Troubles de conduite alimentaire chez les adolescents Par Dominique Meilleur PH. D. L A SECTION Médecine de l’adolescence de l’hôpital SainteJustine reçoit depuis plus de 25 ans une clientèle adolescente présentant divers problèmes de santé. L’équipe des intervenants travaillant à la section des adolescents est composée de plusieurs professionnels appartenant à des disciplines variées : médecins pédiatres, psychologues, infirmières, travailleuse sociale. À la clinique externe, des services d’évaluation, de consultation et de suivi sont offerts par tous les intervenants. Les professionnels paramédicaux ne répondent qu’aux demandes de consultation qui émanent des médecins œuvrant à la clinique. Les adolescentes qui présentent un trouble de la conduite alimentaire de type anorexie mentale (de type restrictive ou boulimique) constituent une partie importante de la clientèle régulière accueillie à la section. La clinique externe reçoit en moyenne 120 nouveaux cas par année d’adolescentes présentant un trouble de la conduite alimentaire, alors que l’unité d’hospitalisation pédiatrique adolescente soigne en moyenne 50 adolescentes pour la même période. Quelques chiffres La majorité des auteurs et des chercheurs s’entendent depuis quelques années déjà pour affirmer que l’étiologie de l’anorexie mentale et de la boulimie est multifactorielle (Garner et Garfinkel, 1985 ; Yates, 1989). Une recherche effectuée par Keyes et al. (1950) a permis de démontrer qu’une perte de poids excessive chez l’être humain pouvait occasionner certaines transformations physiques et psychologiques similaires à celles observées chez les patientes anorexiques. L’incidence de l’anorexie mentale chez les adolescentes est de 0,5 % à 2 % selon les études (Alvin, 2001 ; DSM-IV, 1994 ; Hobbs et Johnson, 1996 ; Lucas, 1993). La proportion de filles qui souffrent d’anorexie est de neuf pour un garçon (Grant et Fodor, 1986 ; Jeammet, 1993). L’implantation d’un programme Il y a cinq ans, à l’unité de pédiatrie, l’équipe d’intervenants de la section des adolescents s’est dotée d’un programme d’intervention 22 PSYCHOLOGIE QUÉBEC • JANVIER 2002 pour les adolescentes hospitalisées pour un trouble de la conduite alimentaire. La pierre angulaire de ce programme est le travail interdisciplinaire où sont privilégiés les intérêts et le bien-être de la patiente pour élaborer une stratégie d’intervention thérapeutique adaptée aux besoins spécifiques de chacune. Le programme de soins proposé à la clientèle ayant des problèmes alimentaires intègre les volets physiques, psychologiques, cognitifs, comportementaux et familiaux associés aux désordres. Les services offerts par les différents intervenants comportent des services de consultation, d’évaluation, de suivi et de soins (traitement). Le programme s’appuie sur les modèles cognitif-comportemental et psychodynamique. Le symptôme alimentaire est travaillé en partie par des interventions de type cognitif et comportemental qui s’intéressent plus particulièrement aux aspects pondéraux, aux habitudes alimentaires, aux manies et rituels liés à l’alimentation, à la vie sociale et à la relaxation. Parallèlement, une évaluation individuelle et un suivi d’orientation psychodynamique sont offerts pour chaque patiente dans le but d’identifier les difficultés sous-jacentes au symptôme alimentaire. La dynamique familiale est aussi explorée en regard de la symptomatologie de l’adolescente et des interrelations entre les membres. Le travail en équipe interdisciplinaire Le travail en équipe interdisciplinaire comporte de nombreux avantages en autant que l’on se conforme à un minimum de pré-requis. La tâche n’est pas toujours simple puisque les acteurs au sein de l’équipe n’ont pas nécessairement choisi de travailler ensemble. C’est pourquoi la mise en place d’une philosophie de soins et de services cliniques est importante. La réussite du travail interdisciplinaire, dans l’intérêt du patient, de sa famille et de l’équipe, repose sur certains prérequis importants : confiance entre les intervenants, respect du travail de chacun, souplesse, discussion en équipe pour prendre des décisions qui doivent être soutenues par l’ensemble du groupe ou des décisions concertées, négociation des désaccords, acceptation de l’alternance du tiers significatif auprès d’un ou de plusieurs patients. De nombreux avantages intéressants sont liés au travail en équipe interdisciplinaire, notamment le partage de données cliniques différentes et complémentaires, la possibilité de planifier le moment et le type d’intervention proposé à la patiente et à sa famille, l’évitement de clivages entre les intervenants et le partage de la responsabilité clinique d’une patiente et de sa famille. DOSSIER Aspects liés à la psychothérapie Le principe de prise en charge préconisé pour cette clientèle est celui de la thérapie bi-focale (terme emprunté à Jeammet) où l’un des intervenants — habituellement le médecin — s’occupe principalement de la réalité extérieure (du symptôme et de ses conséquences physiques) et où l’autre intervenant — généralement le psychologue — travaille sur la réalité intérieure