Il faut donc parler d’un autre type de beauté, la beauté de la vie éthique, c’est-à-dire d’une vie
examinée dont on peut dire que ce fut une belle vie parce que ce furent de belles actions,
exemplaires. Autrement dit, lorsqu’on parle de belle vie au sens éthique du terme, il s’agit d’une vie
qui a sa téléologie en elle-même. Quelqu’un devient une fin qui se manifeste par sa cohérence avec
lui-même. A ce propos Kierkegaard affirme que : « Si, à présent, je dis que l’individu a sa
téléologie en lui-même, on ne peut pas se tromper sur le sens de cette expression, en pensant que
j’aurais voulu dire que l’individu est le centre ou que l’individu, abstraitement, se suffit à lui-même,
car, si je le prends abstraitement, je n’obtiendrai toujours pas de mouvement. L’individu a sa
téléologie en lui-même, il a la téléologie intérieure, il est lui-même sa téléologie ; son « Soi » est
alors le but vers lequel il aspire. Ce « Soi » n’est cependant pas une abstraction, mais absolument
concret. Dans le mouvement vers soi-même il ne peut alors prendre aucune attitude négative envers
son entourage, car son « Soi » serait et resterait une abstraction ; son Soi doit s’ouvrir d’après toute
sa concrétion, mais les facteurs qui sont destinés à intervenir activement dans le monde
appartiennent également à cette concrétion. Son mouvement va donc de lui-même, à travers le
monde, jusqu’à lui-même ; car ce mouvement est le fait de la liberté, mais il est en outre la
téléologie immanente, et ce n’est donc que là que l’on peut parler de beauté. »
La beauté du soi n’est donc pas dans son auto-suffisance. Bien au contraire, pour adopter le
langage de Sartre, nous sommes toujours en situation, nous existons en situation. Lorsque l’on parle
de la beauté d’une personnalité ou d’un caractère, la beauté réside dans la capacité à s’ouvrir à la
concrétion des situations. Être ouvert, c’est pour Kierkegaard être ouvert à ce qui se passe autour de
soi. Il s’agit donc de s’impliquer, d’avoir une position. Par l’action il s’agit de transformer les
choses et non pas de confirmer ce qui est déjà établi. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de
s’adapter. Il existe une éthique qui n’est pas contextuelle mais qui est universelle et qui permet de
distinguer entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. L’exemple choisi pour illustrer ce qu’est
l’éthique est le mariage. A priori, le mariage peut sembler une situation répétitive, monotone,
quotidienne. Mais c’est lorsqu’on introduit, à l’intérieur même de cette aventure, une histoire qui
mérite d’être racontée, qui puisse être source d’inspiration et d’exemple pour les générations à
venir, que l’on entre dans le stade éthique à proprement parler. L’histoire doit alors se faire
exemplaire et il s’agit aussi de s’expliquer avec le contexte dans le but de faire le bonheur de ses
proches. Notons que dans un sens l’esthétique est sauvegardée mais au prix de sa transfiguration. Il
s’agit de faire du matériau fragile de nos existences, un paradigme qui inspire l’espoir. La beauté
devient alors non ce qui décline mais ce qui s’accroît avec le temps car elle se renforce à travers
l’épreuve. En effet, vivre les épreuves, prendre le temps de véritablement les traverser permet la
beauté. C’est bien que la négativité possède quelque chose de positif. Ce qui conditionne la
réalisation d’une telle vie, c’est alors d’apprendre par l’épreuve et de ne pas se détourner de sa
souffrance et de celle des autres.
A l’époque, le modèle de l’éthique protestante c’est Kant. Kant a défini la spécificité de l’action
morale. Celle-ci, selon lui, est accomplie par devoir (sollen). C’est un impératif catégorique, c’est-
à-dire inconditionnel et inconditionné qui dirige l’action morale. Celui-ci peut être différemment
formulé : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle » ou
encore « Agis de telle sorte que tu prennes toujours autrui comme fin et non comme moyen ». Il ne
faut donc pas instrumentaliser l’autre. Ce qui fait sens c’est une cohérence qui fait que la vie en
commun est véritablement possible. Toutefois, la seule chose qui fait problème avec Kant, c’est que
quand on applique cet impératif catégorique, on est obligé de sacrifier notre sensibilité singulière,
nos inclinations. De ce fait, la subjectivité vit dans un conflit intérieur. Cet état de contradiction,
Hegel l’avait appelé « la conscience malheureuse ». Comment est-ce que Kierkegaard réagit à cette
conception kantienne ? Comment aborde-t-il ce problème de la subjectivité ? Il dit ceci : « C’est
seulement lorsque l’individu lui-même est le général, que l’éthique se laisse réaliser. C’est ce secret
qui se trouve dans la conscience, c’est ce secret que la vie individuelle a avec elle-même, c’est-à-
dire qu’elle est à la fois vie individuelle et, en outre, le général, sinon immédiatement comme tel,
tout au moins comme sa possibilité. Celui qui regarde la vie éthiquement voit le général, et celui qui
vit éthiquement exprime le général dans sa vie ; il fait de lui l’homme général, non pas en se
dépouillant de sa concrétion, car alors il ne serait plus rien du tout, mais en se revêtant d’elle et en