Extraits de la Leçon sur les Indiens de Francisco de Vitoria (1539) Deuxième partie Premier titre L’empereur n’est pas le maître du monde 112. L’empereur n’est pas le maître du monde entier. En effet, il ne peut y avoir de pouvoir qu’en vertu du droit naturel, du droit divin ou du droit humain. Or, on va le montrer, l’empereur n’est pas maître du monde en vertu d’aucun de ces droits. L’empereur n’est pas le maître du monde en vertu du droit naturel § 113. En effet, comme le dit justement saint Thomas dans la Somme de Théologie (I, q. 92, a. 1, ad 2 ; q. 26, a. 4), en vertu du droit naturel, les hommes sont libres, sauf dans le cas du pouvoir du père et du mari, car, en vertu du droit naturel, le père a un pouvoir sur ses enfants et le mari sur sa femme. Par conséquent, personne n’a l'empire du monde en vertu du droit naturel. § 114. De plus, comme le dit saint Thomas (II-II, q. 10, a. 10), 1e pouvoir et l’autorité ont été introduits par le droit humain. Ils ne sont donc pas de droit naturel. Par conséquent, il n’y aurait pas plus de raison pour que ce pouvoir appartienne aux Allemands plutôt qu’aux Français. L'empereur n’est pas le maître du monde en vertu du droit divin § 116. L’Écriture, en effet, ne dit pas qu’il y ait eu, avant la venue du Christ, notre Rédempteur, des empereurs maîtres du monde en vertu du droit divin. § 125. Cette conclusion peut d’ailleurs se confirmer clairement. Si, en effet, l’empereur était le maître du monde en vertu du droit divin, comment se fait-il que l’Empire a été divisé d’abord en Empire d’Orient et Empire d’Occident entre les fils de Constantin le Grand, puis par le pape Étienne qui a remis l’Empire d’Occident aux Germains, comme le dit le chapitre cité Per Venerabilem ? § 127. En-outre, le patrimoine de l’Église, comme le disent les juristes eux-mêmes, y compris Bartole, n’est pas soumis à l’empereur. Si tout était soumis à l’empereur en vertu du droit. Deuxième titre Le pouvoir universel du Pape § 137. [...] Si l’on parle proprement de la souveraineté et du pouvoir civils, le pape n’est pas le maître civil ou temporel du monde entier. Or le Christ n'a pas eu de pouvoir temporel : nous avons vu plus haut que c'était plus vraisemblable et c'est aussi la pensée de saint Thomas. Le pape, qui est son vicaire, en a encore beaucoup moins. Nos adversaires attribuent au souverain pontife une chose qu'il ne s'est jamais reconnue lui-même. Bien plus, le pape affirme le contraire en de nombreux textes, comme je l'ai dit dans la Leçon sur le pouvoir de l’Église. § 139. Quant à l’opinion contraire, elle semble s’opposer au commandement du Seigneur qui dit : « Vous savez que les chefs des nations leur commandent en maîtres... Il n’en sera pas ainsi parmi vous.» (Mt 20, 2526; Lc 22, 25-26.) Elle s’oppose aussi à celui de l’apôtre qui écrit : « Ne faites pas les seigneurs à l’égard de ceux qui vous sont échus en partage. § 152. [. . .] le pape n’a de pouvoir temporel qu’en vue du spirituel. Or il n’ a pas de pouvoir spirituel sur les infidèles, comme on peut le déduire de saint Paul (1 Co 5, 12). Il n’a donc pas non plus de pouvoir temporel sur eux. § 156. Bien plus, les Sarrasins vivant parmi les chrétiens n’ont jamais été dépouillés de leurs biens et n’ ont jamais subi de préjudice pour ce motif. Car, si celui-ci est suffisant pour leur faire la guerre, cela revient à dire qu’on peut les spolier pour raison d’infidé1ité. Il est, en effet, certain qu’aucun infidèle ne reconnaît 1e pouvoir du pape. Or aucun docteur, pas même parmi nos adversaires, n’admet qu’on puisse spolier les infidèles pour le seul motif d'infidélité. Par conséquent, lorsque ces docteurs disent qu’on ne peut faire la guerre aux infidèles s’ils reconnaissent le pouvoir du souverain pontife, mais qu’on le peut s’ils ne le reconnaissent pas, cela n’a aucun sens, car aucun infidèle ne reconnaît ce pouvoir. § 157. Il en résulte avec évidence qu’on ne peut opposer ce titre aux barbares : les chrétiens n’ont pas de juste raison de leur faire la guerre, sous prétexte que 1e pape, en tant que maître absolu, leur a donné ces territoires ou que les barbares ne reconnaissent pas le pouvoir du pape. Troisième titre Le droit de découverte. § 159. En vertu du droit des gens et du droit naturel, les choses abandonnées deviennent la propriété de celui qui s’en emparé. Or, les. Espagnols furent les premiers à découvrir et à occuper ces territoires. Il s’ensuit donc qu’en droit, ils leur appartiennent, tout comme s’ils avaient découvert un désert jusque-là inhabité. § 161. Cependant, [...] les barbares