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ou bien on peut interroger, non pas en vue de la réponse, mais pour épuiser par sa question le
contenu apparent et laisser ainsi un vide. La première méthode suppose naturellement qu’il y
a une plénitude, et la seconde qu’il y a un vide ; la première est la méthode spéculative, la
seconde la méthode ironique. »1. L’ironie socratique demeure infiniment négative ; elle ne
comporte ni synthèse ni progrès. Elle se contente de nier en interdisant ainsi toute
progression dialectique. En d’autres termes, elle ne donne naissance à aucune positivité.
Socrate se contente en effet de s’interroger sur l’essence et ne fait qu’indiquer le sens de
l’idéal, contrairement à ses contemporains qui transforment l’idéal en objet de savoir.
La philosophie platonicienne est celle qui inaugure l’incompréhension de la pensée
de Socrate : Platon s’est leurré en croyant que la négativité de l’ironie fonde en réalité une
positivité : celle du concept. Or, en réalité, le discours socratique ne fait que suggérer l’idée,
mais ne renvoie jamais à la pleine présence de cette dernière. Il aboutit toujours à une idée
vide de tout contenu. Cette erreur, Hegel la reproduit : il fait de la négativité de l’ironie
socratique un moment de la dialectique, entièrement absorbé par la positivité qui lui succède.
L’opposition Hegel-Kierkegaard2 repose ici sur l’interprétation de la méthode socratique et
se justifie par les présupposés de leurs philosophies respectives. Hegel fait de l’ironie le
premier moment de la dialectique. La méthode socratique repose, selon lui, sur une double
détermination. L’une, positive qui correspond au moment maïeutique : là, elle fait naître
l’universel à partir du cas particulier et met ainsi au jour l’idée qui est en soi dans chaque
esprit. L’autre, négative, détruit les opinions, les certitudes, et jette le trouble dans les
consciences. Tandis que Kierkegaard ne retient que ce moment négatif, Hegel fait de
Socrate, un personnage bifrons balançant perpétuellement entre positivité et négativité. Le
négatif pour lui n’étant jamais une fin en soi ; si l’ironie détruit les certitudes, ce n’est que
dans le but d’orienter l’individu vers le bien véritable, vers l’universel. Et en ce sens, elle
n’est utilisée qu’« au profit de l’idée de justice et de vérité contre l'imagination de la
conscience inculte ou sophiste. »3. La figure de Socrate se trouve ainsi inscrite par Hegel, au
cœur de la pensée systématique : la négativité de l’ironie n’est plus qu’un moment
dialectique, entièrement absorbé par la positivité qui lui succède, et c’est pourquoi,
1OC II ; Concept d’ironie, p.35
2 Sarah Kofman a mis en lumière la différence essentielle existant entre la conception hégélienne de la
maïeutique, et celle de Kierkegaard : « Après de longs travaux de sape, Socrate, observateur ironique, jouissait
de la surprise de l’interlocuteur de voir ainsi tout s’écrouler, sans que rien ne soit offert par ce maître à la place.
(…) Tel était l’art socratique de la maïeutique à qui Kierkegaard, contrairement à Hegel, ne donne donc aucune
orientation positive (…), en accoucheur incomparable, Socrate hâte seulement la délivrance spirituelle de
l’individu, coupe le cordon ombilical qui le rattache à la substantialité, sans engager aucunement sa
responsabilité sur l’avenir de l’accouché. » S. Kofman, Socrate(s), Paris, Galilée, 1989, p. 273
3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 140 ; trad. de l'allemand par André Kaan, Paris, Gallimard, coll.
« idées », 1940, p.183