Déconstruction et reconstruction du champ de l`intervention

8es Journées d’études Céreq Lasmas-IdL, Marseille, 17 et 18 mai 2001
« Construction et usage des catégories d’analyse »
Déconstruction et reconstruction du champ de
l’intervention sociale sur la base des tâches accomplies1
Dominique Beynier
Poids de l’histoire et processus de dénomination
La modernité ou la nouveauté de ce que nous vivons comme mutations apparentes dans
l’intervention sociale n’en est peut-être pas une : pour parodier Bruno Latour2 en le déplaçant dans un
champ où la science est loin d’être le moteur du changement, « nous n’avons jamais été modernes ».
Que ce soit pour le terme de moderne ou de nouveauté, nous nous sentons très proches de ce que cet
auteur écrit :« Lorsque les mots ‘moderne’, ‘modernisation’, ‘modernité’ apparaissent nous définissons par
contraste un passé archaïque et stable. De plus, le mot se trouve toujours lancé au cours d’une
politique, dans une querelle où il y a des gagnants et des perdants, des Anciens et des Modernes.
‘Moderne’ est donc asymétrique par deux fois : il désigne une brisure dans le passage régulier du
temps ; il désigne un combat dans lequel il y a des vainqueurs et des vaincus3. »
Les formes de légitimation dans l’intervention sociale sont multiples : historiquement ce sont la
demande, le besoin et les idéologies qui ont permis à l’intervention sociale de trouver ses modes
opératoires. Au cours de l’histoire les formes prises par les besoins et la demande sociale, les
revendications ou tout simplement la misère de certaines franges de la population ont poussé d’autres
groupes de cette population à intervenir pour les aider, les assister, les contrôler. Les formes prises par
cette intervention sont autant liées aux manifestations des besoins qu’à la forme prise par des principes
qui régissent la morale, l’ordre social ou économique et le contrôle de la vie en commun. Ces formes
de légitimation ont fortement structuré les appellations.
Quelques repères sur l’histoire des professions sociales avant 1982
Pendant le premier tiers du 20e siècle il n’est pas possible de repérer des travailleurs appartenant
à ce que de nos jours nous nommons les professions sociales. Ce n’est qu’en 1932 qu’est créé le brevet
de capacité professionnelle d’assistante sociale. Ces premières professionnelles fusionneront avec les
infirmières visiteuses dont le diplôme avait été créé en 1922. C’est cette fusion des deux professions et
des formations qui donna naissance au diplôme d’état d’assistante sociale (DEAS). L’assistance sociale
bénéficiant de l’appui politique des conservateurs a permis à cette nouvelle profession de se trouver
assez rapidement légitimée. En 1943 ce sont les monitrices d’enseignement ménager, en 1949 c’est au
tour des travailleuses familiales.
Dans le même temps où se développe l’assistance et les métiers qui y participent, monte
l’intérêt pour l’enfance inadaptée. À cette époque tant la définition de la population que les contours
de la préoccupation restent flous. Parmi les personnes concernées on note entre autre des enfants ou
des adolescents qui présentent :
1. Cette communication est issue d’un travail réalisé pour la MIRE. La synthèse de la totalité de la recherche a été publiée dans
un ouvrage collectif sous la direction de Jean-Noël Chopart : « Les mutations du travail social. Dynamique d’un champ
professionnel.», Éditions Dunod, Paris 2000.
2. Bruno Latour, 1991, Nous n’avons jamais été moderne. Essai d’anthropologie symétrique, collection Armillaire, éditions
La Découverte, 210 p.
3. Bruno Latour, 1991, op. cit., p. 20.
84
des déficiences intellectuelles plus ou moins sévères,
des déficiences physiques,
des troubles psychopathologiques plus ou moins sévères (du caractériel au psychotique), des
comportements délinquants,
des dangers réels ou présumés de nature psychologique, physique, sanitaire ou éducatif.
Sans prétendre ni à l’exhaustivité ni à une hiérarchisation des préoccupations dont sont l’objet ces
enfants, on note la volonté de les réadapter, de les éduquer, de les corriger, de les soustraire à
l’influence du milieu, de les distraire ou de les occuper. C’est à la rencontre de ces préoccupations et
de ces publics que sont créées de nombreuses associations visant, d’une part, à mettre en place et à
gérer les structures d’accueil de ces enfants et adolescents et, d’autre part, à former les intervenants qui
prenaient en charge les personnes qu’elles accueillaient. De nombreuses écoles de formation
d’éducateurs ont ainsi vu le jour. Mais c’est le ministère de la justice qui fut le premier à organiser la
formation des intervenants sociaux en créant dès 1945 le diplôme d’état de l’éducation surveillée.
