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La Lettre du Cancérologue - Volume XIII - n° 2 - mars-avril 2004
VI E P R O F E S S I O N N E L L E
Poser le problème de l’épuisement émotionnel des soignants,
c’est reconnaître la violence des émotions qu’ils peuvent ren-
contrer et mettre en évidence l’humanité de la fonction d’aide
aux soignants par rapport à la technicité des actes.
Né d’une interrogation sur la souffrance au travail, le syndrome
d’épuisement prend, spécialement dans le champ de la santé, un
développement inquiétant. Malaise professionnel intemporel ou
actuel, crise au sein de certains corps de métier ou phénomène
social, cet état de fait va de pair avec une problématique exis-
tentielle propre à notre époque. Comment une société occiden-
tale peut-elle tolérer que ceux auxquels elle confie sa santé et
souvent sa mort s’épuisent tant, en donnant aux autres ? Le b u r n
ou t n’est pas une maladie. Assumer plusieurs décès par semaine,
prendre des décisions thérapeutiques difficiles, être confronté
de façon répétée aux progrès et aux échecs de la médecine reste
lourd. Expression d’une crise d’identité, il signifie au soignant
que le sens de son action, c’est l’autre. La valeur de l’acte réside
non dans la technique, mais dans la relation : en ce sens, la
médecine resterait-elle un art ?
LE BURN OUT DES MÉDECINS TRAVAILLANT
EN SOINS PALLIATIFS
Généralités – Études préliminaires
Le travail de soins comporte donc une charge mentale et psy-
chique qui renvoie le médecin (et tout personnel soignant) à son
seuil de tolérance et à sa capacité à mobiliser ses ressources per-
sonnelles ( 3 9 ). Chaque spécialité médicale possède ses particu-
larités et rend compte de difficultés spécifiques pour le praticien
qui y exerce son métier. Travailler en pédiatrie ( 4 2 ), en réani-
mation ( 4 ), en cardiologie (4, 14), en maladies infectieuses,
notamment avec les sidéens ( 6 ), en chirurgie ( 3 ), voire en radio-
logie ( 2 0 ) , engendre de la souffrance, même si certaines causes
paraissent directement liées à la spécialité concernée : les
valeurs retrouvées au MBI dans ces différentes populations
varient suivant les caractéristiques de celles-ci (âge, type
d’exercice...), mais relativement peu suivant la spécialité ( 1 3 ).
Le milieu oncologique (7, 13, 18, 24, 39), hématologique (9) et
les services de radiothérapie (1, 39) font l’objet d’études
approfondies dans lesquelles apparaît un niveau élevé d’épui-
sement et de désinvestissement – comparable à celui observé
dans des services de soins intensifs, d’urgence ou pour soins de
sidéens (6, 13) –, mais un niveau d’accomplissement personnel
moindre, le milieu cancérologique apparaissant comme protec-
teur (25). L’alternance curatif/palliatif, la surcharge de travail,
la fréquence de répétition de la prise en charge de symptômes
difficiles tels que douleur, dyspnée, tumeur putride, hémorra-
gies extériorisées, la répétition de décès ont amené, dans la
décennie écoulée, une réflexion palliative au sein de ce milieu
oncologique (2, 7, 11, 24). Déjà, en 1991, Whippen et al. (46)
font état de difficultés à prendre en charge des patients en
phase palliative au sein de services aigus où alternent “chimio-
thérapie et décès” : dans leur enquête, 60 % de 1 000 abonnés à
la revue Journal of Oncology tirés au hasard renvoient leur
questionnaire, et 56 % de ceux-là déclarent avoir expérimenté le
burn out dans leur vie professionnelle avec, comme raisons invo-
quées, l’insuffisance de temps de vacances, la charge de travail
clinique, les deuils répétés et l’accompagnement de patients en
fin de vie. Cette prise de conscience incite certains auteurs à pro-
poser de “décloisonner” le milieu oncologique et les services de
soins de confort ( 7 ). Une circulaire récente du ministère de la
Santé en France, qui met l’accent sur “les lits identifiés ou dédiés
de soins palliatifs” dans des services de courte durée ou de SSR,
irait dans le même sens ( 8 ). Cette pratique bouscule les mentali-
tés, puisque ce qui unifie le groupe ou l’équipe, la logique cura-
tive, disparaît au profit du patient, qui retrouve sa place centrale.
Du coup, les hiérarchies sont bousculées, le questionnement et le
doute font irruption et des conflits peuvent apparaître ( 1 0 ).
Le milieu spécifiquement palliatif fait l’objet de peu d’études.
Dès 1995, Vachon (psycho-oncologue, Canada) constate, au
cours d’une revue de littérature exhaustive ( 4 4 ), que l’épuise-
ment dans les services de soins palliatifs est loin d’être universel,
et le montre comme étant moins élevé que pour d’autres spécia-
lités. L’identification précoce d’un stress potentiel intrinsèque,
lié à l’individu ou à sa fonction, et extrinsèque, lié au dysfonc-
tionnement de l’équipe ou du système de soins ( 1 1 ) , et la mise
en œuvre de stratégies appropriées individuelles et de groupe
(formation continue, projet d’équipe, groupe de parole) expli-
quent sûrement ce niveau plus bas du burn out. Des travaux ulté-
rieurs ( 4 5 ) corroborent ce fait, et Vachon démontre que l’essen-
tiel du stress observé est dû le plus souvent à des facteurs
indépendants des soins donnés aux malades tels que l’organisa-
tion du service, le fonctionnement de l’équipe et la pression
administrative. Sans le nier complètement, l’auteur semble mini-
miser le rôle de la confrontation avec la mort comme source de
stress ( 4 5 ) , contrairement à d’autres auteurs (39, 41) c o m m e
Shaerer ( 4 3 ) , qui suppose que la souffrance du médecin “ne se
trouve pas dans les difficultés auxquelles il fait face, mais dans
celles qui le surprennent faute de temps, de réparation, de sou-
tien”. L’impréparation professionnelle à travailler en équipe, la
persistance fréquente d’un esprit de rivalité et la solitude du
médecin contribuent largement à ce syndrome ( 3 8 ).
Enquête française, 1994
Dans le cadre de sa thèse de doctorat, A. Coulon, aidée dans son
travail par l’équipe de M. Filbet (Lyon), envoie 220 questionnaires
à des médecins travaillant en soins palliatifs en France, Suisse et
Belgique de langue française : 68 questionnaires sont renvoyés
( 3 1 %) dans un délai demandé de trois mois ( 1 2 ) . La moyenne
d’âge est de 42 ans et l’ancienneté de la pratique en soins pallia-
tifs est en moyenne de 6 ans, avec une formation spécifique faite
dans 52 % des cas – ce qui tendrait à prouver un choix “prémé-
dité” d’exercer en soins de confort. Soixante-trois pour cent des
personnes interrogées participent à un groupe de soutien, et un
psychiatre et/ou une psychologue travaillent dans l’équipe dans
73 % des cas. La part d’activité en soins palliatifs est de 61 % du
temps de travail en moyenne, et 28 % des praticiens interrogés
voudraient diminuer leur activité dans ce domaine. Le nombre
d’heures de travail par semaine est de 49,14 heures en moyenne,