avaient un pouvoir véritable tant public que privé. Sans doute, en vertu du droit des gens, ce qui n’appartient à personne devient la propriété de celui qui s’en empare. Mais ces biens n'étaient pas sans propriétaires. Il est vrai que, joint à un autre, il pourrait avoir une certaine valeur. Cependant, en lui-même, il ne justifie nullement la possession de ces territoires, pas plus que si les barbares nous avaient découverts. Troisième partie Titres légitimes de la domination des Espagnols sur les Indiens Premier titre. Le droit de société et de communication entre les peuples. Le premier titre pourrait être appelé celui de la sociabilité et de la communication naturelle. Sur ce point voici ma première proposition. Les Espagnols ont le droit de circuler dans ces provinces et d’y demeurer, en ne causant pas de dommages aux Indiens, et ceux-ci ne peuvent les en empêcher. On peut le démontrer premièrement par 1e droit des gens, qui est ou de droit naturel ou découle naturellement de celui-ci. Il est dit cela dans les Institutions, « De iure naturali et gentium ». On appelle droit des gens ce que la raison naturelle a établi entre tous les peuples. Dans toutes les nations, en effet, on tient pour inhumain, s’i1 n’y a pas de raison spéciale à cela, de ne pas recevoir les hôtes ou de recevoir mal les pèlerins, et l’on considère au contraire comme humain de bien traiter les pèlerins, à moins que les pèlerins ne sèment le mal quand ils arrivent en terre étrangère. Deuxième titre. Enseignement de la vérité et prédication de l’Évangile Il pourrait y avoir un autre titre, celui de la propagation de la foi chrétienne. Voici en sa faveur la première conclusion : les chrétiens ont le droit de prêcher et d’annoncer l’Évangile dans les provinces des Indiens. Troisième titre. Protection des convertis et amitié spirituelle . Si les Indiens, qu'il s'agisse des chefs ou du peuple, empêchent les chrétiens d’énoncer librement l'Évangile, les Espagnols, après s'être expliques afin d'éviter le scandale, peuvent prêcher contre leur volonté et travailler à la conversion du peuple. Et, si cela est nécessaire pour y parvenir, il est licite qu'ils acceptent ou imposent la guerre, jusqu'à ce qu'on leur donne la possibilité de prêcher librement l'Évangile du Christ. Il en va de même si, tout en permettant la prédication, les Indiens empêchent la conversion en tuant ou en maltraitant les convertis au Christ. Quatrième titre. Pouvoir indirect du Pape sur les convertis Un autre titre pourrait être celui-ci : si une grande partie des Indiens s’étaient convertis au Christ, par des moyens justes ou injustes ― c’est-àdire en employant la terreur ou les menaces, et en ne respectant aucun droit ―, s’i1s sont vraiment chrétiens, le pape pourrait, pour une cause raisonnable, ou à leur demande, leur donner des princes chrétiens et déposer les infidèles. Cinquième titre. Le droit d’intervention pour raison d'humanité. Un autre titre pourrait être invoqué à cause de la tyrannie des chefs indiens eux-mêmes ou des lois iniques et inhumaines, qui permettent, par exemple, de sacrifier des hommes innocents ou de les tuer pour les manger, etc. J'affirme que, même sans l'autorisation du pape, les Espagnols peuvent éloigner les Indiens de toute coutume néfaste, car ils peuvent défendre 1’innocent d’une mort injuste. Sixième titre. Vérité et libre-choix volontaire Un sixième titre pourrait être invoqué. Il se fonderait sur le choix véritable et libre. Supposons que les Indiens, aussi bien les chefs que leurs sujets, reconnaissant le prudent gouvernement et l’humanité des Espagnols, veuillent accepter désormais le roi d’Espagne comme prince. Cela serait possible et ce serait un titre légitime, voire de droit naturel. Tout État, en effet, peut se donner un chef. Le consentement de tous ne serait pas nécessaire, celui de la majorité suffirait. Septième titre. Défense des alliés et des amis : amitié naturelle. Un autre titre pourrait être celui des obligations envers les alliés et les amis. Une grande partie des Indiens eux-mêmes font des guerres, parfois légitimes, contre d’autres Indiens. Dans ces cas, la partie qui a subi l’injustice est celle qui a le droit de faire la guerre et elle peut demander l’aide des Espagnols et partager avec eux les fruits de la Victoire. Huitième titre. Inaptitude des naturels à gouverner. On pourrait donc dire que, pour leur bien, les princes chrétiens pourraient se charger de leur administration, instituer dans les villes des préfets et des gouverneurs et même leur donner d'autres chefs ou seigneurs.