avec l’adolescente. Il est important pour le psychologue de s’assurer que la réalité extérieure est soignée par une personne qui détient de l’autorité en la matière afin de favoriser un travail qui soit le plus dégagé possible des enjeux mortifères liés au symptôme. L’intervention psychothérapeutique auprès de la clientèle adolescente aux prises avec un problème alimentaire comporte des défis intéressants et importants. Le moment où l’intervention psychologique est proposée à la patiente peut jouer un rôle décisif sur l’accueil que cette dernière lui réservera. Certains moments sont plus propices pour l’introduction de la psychothérapie. Pendant l’étape active de restriction alimentaire où la négation est souvent massive et les gains secondaires liés à la perte de poids sont nombreux et à l’avant-plan, l’intervention psychologique est souvent mal perçue et mal accueilli par l’adolescente. Durant cette période, les conséquences physiques sont plus tangibles et la confrontation avec la réalité physique s’avère souvent plus efficace auprès de l’adolescente ainsi qu’auprès des parents dont les inquiétudes sont fréquemment focalisées autour de la santé physique. L’étape suivante, alors que l’adolescente reconnaît la présence d’un dysfonctionnement alimentaire, constitue un meilleur moment, à notre avis, pour proposer ou introduire une aide individuelle psychologique. À cette phase, l’adolescente se montre bien souvent plus en contact avec sa souffrance intérieure, la conduite anorexique étant encore présente mais souvent moins active ou moins efficace. Son poids peut être plus stable, et habituellement l’adolescente prend conscience progressivement qu’il n’est pas nécessairement aisé de se départir des habitudes alimentaires qu’elle a ardemment développées. Au fil du temps et souvent aidée par un travail d’introspection individuelle, de soutien parental et de rencontres familiales à visée thérapeutique, l’adolescente reprend du poids graduellement, tout en identifiant et en solutionnant les difficultés personnelles associées à sa conduite alimentaire. La tâche de l’adolescente est souvent intense et ardue à ce moment, puisque les défis qui se présentent à elle se situent sur deux plans : physique et intra-psychique. Il arrive que certaines adolescentes, connues ou non, demandent à consulter le psychologue plus tard dans l’évolution de leur anorexie, alors que le symptôme alimentaire a disparu (ou presque). Les demandes de ces adolescentes sont bien souvent reliées à l’entrée dans la vie adulte avec les défis posés par le choix d’une orientation professionnelle, d’un partenaire, l’intégration de sa période anorexique et de ses conséquences dans son parcours de vie. Les étapes ainsi décrites sont schématiques et peuvent être de durées variables. Selon les des problèmes sous-jacents au trouble alimentaire, la durée et l’intensité des symptômes varieront. Les défis cliniques posés par la clientèle adolescente présentant un trouble de la conduite alimentaire sont grands et constants. La symptomatologie particulière suscite des réactions contre-transférentielles (individuelle ou de groupe) diverses et parfois massives qu’il est nécessaire d’identifier et de travailler. Aussi, l’adolescente qui consulte le fait rarement seule : elle est habituellement accompagnée de ses parents, qui verbalisent leur impuissance et souffrent de la voir ainsi. Eux aussi ont besoin d’aide. Les interventions proposées doivent tenir compte de cette réalité. Comme dans plusieurs secteurs de la santé au Québec, les ressources offrant des services pour cette clientèle sont restreintes. Une collaboration plus étroite entre les divers milieux accueillant cette clientèle serait souhaitable pour articuler et maximiser les services offerts. Dominique Meilleur, Ph. D., est psychologue à la section Médecine de l’adolescence de l’Hôpital Sainte-Justine à Montréal. Bibliographie Alvin, P. (2001). Anorexies et boulimies à l’adolescence. Rueil-Malmaison, Doin. American Psychiatric Association. (1994). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th ed., Washington. Garner, D. M. et Garfinkel, P. E. (1985). Handbook of Psychotherapy of Anorexia Nervosa and Bulimia. New York, Guilford Press. Grant, C. L. et Fodor, I. G. (1986). « Adolescent attitudes toward body image and anorexic behavior. » Adolescence, 21 (82), p. 269-281. Hobbs, W. L. et Johnson, C. A. (1996). « Anorexia nervosa: an overview. » American Family Physician, 54 (4), p. 1273-1279. Jeammet, P. (1993). « Anorexie mentale et boulimie de l’adolescence. Diagnostic et traitement. » Revue du praticien, 43 (17), p. 2289-2293. Keyes, A., Brozek, J., Henschel, A., Mickelsen, O. et Taylor, H. L. (1950). The biology of human starvation, Minneapolis, University of Minnesota Press. Lucas, A (1993). « Has the incidence of anorexia has increased since the 1930s? » Neuropsychiatrie de l’enfance, 41 (5-6), p. 260-263. Yates, A. (1989). « Current perspectives on eating disorders : 1. History, psychological and biological aspects. » Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, 28, p. 813-828. 23 PSYCHOLOGIE QUÉBEC • JANVIER 2002