C’est le début de ce l’on a appelé les métiers de l’éducation spécialisée. Les diplômes vont se succéder
en 1959, ce sera celui de jardinière d’enfant et en 1967 celui d’éducateur spécialisé. Bien qu’il soit
difficile de donner des dates charnières, les années 1967-1971 semblent par le nombre de diplômes qui
sont créés constituer un moment important dans la naissance et l’institutionnalisation de ce que l’on
commence à appeler communément le travail social4. En 1969 sont créés les diplôme de : délégué à la
tutelle, conseiller en économie sociale et familiale (il se substitue au diplôme de monitrice
d’enseignement ménager) auxquels on peut ajouter : le brevet d’aptitude à l’animation socio-éducative
et le certificat d’aptitude professionnelle à l’animation socio-éducative. Ils seront suivis en 1971 par le
certificat aux fonctions de moniteur éducateur, en 1972 celui d’aide médico-psychologique, en 1973
par le diplôme d’état de jardinière d’enfants, en 1976 le certificat d’aptitude aux fonctions d’éducateur
technique spécialisé ; et 1979 le diplôme d’état aux fonctions d’animation. Même si il est difficile
d’évaluer le nombre de travailleurs sociaux, l’étude des recensements de la population française entre
1954 et 1990 montre qu’entre ces deux dates le nombre de travailleurs qu’il est possible d’agglomérer
à la rubrique travail social a été multiplié par 16 mais qu’une bonne part de cette augmentation est due
à l’émergence de métier du social qui n’existait pas quelques années auparavant.
Population active ayant un emploi par profession de 1954 à 1990
Année de délivrance du diplôme
1954 1962 1968 1975 1982 1990
Assistant de service social 18 480 19 880 30 980 31 040 31 264 36 624
Éducateur spécialisé ………54 920 80 460 97 329
Animateur ………13 960 34 540 52 326
Conseiller conjugal … … … … 4 248 5 381
Aide maternelle 3 280 7 780 13 980 38 540 … …
Employés de garderie d’enfants (*) 6 060 28 920 49 640 61 300 … …
Assistante maternelle (**) … … … … 188 244 261 444
Total 27 820 56 580 94 600 199 760 338 756 453 104
Sources : Les recensements de la population de 1954, 1962, 1968, 1975, 1982, 1990.
(*) Cet effectif est composite, il comprend dans les nomenclatures de l’INSEE d’autres catégories que celle désignée
explicitement par l’intitulé de cette rubrique.
(**) Cette rubrique n’est apparue qu’avec le recensement de 1982, elle se substitue à celles d’employés de garderie
d’enfant et d’aide maternelle.
4. L’origine de l’emploi de ce terme reste l’objet de discussion entre spécialistes de l’histoire des professions sociales.
Certains comme Ion et Tricart rappellent que le terme est utilisé dès 1922 par une association de travailleuses sociales qui
fut remplacée par une fédération des travailleurs sociaux en 1950. Verdès-Leroux situe quant à elle l’apparition du terme
dans les années 1960. Pour autant de nombreux auteurs comme Bachmann et Simonin doutent de la pertinence de ce terme
pour désigner un ensemble de professions qui se sont développées avec des logiques spécifiques et de manière non linéaire.
À l’inverse Ion et Tricart insistent sur le fait qu’il s’agit de métiers différents mais qui se reconnaissent dans un mode
d’inter-vention qui leur serait pour une grande part commun. Ion J., Tricart J.-P., Les travailleurs sociaux, La découverte,
Paris, 1992. Verdès-Leroux J., Le travail social, Édition de Minuit, Paris, 1978. Bachmann C., Simonin J., Changer au
quotidien, Études vivantes, Paris, 1982.
85
De 1982 à l’entrée dans le 3e millénaire
À chaque époque les besoins ressentis ou exprimés sont sous-tendus par des idéologies, des
religions qui légitiment et conditionnent les possibilités d’intervention d’individus auprès d’autres
individus ou de groupes auprès d’autres groupes. Il serait étonnant que notre époque soit la seule à
échapper à cette régulation entre formes d’intervention, besoins et systèmes de représentation du
monde. Au cours du siècle ces interventions se sont partiellement dégagées de leurs bases
idéologiques et se sont professionnalisées. Ce double mouvement s’est traduit par l’identification de
modes d’intervention et de savoirs spécifiques appartenant à des intervenants et progressivement par
l’apparition de corps professionnels chargés de la réalisation de cette prise en charge. Cette phase de
professionnalisation s’est accompagnée de la mise en place d’institutions destinées à transmettre les
savoirs et à organiser la certification visant à reconnaître et à légitimer la capacité des intervenants
sociaux à mettre en œuvre leur action. Cette mise en place du système de certification s’est doublée
d’une hiérarchisation, d’une part, des fonctions et des professions entre tâches d’exécution et de
direction et, d’autre part, entre les qualifications élevées et celles plus modestes.
