A I`Opéra

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Mon père aimait Rave1,particulièrenrent sonBoléroqu'il avait, si j'ose
dire, découvert. Cette plainte farouche et ce rythme envoûtant convenaient à ses rêves tourmentés. Il
aimait aussiStravinski,la féériqueet
tragique destinée de Pétrouchlea,
le
fulgurantenvol de l'OiseaudeJbu,la
douce puissance du Sacre dw printemps. Cette musique audacieuse,
sensible,nostalgique,
charmaità merveille l'univers idéa1de son ardente
rêverie d'enfant pur. Il fumait lentement sa pipe, contemplait1e feu de
bois d'un regard perdu, étincelant
cl'émotion.
Mon père s'appelait en +1fsli16
Girard. Il racontait que la deuxième
syllabe de son nom s'était effacée
toute seule, peu lisible sur sa première signature.Les amateurset les
critiquesont pris 1'habitude
de 1'appeler Gir, il a gardé ce nom et ma mère
i'a ajoutéau sien.
11est né à Tours d'urrefamille traditionnelle de vignerons qui avaient
perdu au cours des années leurs
vignes et leur manoir. Cela arrive,
surtout dans ies régions de très bons
vins où le soleil et la rêverie entrent
dans les bouteilles.Sa famille maternellevenait de la baie de la Sommeoù
I'on rencontrefréquemmentie nom
de Gence que ma cousine Denise a
bien voulu illustrer dansI'art dramatique. I1 est amusant,à ce propos, de
remarquerque la famille de ma mère
vient aussi de Picardie. Mon grandpère, Léon Fusier, était ouvriertapissier près de la cathédrale
d'Amiensavantde se lancerdansune
carrière éphémèreet prodigieusede
comiqueincomparable.
A I'Opéra
Charles Girard a quitté Tours sur
un coup de tête, si I'on peut dire. I1
était très jeuneet voulait venir à Paris
pour apprendrela sculptureà 1'école
Germain Pilon, dessineret peindre.
Pour pouvoir partir, il fallait qu'il se
fasse renvoyer de la célèbrelibrairie
où il était employé.Alors, du haut de
l'échelleoù il était montépour atteindre le livre réclamépar un client, il a
tout simplement( fait pipi , sur 1a
tête des messieursqui attendaientle
livre I
11a pu prendre son vélo et son violon, suivre un peu 1aLoire et rejoindre Paris, qui lui a rapidementdonné
Pastel de CharlesGir.
f impressionde I'attendre.Sa carrière
s'est décidéeà partir d'un gestebien
naturei...
La musique,le dessinet 1a sculpture 1'ont conduit naturellementà se
passionnerpour la danse. Dès le
début de sa carrière jusqu'à la déc1aration de 1a guerre, il a, pour ainsi
dire, vécu à l'Opéra, le crayon à la
main. I1 était dans les classes,assistait aux répétitionsdesballets,suivait
les représentations;ses études,ses
croquisont célébréle géniede la Pavlova, de Nijinski et de Karsavina,ses
pastels innombrables en portent
témoignage.Pendantce tempsde travail intense,de célébritévertigineuse,
ii poursuivaitson æuvre de caricatu-
riste du monde du spectacle dans
Comoedia,ce quotidien des arts, où
son humour, sa perspicacitéet son
ironie bienveillantepouvaient s'épanouir et charmerParis.
On voyait partout ce jeune homme
élégantet mondainqui, vers la fin de
sa vie, se sentait si bien dans son village du Vexin. I1 montait à chevalau
bois de Boulogne, il soupait chez
Maxim's en sortantdu théâtre,du cirque ou du music-hall,on le voyait à
Cannes,à Deauville,à Monaco,toujours le crayonà la main, l'æil insolent et le sourire aux lèvres.
GeorgesCourtelinelui avait dit un
jour pour le consolerde je ne sais
quelle révolte ou déception: u Laisse
Iaire la vie, elle est moins con que
nous )) ; mon père a toujours suivi ce
conseil.Il me I'a souventrépétémais
je crois I'avoir compristrop tard. Il
me disait aussi: " Regardela vie en
spectateur> et <<tâche de comprenquedanscespensées
drg ". Peut-ètre
se trouvaient les secretsde sa vie et
de son art.
Fidèle à la Touraine
Paris ne I'a pas dévoré,il est toujours resté fidèle à sa Touraine
caprinatale.La Loire majestueuse,
cieuse,lumineusecoulait en son cæur
et traversaitsonregard.A Vouvray, i1
retrouvait ses frères : Louis, f industriel grave et silencieuxque I'on surnommait u Monsieur Ford ,, Félix, le
marin robuste et roux, sa mère,
esseulée,qui habitait une petite maison cle village au bord du chemin
crayeuxqui grimpe vers les vignes.I1
revovait sa petite sæur Madeleine
qu'i1a toujourstendrementprotégée,
dont le regard foncé, iégèrement
rieur, était exactement celui de la
Joconde.
La maisonque ma tante Madeleine
habitait, plus tard, à " la Vallée Charcar
beaucoup
tier r,,p'inlpressionnait
elle était creuséedansla falaiseselon
I'ancien usagetourangeau.Mes cousins ne se seraientjamais séparésde
cette maisontroglodyte,si 1eT.G.V.
n'était pas venu 1a frôler. Naturellement restésfidèlesau fil de 1aLoire,
ils se sont posésplus près encoredu
fleuve, sur une île allongéeau pied du
châteaud'Amboise.
La propriété de sa tante Angèle
accueillait ce neveu turbulent avec
ses amis, car I'oncle et le cousin
aimaientaussila fête. Je me souviens
très bien des Petits déjeuners du
matin sous un immense Platane oùt
1'on faisait griller des andouillettes
sur des sarmentsde vigne en buvant
du vin blanc ; 1ecocherde I'onclepré-
Sur cette photo d,une représentat\on de Théodnrecherche sesallumerrasde GeorgesCourteline,on reconnaîtde
centre,en gilet, CharlesGir.
parait le festin. Tante Angèle et
maman s'efforçaient vainement de
garder un air réprobateur.Je me rappelle aussices folles parties de pêche
au brochetsur 1aLoire. Un jour mon
pèrea voulu m'apprendreà nagerà sa
manière,i1 m'a jeté dans I'eau : il a
été, paraît-il,très étonnéde me voir
couler, car il avait entendu dire que
1es bébés nageaient instinctivement
comme ies petits d'animaux; j'étais
donc déjà perverti par les Peurs
humaines!
Le monument aux morts de Vouvray est 1'æuvrede CharlesGir. I1 est
qui s'éloi1eseul,à ma connaissance,
gne des conventionsbanales,inutilement claironnantes.La sculptureévoque simplement la Douleur et la
Mémoire sansfigurer ni prononcerla
Mort ; la légendegravéeau bas de la
sculpture inscrit sa penséeprofonde
qui prend la forme d'un væu ardent :
u La douleur, gardiennefidè1ede la
mémoiredes héros,,.
gaucheà droite : Pierre Larquey, GeorgesCourtelineet au
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