres
pays de la région, subsiste une fracture
béante entre les gouvernants et les masses
populaires. Suite à un important exode
rural et à l’arrivée sur un marché du travail
asphyxié de centaines de milliers de jeunes,
la colère sociale gronde. L’économie nationale a été mise sous coupe réglée par le clan
Assad. La liberté d’expression est inexistante et la torture est devenue un mode
de gouvernement. La révolution syrienne
est donc avant tout un soulèvement populaire contre un régime oppressif, un soulèvement qui fut dans sa phase initiale très
majoritairement pacifique. Mais autant il
serait intellectuellement malhonnête de
nier le caractère spontané et infiniment
légitime de la révolution syrienne, autant
ce serait faire preuve d’aveuglement que de
ne pas admettre que cette révolution fut
rapidement phagocytée par le jeu des puissances. Le territoire syrien est rapidement
devenu un champ où les États se livrent
une série de guerres par procuration ayant
peu à voir avec les revendications initiales
du peuple syrien.
La situation syrienne est d’autant
plus complexe que les guerres par procuration n’opposent pas uniquement
les deux camps en présence, ceux qui
soutiennent le régime syrien et ceux
qui souhaitent le voir chuter. Nous
assistons depuis six mois à des conflits
au sein même du camp soutenant les
rebelles, notamment à un affrontement
larvé entre le Qatar et l’Arabie saoudite.
Lorsque la vague des révolutions arabes
a touché le Bahreïn voisin, le Qatar et
l’Arabie saoudite ont mis en sourdine
leur vieille rivalité mimétique. Lors
du déclenchement de la révolution
syrienne, le Qatar avait pris les devants
et s’était rapidement impliqué dans le
soutien aux Frères musulman syriens,
comme il l’avait fait avec les Frères
tunisiens ou égyptiens. Le Qatar aurait
déjà dépensé 3 milliards de dollars pour
soutenir les rebelles. L’Arabie saoudite,
d’abord soucieuse d’éviter la contagion,
s’est initialement montrée prudente,
et s’est efforcée de calmer sa situation
interne ; elle a ainsi débloqué plus de
135 milliards de dolars, destinés à acheter la paix sociale, en favorisant divers
projets de développement. Ce n’est que
quelques mois plus tard que l’Arabie
saoudite a jeté ses forces dans la bataille
syrienne, et sa méfiance naturelle vis-àvis des Frères musulmans l’a conduite
à soutenir plutôt les mouvements salafistes. Lorsqu’il a fallu nommer un premier ministre par intérim, le Qatar est
passé en force et a favorisé la nomination de Ghassan Hitto, syrien du Texas
réputé proche des Frères.
Initialement d’ordre politique, la
fracture interne et régionale épouse
davantage la carte des affiliations religieuses. La Syrie est le derniers pays de la
région (avec le Bahreïn) dans lequel une
minorité religieuse est au pouvoir. Plus
la répression perdure, plus le ressentiment sunnite s’accroît, d’autant plus
que du Golfe jusqu’à la Méditerranée, le
vent de la grande discorde, la fitna entre
sunnites et chiites, souffle de nouveau,
depuis l’invasion américaine de l’Irak.
Certes, le lien entre les Alaouites et les
chiites est une construction artificielle
et récente, certes, la théorie du croissant
chiite est éminemment fragile, certes,
le conflit porte d’abord sur des enjeux
géopolitiques très profanes, il n’en reste
pas moins que le venin du communautarisme étriqué est de plus en plus
répandu. Depuis que le Hamas a pris ses
distances avec le régime syrien, les lignes
de fracture recoupent presque systéma-
tiquement les lignes de partage confessionnelles. Sur les chaînes satellitaires,
le discours est de plus en plus sectaire et
les prêches de certains imams incitent
ouvertement à la haine communautaire.
Arrivent en Syrie des milliers de jihadistes sunnites issus de pays différents.
La dimension confessionnelle de la
guerre syrienne est accentuée par le rôle
joué par le Hezbollah libanais ou par des
mouvements chiites irakiens comme
Asa’ib Ahl Al Haqq, avec le soutien de
la Force iranienne Al-Qods.
La Syrie est aujourd’hui au cœur d’un
vaste affrontement géopolitique qui la
dépasse, d’autant plus que la Russie a saisi
l’occasion de la crise syrienne pour signifier définitivement aux États-Unis que le
moment unipolaire qui s’était ouvert avec
l’effondrement du mur de Berlin en 1989
était désormais terminé et qu’il faudrait
désormais compter avec ses intérêts. L’ancien Premier ministre canadien, Michael
Ignatieff, notait en 2012 : « Le conflit
syrien a déclenché quelque chose de plus
fondamental qu’une différence d’opinion
au sujet de l’intervention. L’Occident doit
réaliser que c’est en Syrie que le monde s’est
vraiment fracturé en deux ». Il estime que
la Russie et la Chine s’engageront désormais sans hésiter aux côtés du régime
syrien. On le voit, cet affrontement entre
les deux grandes puissances américaine et
russe, ce choc psychologique, dégagent de
forts relents de guerre froide. Les affrontements de ce type se terminent le plus
souvent par de longues guerres par procuration ou par un grand marchandage qui
préservera les intérêts des grands quitte à
passer par pertes et profits les intérêts des
peuples de la région. Désormais, le peuple
syrien sait à quoi s’attendre. n
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