Sur cette toile de fond se sont élaborées des identités professionnelles fortes s’appuyant à la fois
sur les soubassements idéologiques anciens, sur les formes prises par l’institutionnalisation des
professions et sur les modes d’intervention des acteurs. Au cours des années 80-85 la crise de l’état
providence s’accentuant et la décentralisation aidant, les frontières entre les divers intervenants
sociaux se sont atténuées (les moniteurs éducateurs ont pour des raisons économiques remplacé les
éducateurs spécialisés, les éducateurs spécialisés et les assistants sociaux qui travaillent en milieu
ouvert se sont mis à effectuer des missions proches et des diplômes de niveau II communs à toutes les
professions du social de niveau III sont mis en place par la DAS elle-même). Dans le même temps, sur
cette période, on assiste à la montée en puissance de difficultés sociales nouvelles liées, d’une part, à
l’urbanisation rapide de la périphérie des villes, conséquences de la reconstruction et de la
désertification des campagnes et, d’autre part, à la crise de l’emploi qui se traduit par une
augmentation du nombre de chômeurs. Cette conjonction sociale nouvelle fait émerger des demandes
et besoins nouveaux. Pour pallier ces difficultés sociales, de nouvelles politiques sociales se mettent en
place : RMI, politique de la ville, plans départementaux d’insertion. Pour les mettre en œuvre sont
recrutés des intervenants qui sont pour une part non négligeable choisis en dehors des intervenants
sociaux canoniques. Ils possèdent soit des qualifications étrangères à celles délivrées par la DAS soit,
pas de qualification du tout.
Tableau 1 Politiques sociales et type d’institutions5
Association
Commune
Bailleurs
État
Département
Sécurité sociale
Service d’aide et d’assistance sociale
Protection administrative et judiciaire
Petite enfance et famille
Éducation spécialisée
Médico-social adulte
Sanitaire et santé
Socio-culturel
Développement local
Le logement
L’insertion des jeunes
L’insertion des adultes
Les activités généralistes
5. En écriture normale les nouvelles politiques d’intervention, en italique les politiques traditionnelles, en gras les activités
transversales aux politiques. Sont hachurées les sur représentations. Les cases vides ne correspondent pas à des effectif
nuls mais à des sous représentations.
86
Le tableau 1 permet d’apprécier l’investissement relatif des différentes institutions de l’interven-
tion sociale selon les douze secteurs des politiques sociales telles que nous les avons définies. La
répartition des zones colorées permet de se rendre compte que trois types d’institution (l’État et les
établissements publics, les départements et les organismes de sécurité sociale), n’ont pas opéré un
redéploiement sensible vers ce qu’il est convenu d’appeler les « nouvelles politiques publiques ». Les
organismes bailleurs occupent une position particulière car leur action est tout entière concentrée sur
les nouvelles politiques de développement social, de logement et d’insertion par le logement. Le
secteur associatif, outre ces deux créneaux traditionnels (enfance handicapée et inadaptée et éducation
populaire) a procédé à un redéploiement de ces activités vers les nouvelles politiques.
Tableau 2 Appellations de poste et politiques sociales
Service d’aide et d’assitance sociale
Protection administrative et judiciaire
Petite enfance et famille
Éducation spécialisée
Médico-social adulte
Sanitaire et santé
Socio-culturel
Développement local
Le logement
L’insertion des jeunes
L’insertion des adultes
Les activités généralistes
Assistant social
Éducateur
Éducateur technique
Moniteur éducateur
AMP
CESF
Animateur
Délégué à la tutelle
Secrétaire/Hôtesse
Psychologue
Assistante maternelle/famille d’accueil
Travailleuse familiale
Aide à domicile
Médicaux sociaux
Responsable ou chef
Directeur
Formateur
Conseiller Emploi/formation
Coordinateur
Accompagnateur social
Agent de développement
Chef de projet
Agent de proximité
Animateur d’insertion
Conseiller d’insertion
Conseiller logement
Chargé de production
Cette sur-représentation est également liée aux fréquentes pratiques de délégation du secteur
public vers le secteur privé non lucratif. Soit que la structure associative est préférée (exemple des
missions locales), soit que la pratique de l’appel d’offres se substitue à une gestion directe (cas
fréquents dans le domaine de l’insertion). Enfin ce tableau confirme la place très particulière occupée
désormais par les politiques d’action sociale locale menées à l’initiative des mairies et des CCAS. Les
87
collectivités locales jouent désormais un rôle majeur et polyvalent dans le secteur de l’intervention
sociale.
