1991_06 - Université de Genève

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Paru dans la Revue française de sociologie, 1991
Compte-rendu de Isambert-Jamati, Viviane (1990)
Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus
d’enseignement et de leurs réformes,
Paris, Éditions universitaires, 1990.
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1991
Dans le cadre d’une nouvelle collection, “ Savoir et formation ”, ce livre reprend
fort heureusement un ensemble d’articles parus entre 1966 et 1990. Ces textes
deviennent ainsi accessibles à un plus large public d’étudiants, d’enseignants, de
décideurs, au moment où le débat sur les finalités et les contenus de l’enseignement
reprend de plus belle. Quant aux sociologues, ces textes ordonnés et regroupés, s’ils
ne les découvrent pas, leur offriront une vue d’ensemble bienvenue d’une partie de
l’œuvre de Viviane Isambert-Jamati, celle qui esquisse une sociologie du curriculum
avant la lettre et avant la mode. On mesurera aussi la continuité et l’absence de
dogmatisme d’une démarche de recherche caractérisée d’emblée par l’éclectisme des
méthodes, l’articulation constante des structures et des pratiques, la prise en compte
des rapports de force sociétaux sans nier l’autonomie relative des acteurs et des
organisations scolaires, l’alliance de l’histoire et de la sociologie.
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Le livre est organisé en deux parties, l’une traitant du curriculum formel, l’autre
du curriculum réel. Paradoxalement, le contenu même des textes met assez rapidement en évidence la fragilité d’opposition aussi schématiques et la complexité tant
du formel que du réel. Car le curriculum formel, où s’arrête-t-il ? Si l’on ne s’en tient
pas aux textes officiels, qu’on traque les représentations des finalités de l’école dans
les proclamations ministérielles, les débats et enquêtes parlementaires, les propos des
réformateurs, les discours rituels de cérémonies telles que la remise des prix dans les
lycées, on s’aperçoit que la société ne cesse de parler des buts et des contenus de
l’éducation, d’affirmer ou de dénier l’importance de tels savoirs ou de telles valeurs
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dans l’éducation de tout ou partie des générations nouvelles. Les programmes ne
sont que la cristallisation provisoire et partielle des représentations dominantes à un
moment donné, alors même qu’une partie du corps enseignant et des forces sociales
mènent des combats d’arrière-garde pour restaurer les finalités anciennes et que les
partisans de la modernité se situent déjà au delà des textes et en infléchissent
l’interprétation.
L’approche historique de Viviane Isambert-Jamati montre mieux que toute
formulation abstraite que la partie la plus officielle du curriculum formel émerge
d’un affrontement permanent de représentations enracinées dans les pratiques des
professionnels et les stratégies des groupes sociaux et des corps enseignants, à partir
d’un état donné des savoirs et de l’organisation scolaires.
Le premier article, “ La rigidité d’une institution : structure scolaire et système de
valeurs ” cherche à expliquer la permanence des lycées par delà les transformations
majeures du système éducatif depuis le 19e siècle. On voit les efforts d’une
administration et d’un corps enseignant préexistant à l’unification du système lutter
pour préserver une identité en dépit de l’instauration d’un enseignement primaire
unique (suppression des petites classes des lycées) et de l’accroissement
spectaculaire des taux de scolarisation dans le secondaire long. Ces luttes structurelles sont indissociables d’une défense de la culture élitaire. À travers l’étude des
variations des discours de distribution des prix durant un siècle, Viviane
Isambert-Jamati montre cependant que les conceptions dominantes de cette culture
évoluent, parfois de façon paradoxale. Alors qu’avant la guerre l’idéologie fait la
part belle aux langues vivantes, aux sciences et aux disciplines instrumentales
(former l’esprit plutôt que transmettre des savoirs), on assiste entre 1944 et 1964 à
un retour en force des valeurs humanistes et esthétisantes (raffiner les sentiments et
les goûts), des disciplines littéraires et philosophiques, de la connaissance gratuite,
du rejet de l’utilitarisme et de l’économisme. On voit que le curriculum formel n’est
jamais la simple traduction des besoins de la société ou de l’état objectif des savoirs,
mais que l’identité d’une catégorie d’établissements et d’un corps enseignant lui
donne sa figure propre.
