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ÉCOLE ET APPRENTISSAGE
La problématique du curriculum caché
. Les situations scolaires ne deviennent véritablement conflictuelles que lorsque l'école essaie de
transmettre la culture scolaire d'un groupe social à des élèves issus d'autres groupes sociaux,
lorsqu'il n'y a plus de connivence culturelle tacite entre les savoirs transmis et les élèves. Si cette
connivence, indispensable, disparaît, les élèves ne connaissent pas tous les présupposés, les sous-
entendus, les « allants-de-soi » jamais énoncés explicitement, mais néanmoins nécessaires pour
comprendre le langage scolaire.
À partir des années soixante, confrontée au défi d'un écart important entre les élèves et la culture
diffusée, l' école éprouve de grandes difficultés à, sinon réduire, du moins gérer un tel écart.
. En effet, les aspirations démocratiques des années soixante amènent la sociologie de l'éducation
à critiquer le pseudo-universalisme de la culture scolaire de la IIIe République, incapable de fonder
véritablement l'homogénéité culturelle de la nation, entérinant au contraire la division culturelle
des classes sociales à l' école et, par suite, les inégalités dans la société tout entière. C'est le cas
avec le primaire-professionnel pour les élèves d'origine populaire, et le secondaire-supérieur pour
les élèves d'origine bourgeoise, chaque filière assurant en son sein la diffusion, explicitement et
implicitement, de l'idéologie de la classe sociale correspondante (Baudelot, Establet, 1971).
Dans le primaire-professionnel, la culture scolaire donne la plus grande place à la révision et à la
répétition de notions déjà vues ou à des tâches qui se suffisent à elles-mêmes, savoir-faire aussitôt
appliqué mécaniquement, et qui ne débouchent pas sur des connaissances ultérieures. Par ailleurs,
l'éloge d'une pédagogie « créative », contrastant avec le rabâchage de notions, peut paraître
favoriser une plus grande autonomie des élèves mais débouche au contraire soit sur un laisser-aller
complet qui, sous couvert de non-directivité, masque l'absence d'attentes des enseignants face à des
élèves dont on ne «peut rien tirer », soit, sous couvert d'enquêtes « concrètes », en liaison avec le «
milieu social et économique », sur une préparation à une future insertion. Ainsi, toute la culture
scolaire diffusée tire les élèves de ce réseau vers le concret et le pratique.
Au contraire, dans le réseau secondaire-supérieur, on apprend de nouvelles notions qui sont plus
organisées au fur et à mesure du cursus, connaissances qui sont définies par leur terme, à savoir les
études supérieures, et non plus par leur base. L'exercice de calcul devient le problème de
mathématiques, où la méthode et le raisonnement sont aussi importants que le résultat; la rédaction
devient dissertation, un exercice où l'on doit s'approprier un mode de réflexion abstrait et des
interrogations critiques sur la vie ou les oeuvres. L'abstraction de l'enseignement va de pair avec
une éducation à l'autonomie et à l'esprit critique. Par ailleurs, la concurrence est constamment
favorisée par l'accumulation des travaux écrits et notés.
À l'issue de ce processus, le système éducatif assure d'une part de la répartition des individus
aux deux pôles de la société, et d'autre part une fonction politique en assurant la domination de
l'idéologie bourgeoise.
. La réponse des pouvoirs publics aux aspirations démocratiques a été de supprimer les filières
socialement différenciées pour les remplacer par des filières uniques, et d'encourager la poursuite
des études en allongeant la scolarité, en favorisant la scolarisation dans le supérieur, en
démocratisant la réussite (voir chapitre II); mais c'est la culture scolaire d'avant l'unification des
filières, destinée aux élites républicaines, qui est restée, dans une large mesure, la culture scolaire
de l'école unique. Face à cette situation nouvelle, les élèves d'origine populaire essaient, version
optimiste, de s'adapter; ils tentent de maîtriser ce que la nouvelle sociologie de l'éducation a appelé
le curriculum caché, synonyme d'une connivence culturelle qui ne va plus de soi, qu'il faut
retrouver, d'où son nom, et qui constitue la dimension principale des situations d'apprentissage
dans l'école contemporaine.