L’apparition de ces nouveaux intervenants est curieusement légitimée à deux niveaux : celui des
besoins nouveaux et celui des politiques sociales nouvelles. Cette situation nous paraît neuve mais elle
ressemble étrangement à un bégaiement du passé, les ancêtres des assistants sociaux et des éducateurs
spécialisés se sont institués à la fois sur une demande sociale et sur des besoins perçus et légitimés soit
par le secteur productif, soit par des groupes sociaux plus enclins à percevoir les difficultés sociales de
leurs contemporains, soit, encore, par des administrations ou des politiques.
Le tableau 2 montre la sur-représentation des différents professionnels selon les douze secteurs
des politiques sociales. La répartition « en diagonale » confirme la correspondance entre nouvelles
appellations et nouvelles politiques publiques et, au contraire, la polarisation des appellations
« installées » sur les politiques sociales plus traditionnelles. Trois exceptions notables cependant : les
coordinateurs, les conseillères en économie sociale et familiale et les moniteurs éducateurs qui
couvrent une plus large palette. L’émergence des fonctions de coordination est à relier à l’empilement
des politiques sociales et à la nécessité de lier les différents types d’action. Dans le cas particulier des
conseillères, le tableau ne fait que confirmer les observations qualitatives que l’on trouve dans les
rapports intermédiaires de la MIRE. Cette spécialité du travail social est, aujourd’hui, souvent préférée
à d’autres dans certains secteurs (en particulier le logement) en raison d’une plus grande adaptabilité
aux objectifs de ces politiques. Il paraît opportun de rappeler que la catégorie « logement » inclût les
structures d’hébergement, ce qui explique la sur-représentation de certains métiers (moniteur
éducateur, AMP, animateur, etc.).
Il existe de plus des liens entre appellations des postes et cadres d’emploi (tableau 3). Ce
résultat est fortement lié aux deux précédents. On retrouve la double logique d’une répartition « en
diagonale » et d’une plus grande polyvalence du cadre associatif et du cadre communal. Pour ce qui
est des appellations « installées », on remarque l’opposition assez tranchée entre les assistants sociaux
(sur-représentés dans les départements et les organismes de sécurité sociale) et les différents métiers
de l’éducation (qui sont sur-représentés dans les secteurs de l’État – Justice et établissements publics
de l’enfance – et dans le secteur associatif – enfance inadaptée et handicap). Là encore, on peut
constater que les « nouvelles appellations » sont concentrées dans les structures les plus proches de
l’intervention sociale localisée (associations, communes et organismes bailleurs).
Ce n’est qu’au cours du temps que la professionnalisation de ces acteurs qui nous paraissent à
l’heure actuelle des intervenants canoniques6 du champ de l’intervention sociale, s’est complétée par
une légitimation basée, d’une part, sur un système de formation et de certification garanti par des
décrets et des circulaires ministérielles et, d’autre part, sur des conventions collectives fixant les
rémunérations et les progressions de carrière en fonction des diplômes et des parcours professionnels.
Le tableau 4 décrit les niveaux de formation générale sur-représentés selon les différentes
appellations de postes. On voit que les niveaux I et II concernent plus particulièrement quatre
catégories : les intervenants du secteur sanitaire et psychologues, les fonctions de direction et
d’encadrement, quelques-unes des « nouvelles appellations » (chef de projet, coordinateur) et,
exception parmi les appellations installées, les métiers de l’éducation. (Cette exception peut
s’expliquer soit par le suivi de formation supérieure en psychologie, mais aussi parce que ces métiers
sont plus « masculins » et que les stratégies de promotion y sont donc plus fréquentes).
Un groupe intermédiaire de « nouvelles appellations » (les conseillers et les agents de dévelop-
pement) semble correspondre à des niveaux de formation moins homogènes. Peu stabilisées, ces
appellations recouvrent certainement des réalités professionnelles assez différentes d’un lieu
d’exercice à l’autre. Leur recrutement se fait donc à des niveaux assez disparates.
6. Au rang de ces professions canoniques nous rangeons : des professions de niveau III : assistant social, éducateur
spécialisé, éducateur technique spécialisé, éducateur de jeunes enfants, conseiller en économie sociale et familiale,
animateur socio-culturel ; des professions de niveau IV : moniteur éducateur ; des professions de niveau V : aide
médico pédagogique.
1 / 21 100%

Déconstruction et reconstruction du champ de l`intervention

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !