Université de Lausanne Faculté des Lettres – Section de philosophie Chaire de philosophie générale et systématique Cours de philosophie générale automne 2012 Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri « Introduction aux philosophies de l’existence » Le stade éthique Après avoir examiné en détail les deux moments du stade esthétique chez Kierkegaard, nous allons consacrer cette séance à l’examen du stade éthique. Pour ce faire, nous allons laisser de côté la figure du séducteur. Ce qui change fondamentalement avec le stade éthique, c’est qu’il ne s’agit plus de faire de sa vie le prétexte à une œuvre poétique mais de faire de sa vie entière une œuvre. Il ne s’agit donc pas de sacrifier son existence au prix de l’œuvre. Au contraire, plus l’œuvre est paradigmatique d’une existence et d’une vision authentique des choses, plus elle est belle, réussie. Ce qui est important dans le stade éthique est qu’il répond à la question de comment soulever le monde. A vrai dire, selon Kierkegaard, c’est à celui qui se forge une véritable personnalité qu’il est donné de soulever, changer le monde. Mais, plus précisément, qu’est-ce qui caractérise le stade éthique ? Quelle est la catégorie majeure de l’éthique ? Cette catégorie qui caractérise et domine le stade éthique est celle de la décision ou de l’aptitude à décider de soi. Nous avions vu que effet que l’esthète ne décide pas vraiment de lui-même puisqu’il vit comme soumis à la répétition. Il se laisse donc conduire par une inclinaison sensible ou, pour le dire en termes freudiens, par le principe de plaisir qui justement a pour moteur la répétition. Cette répétition qui anime l’esthète provoque une forme de transe propre à susciter le plaisir dans l’activité ludique. Ainsi, la thématique du jeu est importante aussi bien pour un Kierkegaard que pour un Nietzsche. Si celle-ci est importante, la thématique du jeu ne peut cependant pas s’offrir comme le fil conducteur de l’existence. Il s’agit bien plutôt de choisir une voie singulière Le personnage qui incarne le stade éthique est le juge Wilhelm. Comme on le sait, un juge a pour fonction de rendre justice. Sa fonction est donc directement liée à la morale et elle concerne l’ensemble de la collectivité. Le juge s’adresse à l’esthète pour lui dire que s’il veut être un artiste pur (un artiste se revendiquant du credo « l’art pour l’art »), il ne trouvera pas ou peu de beauté dans la vie. Pour comprendre ceci, il faut préciser que ce qui caractérise l’œuvre d’art telle que la comprend Kierkegaard à ce moment, est hérité de Kant. L’esthétique comme discipline nouvellement fondée traite de l’art en tant qu’il se sépare de la morale ou de la religion. L’œuvre d’art a dès lors sa finalité en elle-même et n’est pas instrumentalisable à des fins morales, politiques ou religieuses. L’œuvre d’art n’est donc désormais pas destinée à être un discours pédagogique ou politique, elle est bien plutôt sa propre fin. Autrement dit, l’œuvre d’art est considérée comme autotélique et ne tolère par conséquent point d’autre autorité qu’elle même (elle n’admet pas de normes ou de prescriptions morales). C’est pour cela qu’une œuvre d’art plaît, au sens où elle est libre de toutes contraintes normatives. Kierkegaard reprend cette conception kantienne de l’art (partagée par certains penseurs romantiques) pour en faire apparaître la contradiction. Si l’œuvre d’art se consacre à la belle apparence, la vie de l’artiste risque elle aussi d’être sacrifiée sur l’autel de cette belle apparence. C’est que la vie de l’artiste ne serait alors qu’une occasion pour l’art de s’exprimer de manière fortuite. Une telle vie deviendrait alors tout à fait insignifiante, elle ne serait que tremplin. En d’autres termes, l’existence aurait alors sa fin en dehors d’elle-même, dans la production d’autre chose. Dans un tel cas nous ne serions pas loin d’un autre type d’aliénation, celui de la production industrielle de biens de consommation. Si la vie de l’artiste n’est plus qu’un tremplin, le sérieux de son existence ne se situe pas dans sa vie mais hors d’elle. 1 Il faut donc parler d’un autre type de beauté, la beauté de la vie éthique, c’est-à-dire d’une vie examinée dont on peut dire que ce fut une belle vie parce que ce furent de belles actions, exemplaires. Autrement dit, lorsqu’on parle de belle vie au sens éthique du terme, il s’agit d’une vie qui a sa téléologie en elle-même. Quelqu’un devient une fin qui se manifeste par sa cohérence avec lui-même. A ce propos Kierkegaard affirme que : « Si, à présent, je dis que l’individu a sa téléologie en lui-même, on ne peut pas se tromper sur le sens de cette expression, en pensant que j’aurais voulu dire que l’individu est le centre ou que l’individu, abstraitement, se suffit à lui-même, car, si je le prends abstraitement, je n’obtiendrai toujours pas de mouvement. L’individu a sa téléologie en lui-même, il