Le cas de l'université des années soixante étudiée par Bourdieu et Passeron illustre par contre
une version pessimiste. Selon eux, l'apprentissage scolaire, surtout pour les élèves d'origine
populaire, s'effectue toujours dans le cadre d'un rapport marqué par la distance entre culture sociale
et culture scolaire. Le couple cours magistral-dissertation est à la base d'une « pédagogie de
l'implicite » qui ne peut que sanctionner ceux qui ne sont guère familiers de la parole et de l'écrit «
cultivés », de ses effets rhétoriques et de son culte de l'originalité (Bourdieu, Passeron, 1964). Le
cours magistral est aux antipodes d'un projet de communication pédagogique, tant la déperdition
des informations est importante, et toujours mise sur le compte de l'incapacité du « récepteur »
étudiant, l'« émetteur» enseignant étant si légitime qu'il ne saurait en aucune manière être remis en
cause. Cette situation permet en fait, tout simplement, de maintenir dans une position d'échec
scolaire ou, au mieux, de réussite laborieuse, ceux qui ne maîtrisent pas les codes de ce rapport
social bien particulier, et qui ne peuvent identifier et maîtriser le curriculum caché nécessaire à
l'apprentissage universitaire.
Deux figures majeures, et opposées, émergent alors au sein de cette université. L'héritier réussit
en rentabilisant le capital culturel légué par ses parents bourgeois. En proportion, les héritiers
étaient déjà moins de 45 % au début des années soixante. Le polarisé (Bourdieu, Passeron, 1964),
d'origine sociale défavorisée, doit fournir une quantité de travail considérable et faire preuve d'une
motivation exceptionnelle pour réussir, sans jamais avoir le privilège de la connivence culturelle,
de stratégies de travail qui pourraient lui permettre de rationaliser son effort. La polarisation sur les
examens est une tension permanente et la réussite est toujours douloureuse, jamais garantie, faute
d'un habitus approprié. Un tel déterminisme social est aujourd'hui critiqué, notamment par la
problématique du métier.
La problématique du métier
La notion de métier approfondit sensiblement la problématique du curriculum caché. Alors que
ce dernier se définit avant tout en fonction des autres types de curriculums, le métier est devenu un
objet d’étude à part entière en éducation (La Borderie, 1991).
Aspects théoriques
Régine Sirota explique dans sa synthèse sur la question (Sirota, 1993) comment s’est imposé le
terme de métier en éducation. Il a guidé de nombreux chercheurs souhaitant relativiser l'influence
des déterminismes sociaux et scolaires, et notamment la fatalité de l'échec scolaire. Face aux
analyses structurales, fonctionnalistes et quantitatives, la notion de métier introduit l’idée d’une
activité de l’élève, difficilement quantifiable, nécessitant le recours à des méthodes qualitatives
(observations, entretiens, journal de bord rempli par les étudiants, etc.). L'idée de métier critique le
postulat de l'adéquation entre le travail fourni par l'élève et les résultats obtenus. L' éleve ne doit
pas travailler n'importe comment pour réussir, et donc il peut travailler beaucoup, mais mal, et
échouer; ou encore il peut travailler peu, ou juste ce qu’il faut, mais stratégiquement, et réussir. La
problématique du métier s’appuie ainsi sur un des acquis de la sociologie de l’habitus: le travail et
les résultats scolaires ne vont pas forcément de pair, le premier doit être soutenu par un habitus de
classe approprié pour que les seconds soient positifs; mais elle s'en distingue sensiblement en
minorant le rôle de l'origine sociale de l'élève ou de l'étudiant, pour la remplacer par le contexte,
l'organisation scolaire et l'interaction entre les individus, autant d'éléments qui deviennent les
principes explicatifs du fonctionnement des situations d' apprentissage scolaire.
Les perspectives ouvertes par la notion de métier d'élève sont donc importantes: l'idée de
distanciation entre l'acteur et le système se trouve empiriquement et théoriquement fondée; la
question de savoir ce qui, de l'origine sociale ou du contexte scolaire, détermine le plus les
comportements des élèves, est déplacée au profit d'une interrogation sur l'activité individuelle de
construction du rapport aux études.
Un exemple
Le métier d'étudiant, décrit par Alain Coulon (Coulon, 1997), intègre socialisation et
apprentissage scolaires à partir du contournement du curriculum formel et de la maîtrise du
curriculum caché. Selon cet auteur, pour réussir à l'université, l'étudiant doit s'affilier, c'est-à-dire
découvrir et s'approprier les allants-de-soi et les routines dissimulées dans les pratiques de l'
enseignement supérieur. « Un étudiant devient compétent lorsqu'il entend ce qui n'est pas dit,
lorsqu'il voit ce qui n'est pas désigné, lorsqu'il a routinisé ce qui lui paraissait d'abord étrange. » Le
curriculum formel, dans cette optique, est insuffisant pour maîtriser la culture scolaire. Coulon
prend pour exemple les règles qu'il faut suivre (Coulon, 1993, pp. 193 et sq.). Selon lui, une règle
ne peut être comprise et appliquée par un individu que si ce dernier en use. La règle n' a pas de sens
en soi, elle n'a de sens que mise en pratique. Le fossé qui existe entre la règle et son application,
entre le formel et le réel, doit être comblé par la pratique, la familiarité. Les multiples utilisations
possibles d'une règle ne sont pas données à l'avance, mais révélées par l'usage qui en est fait.Il s'agit
donc d'envisager d'une tout autre façon la diffusion de la culture scolaire et, au delà, l'apprentissage
scolaire en genéral. Enfin, dans cette conception, les tensions sont inévitables. Tôt ou tard, la prise
de conscience de devoir contourner le curriculum formel (et au-delà, tout ce qui est formalisé dans
la situation scolaire), sous peine de ne pas pouvoir étudier, suscite de la critique plus ou moins
désabusée, des tensions, de la conflictualité latente. Plus encore, la généralisation du contournement
du curriculum formel, de la « ruse institutionnelle », entraîne généralement en retour un dur-
cissement des règles, voire l'accroissement de leur complexité, ce qui peut déboucher, comme c'est
le cas de l'université étudiée par Coulon, sur une véritable « atmosphère de guérilla ».
Limites de la problématique
Si l'on reprend la distinction entre les aspects formel et réel du curriculum, qui constituait un
progrès par rapport à l'analyse durkheimienne de la diffusion de la culture scolaire, laquelle ne les
distinguait pas, il est possible de s'interroger sur les limites de la problématique du métier. Le métier
n’est jamais critiqué par les élèves ou les étudiants. Leur critique ne porte pas sur le savoir scolaire,
mais uniquement sur les modalités de sa diffusion. Le métier d'éleve n’est, par analogie avec la
sociologie du travail, qu’une activité de « recupération » des objectifs de l'institution scolaire, par
d'autres moyens que ceux explicitement prescrits, grâce auxquels les élèves parviennent à retrouver
les atentes de l’institution et des enseignants. « S’affilier, c’est donc apprendre l’institution du
travail scolaire » (Coulon, 1993, p.219). Mais travailler, c’est aussi contester ce que l’institution
scolaire veut faire apprendre, et parfois réussir malgré elle1. Dans une « logique institutionnelle de
cheminement2 », le métier est toujours conçu comme une récupération des objectifs de l'institution,
et où le travail scolaire se réduit au travail explicitement et implicitement prescrit, aux obligations
de la certification scolaire. Par opposition, une « logique d'apprentissage » permet une véritable
appropriation des savoirs, et une réelle activité cognitive : le travail scolaire prend alors tout son
sens (voir partie III).
BARRÈRE, Anne; SEMBEL, Nicolas. Sociologie de L’éducation . Nathan Pédagogie, 66-72.
1 Sembel N., Le Travail et le métier, thèse, Bordeaux-II, 1997.
2 Bautier E., Rochex J.- Y., « Apprendre : des malentendus qui font la différence », pp. 105-122, in Terrail, 1997.
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