L’article suivant, “ Une réforme des lycées et collèges. Essai d’analyse sociologique de la réforme de 1902 ”, part d’un matériau privilégié, parce qu’il donne à
voir les conceptions de multiples acteurs sociaux déterminant pour l’avenir de
l’enseignement secondaire : les agents du système, à commencer par les enseignants,
mais aussi les experts, les hommes politiques, les usagers, notamment les chambres
économiques. La réforme aboutit en 1902, mais elle est préparée par une vaste enquête parlementaire conduite en 1899, qui recueille 200 dépositions orales et autant
de prises de position écrites. L’enjeu est de taille : il s’agit d’adapter l’enseignement
secondaire à l’évolution de la structure sociale. Ce n’est pas la première réforme
d’importance, mais les précédentes n’ont pas sensiblement étendu le public des
lycées, le taux de scolarisation est inférieur à 5 % des classes d’âge concernées.
C’est en partie le fait de la coexistence entre les sections latin-grec qui recrutent
l’élite traditionnelle et un enseignement moderne dispensé parallèlement, mais de
statut inférieur. Apparaît alors la nécessité de diversifier les filières du secondaire
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long, pour répondre à d’autres besoins. De la réforme sortira un éventail de quatre
sections, faisant droit à quatre orientations principales. Les orientations vers les
sciences et vers les langues modernes s’ajoutent désormais aux orientations
traditionnelles classique et latine.
Alors que la sociologie de l’éducation de l’époque insiste sur les mécanismes de
reproduction des classes sociales ou sur l’analyse des flux, Viviane Isambert-Jamati
met déjà en évidence très clairement que la sélection opère non seulement sur les
individus, mais sur les contenus et que les hiérarchies d’excellence scolaire entre les
élèves à l’intérieur des filières se doublent de hiérarchies entre filières secondaires.
Dans “ La formation pédagogique des professeurs à la fin du dix-neuvième
siècle ”, l’auteur, toujours sur le mode historique et en utilisant les mêmes données,
aborde un problème souvent négligé par la sociologie de l’éducation : l’étude du
curriculum de formation des maîtres, dans ses rapports à la fois avec les structures et
les contenus de l’enseignement primaire ou secondaire, et avec l’état de l’art
d’enseigner et des sciences de l’éducation. Déjà s’opposent des thèses qu’on
retrouvera dans les années 80 : les uns prétendent que la maîtrise des savoirs suffit à
garantir leur transmission, d’autres plaident pour une véritable formation
pédagogique fondée sur les sciences humaines. En filigrane s’esquisse la question du
statut des savoirs scolaires par opposition aux savoirs savants et de la maîtrise de la
transposition didactique.
Dans “ L’enseignement de la langue écrite dans les lycées du Second Empire et
des premières années de la République ”, on s’intéresse à une discipline particulière
pour découvrir que l’apprentissage de la production de textes écrits n’est pas du tout,
comme on pourrait le croire, l’un des piliers de l’enseignement secondaire. Du moins
pour ce qui concerne la langue maternelle. Dans un premier temps, l’art d’écrire en
français est un savoir-faire utilitaire, une concession aux besoins de certaines
professions. La littérature reste l’apanage du latin et l’enseignement du français écrit
se calque étroitement, au début, sur la grammaire et la rhétorique des latinistes. La
composition et la dissertation ne deviendront que progressivement des disciplines
nobles, en même temps que s’améliorera le statut de l’enseignement du français à
l’école secondaire.
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La seconde partie du livre est consacrée au curriculum réel. Le premier texte,
“ Permanence ou variations des objectifs poursuivis par les lycées depuis cent ans ”
présente une première analyse des matériaux qui seront repris dans “ Crise de la
société, crise de l’enseignement ” en 1970. Sans en dire davantage sur le fond, je
retiendrai ici une question théorique qui reste ouverte : entre le curriculum formel
(textes officiels et discours autorisés) et le curriculum réel (contenu effectif du travail scolaire et des cours), ne faut-il pas envisager des étapes et des états
intermédiaires dans la transposition didactique ? En effet, les discours de distribution
de prix sont souvent prononcés par des professeurs, qui livrent ainsi leurs
représentations du curriculum formel. Certes, ils ne sont pas alors en situation
d’enseignement et tiennent un discours généralisant et idéalisant qui ne dit pas grand
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chose sur leur pratique personnelle. Mais en même temps, sauf à considérer
n’importe quel propos sur l’éducation comme partie du curriculum formel, ce ne sont
pas des porte-parole autorisés du système scolaire dans son ensemble. Quel est donc
le statut des représentations des enseignants et de leurs discours ? Comment conceptualiser ce mode essentiel d’existence du curriculum, entre les textes et les pratiques,
où se laisse voir la marge considérable d’interprétation laissée aux enseignants ou
aux établissements, en particulier dans l’enseignement secondaire ?