a la téléologie intérieure, il est lui-même sa téléologie ; son « Soi » est alors le but vers lequel il aspire. Ce « Soi » n’est cependant pas une abstraction, mais absolument concret. Dans le mouvement vers soi-même il ne peut alors prendre aucune attitude négative envers son entourage, car son « Soi » serait et resterait une abstraction ; son Soi doit s’ouvrir d’après toute sa concrétion, mais les facteurs qui sont destinés à intervenir activement dans le monde appartiennent également à cette concrétion. Son mouvement va donc de lui-même, à travers le monde, jusqu’à lui-même ; car ce mouvement est le fait de la liberté, mais il est en outre la téléologie immanente, et ce n’est donc que là que l’on peut parler de beauté. » La beauté du soi n’est donc pas dans son auto-suffisance. Bien au contraire, pour adopter le langage de Sartre, nous sommes toujours en situation, nous existons en situation. Lorsque l’on parle de la beauté d’une personnalité ou d’un caractère, la beauté réside dans la capacité à s’ouvrir à la concrétion des situations. Être ouvert, c’est pour Kierkegaard être ouvert à ce qui se passe autour de soi. Il s’agit donc de s’impliquer, d’avoir une position. Par l’action il s’agit de transformer les choses et non pas de confirmer ce qui est déjà établi. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de s’adapter. Il existe une éthique qui n’est pas contextuelle mais qui est universelle et qui permet de distinguer entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. L’exemple choisi pour illustrer ce qu’est l’éthique est le mariage. A priori, le mariage peut sembler une situation répétitive, monotone, quotidienne. Mais c’est lorsqu’on introduit, à l’intérieur même de cette aventure, une histoire qui mérite d’être racontée, qui puisse être source d’inspiration et d’exemple pour les générations à venir, que l’on entre dans le stade éthique à proprement parler. L’histoire doit alors se faire exemplaire et il s’agit aussi de s’expliquer avec le contexte dans le but de faire le bonheur de ses proches. Notons que dans un sens l’esthétique est sauvegardée mais au prix de sa transfiguration. Il s’agit de faire du matériau fragile de nos existences, un paradigme qui inspire l’espoir. La beauté devient alors non ce qui décline mais ce qui s’accroît avec le temps car elle se renforce à travers l’épreuve. En effet, vivre les épreuves, prendre le temps de véritablement les traverser permet la beauté. C’est bien que la négativité possède quelque chose de positif. Ce qui conditionne la réalisation d’une telle vie, c’est alors d’apprendre par l’épreuve et de ne pas se détourner de sa souffrance et de celle des autres. A l’époque, le modèle de l’éthique protestante c’est Kant. Kant a défini la spécificité de l’action morale. Celle-ci, selon lui, est accomplie par devoir (sollen). C’est un impératif catégorique, c’està-dire inconditionnel et inconditionné qui dirige l’action morale. Celui-ci peut être différemment formulé : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle » ou encore « Agis de telle sorte que tu prennes toujours autrui comme fin et non comme moyen ». Il ne faut donc pas instrumentaliser l’autre. Ce qui fait sens c’est une cohérence qui fait que la vie en commun est véritablement possible. Toutefois, la seule chose qui fait problème avec Kant, c’est que quand on applique cet impératif catégorique, on est obligé de sacrifier notre sensibilité singulière, nos inclinations. De ce fait, la subjectivité vit dans un conflit intérieur. Cet état de contradiction, Hegel l’avait appelé « la conscience malheureuse ». Comment est-ce que Kierkegaard réagit à cette conception kantienne ? Comment aborde-t-il ce problème de la subjectivité ? Il dit ceci : « C’est seulement lorsque l’individu lui-même est le général, que l’éthique se laisse réaliser. C’est ce secret qui se trouve dans la conscience, c’est ce secret que la vie individuelle a avec elle-même, c’est-àdire qu’elle est à la fois vie individuelle et, en outre, le général, sinon immédiatement comme tel, tout au moins comme sa possibilité. Celui qui regarde la vie éthiquement voit le général, et celui qui vit éthiquement exprime le général dans sa vie ; il fait de lui l’homme général, non pas en se dépouillant de sa concrétion, car alors il ne serait plus rien du tout, mais en se revêtant d’elle et en 2 l’imprégnant du général. » Selon Kierkegaard, il faut donc que la généralité de la Loi soit imprégnée d’individualité, qu’elle devienne concrète. Sa présentation du devoir est donc bien différente de celle de Kant qui lui insiste sur la dualité entre sensibilité et raison. Kierkegaard insiste bien plutôt sur le mouvement dialectique, sur la motion secrète de la personnalité. C’est pourquoi, selon lui, il ne faut pas que le devoir soit ressenti comme quelque chose d’extérieur à nous. Compte-rendu de la séance du 20 novembre 2012 3