conditions de déroulement d’environ deux tiers des spectacles qui ont lieu, notamment dans le cadre
des festivals, dans des aires bornées devant un public sédentaire. Il s’agit alors d’une assemblée
expressément convoquée pour la représentation, consciente de sa fonction collective bien que chacun
de ses membres se soucie de la place qui lui est accessible pour tout voir et bien voir. Il faut à ce
propos relever le retour dans les arts de la rue de la notion de jauge qu’on croyait réservée aux
remplisseurs de salles. Le guide déjà cité est explicite là-dessus : « Finalement la détermination de la
jauge est une démarche centrale du projet et s’articule autour de trois axes que sont l’adéquation avec
la proposition artistique, l’adéquation avec le lieu, et le respect des règles de sécurité. »21 La
spontanéité dût-elle en souffrir, il préconise à cet effet le recours à des moyens de contrôler l’affluence
(une signalétique, des parkings, des barrières, un éclairage, des points d’eau, des toilettes, des rampes
pour les fauteuils roulants, voire des médiateurs), y compris l’instauration d’une billetterie gratuite,
laquelle devient payante dans certains festivals22. Il a maintes fois été signalé que la gratuité avait une
visée symbolique excédant sa portée économique. Elle signifie le libre accès en même temps que
l’affranchissement des conventions, comme si le tarif exonéré appelait l’acte gratuit. On comprend dès
lors ce qu’il en coûte d’y renoncer. La quête, travail « au chapeau » ou labeur « à la manche », ne
déroge pas au principe, mais elle est réprouvée par l’Inspection du travail et des affaires sociales sous
couvert de chasse à la fraude. Sous peine de verser dans le bénévolat ou de courir après le mécénat, il
faut donc que le spectacle ait été payé par la collectivité, laquelle ne souhaite en guise de bénéfice
qu’une meilleure concorde entre ses membres.
Il reste donc à démontrer que la perception du spectateur urbain affecte et informe son intellection
au point de modifier son comportement politique. Le citadin est loin d’être un quidam tiré de son
hébétude par l’irruption des œuvres ou l’intervention des artistes qui lui enjoindraient de se
transformer en super-citoyen. La ville abritant son quotidien, il l’habite aussi à un étage imaginaire,
qu’il en partage certains secrets depuis l’enfance, qu’il s’approprie un recoin dans son dédale, qu’il y
subisse les rigueurs de l’exil ou de l’exclusion. Du reste la pièce peut lui paraître une distraction
passagère, comme la navigation urbaine en ménage souvent : manifestation syndicale, parade
commerciale, chantier de construction, dispute de voisinage, incident insolite, accident de la
circulation. La fiction affronte partout alentour la rude concurrence de la réalité. C’est pourquoi il peut
se laisser détourner par d’autres scènes suscitant son intérêt, autant de spectacles autour du spectacle
qui le distraient des subtilités du théâtre dans le théâtre.
De la dissipation en milieu urbain
Au Musée de Rome, on peut voir un tableau daté de 1656, immortalisant le carrousel allégorique
donné cette année-là par les Barberini au pied de leur palais, en l’honneur de Christine de Suède23.
Deux artistes se sont partagé la tâche de dépeindre le spectacle, le premier s’attachant à l’architecture,
à la ronde des chars et aux personnages en costumes, le second s’attardant sur les attitudes et les
visages des multiples spectateurs. Ces derniers composent un panorama captivant pour le regard de
leurs semblables, malgré la magnificence de la cavalerie caparaçonnée, enrubannée et emplumée, la
splendeur des chars ornés et dorés de toutes parts, la beauté des dragons ondulant entre des vases de
feu et la présence de musiciens chamarrés. Toute la hiérarchie sociale, incluant les nobles et les prélats
(y compris ceux qui justifient du double état), s’étage selon le rang et l’habit sur des galeries et des
gradins tout autour de la cour, sans égard pour les retardataires que des gardes repoussent ni pour les
imprudents qui s’accrochent tant bien que mal aux fenêtres. Les uns pensent et les autres parlent,
certains s’effrayent et plusieurs s’émeuvent, mais il en est aussi beaucoup qui lisent le programme,
commandent à boire ou à manger, montrent un détail à leur voisin, enfin s’absorbent dans
l’observation mutuelle.
Deux siècles plus tard, le spectacle a beau s’être enfermé dans la conque du théâtre, le jeu des
regards persiste à chercher des tangentes à la scène, comme dans cette toile de Mary Stevenson
Cassatt, au musée de Boston, où un homme au second plan scrute de son balcon une femme qui, dans
sa propre loge, braque ses jumelles vers un sujet situé hors du cadre24. De nos jours certains metteurs
en scène enrôlent cette curiosité au service de la dramaturgie. Au Théâtre national de l’Odéon, Éric
Louis et ses complices surprirent ainsi les spectateurs d’un Tartuffe et les promeneurs du Luxembourg,