Dans le chapitre suivant, on se trouve tout à fait clairement du côté du curriculum
réel, à cela près que les activités conduites en classe sont reconstituées par entretiens
à défaut d’observations directes. “ Les activités d’éveil et leur variation selon
l’appartenance sociale des élèves ” offre une synthèse de la recherche publiée dans
“ Culture technique et critique sociale à l’école élémentaire ” (1984). On saisit là
l’une des approches les plus fécondes du curriculum réel : la façon dont les mêmes
textes sont interprétés et adaptés en fonction du public, et en particulier de sa
composition sociale. En étudiant des publics contrastés, Viviane Isambert-Jamati
montre que, paradoxalement, c’est dans les écoles à prédominance bourgeoise qu’on
parle du monde du travail, que les activités d’éveil sensibilisent au fonctionnement
d’objets techniques ou à des activités économiques contemporaines, alors que dans
les écoles à prédominance ouvrière, les activités d’éveil sont plus proches du
divertissement, de la formation du goût à travers la production d’objets décoratifs, de
l’ouverture sur l’environnement. Tout se passe comme si l’on donnait aux enfants
des classes favorisées un éclairage qui leur fera défaut dans leur carrière ultérieure,
puisqu’ils occuperont des positions de pouvoir, alors qu’on se garde de confronter
les enfants des classes populaires à des réalités qu’ils connaîtront bien assez tôt.
“ Les choix éducatifs dans les zones prioritaires ” a paru ici même en 1990, j’y
renvoie donc le lecteur.
Le dernier article de l’ouvrage “ Types de pédagogie du français et différenciation
sociale des résultats ” reprend sous un autre angle le thème des variations du
curriculum réel en étudiant les conceptions et les modes de faire de professeurs de
français au deuxième cycle long. Là se construit plus clairement le rapport entre
curriculum réel, pratiques pédagogiques et idéologie des enseignants. À partir
d’entretiens, Viviane Isambert-Jamati identifie quatre types de pédagogies et
d’enseignants, selon trois axes principaux : 1. le degré de reconnaissance et de prise
en compte de la composition sociale de la classe ; 2. les orientations socio-éducatives globales (rapport entre formation et ordre social notamment) ; 3. les
conceptions de la culture et des savoirs à mettre en œuvre dans une pédagogie du
français. Entre ces trois dimensions, les solidarités sont fortes. Ainsi les enseignants
du premier type, qui privilégient la langue comme outil de communication et de documentation, entendent-ils faire abstraction de l’origine sociale et former des élèves
maîtrisant des savoir-faire techniques plutôt que détenteurs d’une culture et définis
par un destin social.
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On le voit, chacun de ces articles peut se lire indépendamment et introduit à une
réflexion sur les rapports entre structures, contenus et pratiques pédagogiques, et
plus globalement sur le fonctionnement et les transformations du système éducatif.
Inscrire tous ces textes dans une perspective de sociologie du curriculum est à la fois
trompeur et pertinent. Trompeur parce qu’ils n’ont pas tous été écrits dans cette
optique ; c’est ce qui fait leur richesse. Dans chacun, Viviane Isambert-Jamati tente
de rendre compte d’une réforme ou d’une composante particulières du système
éducatif, sans se limiter aux questions de contenu. Cette ouverture lui permet de
donner chaque fois une image globale des enjeux et des rapports de force, se plaçant
ainsi d’une sociologie du curriculum qui n’est pas seulement une sociologie des
connaissances et de la culture scolaire : les questions de curriculum, surtout dans
l’enseignement secondaire, ne sont jamais séparables des débats sur les structures et
la sélection.
Ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage, au-delà de la sociologie des savoirs
scolaires, que de donner à voir un itinéraire de recherche et de construction théorique
très original, qui ne s’enferme jamais dans un paradigme unique ou une “ grande
théorie ”, ce qui autorise à rendre intelligible une réalité complexe. Dans tous les
textes, on retrouve le poids des rapports sociaux et de la structure de classe d’une
société, mais aussi l’autonomie relative du système scolaire et des établissements ;
on met en évidence les permanences, mais aussi les évolutions ; les invariants, mais
aussi la diversité des interprétations et des pratiques. Contre la tentation
simplificatrice qui renaît régulièrement en sociologie de l’éducation, le livre de
Viviane Isambert-Jamati plaide pour une théorisation plus modeste, plus
respectueuse de la complexité et des ambiguïtés du réel.
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