Confrontés à la définition du nationalisme de Gellner – comme une idéologie qui définit
la similarité culturelle comme le lien social de base
10
– Berlin et Raz adoptent une
position nuancée. Il s’agit d’un lien incontournable et pas facilement déracinable,
affirment-ils, mais un lien parmi d’autres qui se disputent la gouverne de l’individu en
tant que membre de nombreuses communautés dont aucun n’a un ascendant total,
permanent et complet sur lui. Pour Berlin et Raz, le pluralisme des valeurs est la réalité
dominante, ce qui fait que leur libéralisme est agonistique et source de tension continue:
en conséquence, Berlin et Raz ont été accusés de péché relativiste par les
communautariens, et de péché communautariste par les libéraux radicaux.
Dans les faits, la mondialisation, le malaxage croissant des populations, et l’érosion du
pouvoir des États-nations ont fait que beaucoup des grands problèmes semblent
maintenant requérir des solutions trans-nationales, et nécessiter des systèmes associatifs,
confédératifs ou méta-nationaux
11
. Ces forces à la fois dévaluent l’importance relative de
la similarité culturelle dans l’équation de la gouverne à proportion que cette similarité
tend à s’atténuer, mais aussi à en exhausser l’importance dans l’esprit de ceux qui veulent
préserver à tous prix cette identité. En parallèle, même si l’État-nation a été l’une des
formes organisationnelles qui ont le mieux réussi à assurer à la fois l’intégrité, la
coordination et la mobilisation nécessaires pour le vivre-ensemble, et que le lien à l’État
est au cœur même du nationalisme, ce lien de la nation à l’État s’est forcément atténué.
S’il est difficile de purger toute notion de nation d’un brin d’ethnicité, et toute notion
d’État-nation d’une connotation technocratique, dès qu’on permet aux notions de nation,
État et ethnie de se distendre (en parlant d’ethnicité symbolique, par exemple), les
fondements identitaires tendent à devenir bien abstraits, et on peut se demander s’ils
suffiront pour fonder des solidarités. Ce qui plus est, on peut se demander si l’État laissé
à lui-même est désormais vraiment capable de proposer autre chose que des promesses
vides. De là, on ne saurait que conclure qu’il existe bien des raisons pour ne pas trop
compter sur des épiphanies si l’État québécois devenait ‘totalement’ politiquement
souverain
12
.
La dérive d’un nationalisme étato-centrique à saveur ethnique vers une sorte de
patriotisme constitutionnel est perceptible, encore qu’on hésite à le dire ouvertement.
Pourquoi? Parce que le principe nationaliste (pour garder son allure de ‘théorie
universelle naturelle et nécessaire’) doit rester associé à la fois à la culture commune en
tant que ciment social de base, et à l’État qui lui correspond – un État qui doit exister
obligatoirement et donc est considéré seulement comme en dormition s’il n’existe pas ou
ne donne aucun signe d’existence tangible
13
.
10
Ernest Gellner, Nationalism. London : Weidenfeld & Nicolson 1997.
11
Edgar Morin, “L’État-Nation” in Gil Delannoy, Pierre-André Taguieff (sld) Théories du nationalisme.
Paris : Éditions Kimé, 1991, 319-324.
12
Même la carte linguistique qui pouvait mettre le feu aux poudres instantanément est condamnée à
devenir moins allumeuse à proportion que le pluralisme linguistique s’accroît, et que des écoles de
commerce comme celles des HEC ou de Laval offrent leurs cours en trois langues (français, anglais et
espagnol) parce qu’il y a évidemment un marché en croissance pour le plurilinguisme.
13
Ernest Gellner, op.cit. ch. 2