Le nationalisme québécois dans une ère de surfusion

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TEXTE A PARAITRE DES www.optimumonline.ca EN MARS 2011
Le nationalisme québécois dans une ère de surfusion
Gilles Paquet
www.gouvernance.ca
Février 2011
« Allons-y » + Ils ne bougent pas
Samuel Becket
(dernière réplique et prescription scénique dans En attendant Godot)
Introduction
Ceux qui comme Dominique Clift, pourtant un fin observateur de la scène québécoise,
voyaient monter, à la fin des années 1980, une nouvelle conscience au Québec, et se
consommer un certain étiolement du nationalisme de l’ethnie et de la langue1, n’avaient
peut-être pas complètement tort, mais ils surestimaient la vitesse avec laquelle allait se
faire à la fois le déclin des anciennes loyautés et l’épiphanie d’une sorte de patriotisme
constitutionnel à la Habermas. Au cours des quelques derniers 25 ans, le progrès dans ces
deux directions a été fort lent, et les cheminements surprenants.
Si, dans le discours public des dernières décennies, on a senti une dérive depuis la notion
tribale et ethnique de ‘nation’ vers un cadre nominalement plus inclusif et flou – ‘nation
civique’ est un marqueur vague de cette contrée incertaine2 – aucun consensus ne semble
encore avoir émergé quant à la forme du nouveau nationalisme – culturel dira-t-on – en
train de prendre, non plus que dans quelle direction il va conduire le pays.
Cette dérive au niveau du discours – un certain adoucissement de la rhétorique
nationaliste incendiaire et une plus grande retenue dans la mise en scène des
psychodrames (sécession, crises linguistiques, crises référendaires) – ne signifie en rien
que le mouvement vers la séparation du Québec du reste du Canada a cessé. Il semble
plutôt que somnambulesquement il y a processus de séparation lente, tranquille, et
silencieuse – dérive effective vers une séparation tant dans les faits, dans l’administration,
dans les mots, que dans les esprits.
1
2
Dominique Clift, Le pays insoupçonné. Montréal : Libre Expression 1987.
Gérard Bouchard, La nation québécoise au futur et au passé. Montréal : VLB Éditeur 1999.
2
Il y a un combat de cosmologies. Les souverainisants cherchent à vendre aux citoyens
une cosmologie simple – le fédéralisme est un jeu à somme nulle (dans lequel tout ce que
l’un gagne l’autre le perd), et donc la collaboration entre le Québec et le reste du Canada
est un piège à cons. Il s’agit là d’une cosmologie étayée sur le recours sélectif à des
moments noirs de l’histoire et à des anecdotes, et confirmée à souhait par des médias
complaisants. La cosmologie confédérale de rechange est plus complexe : elle suggère
que le fédéralisme est un jeu à somme positive où tout le monde peut gagner si on arrive
à collaborer. Mais pour que la collaboration soit porteuse de fruits, il faut de l’affectio
societatis (l’engagement à travailler ferme au succès des partenariats) : c’est la condition
nécessaire à tout partenariat durable3. Cependant, une confédération, fondée sur le
pluralisme et sur le respect de l’intégrité des entités constituantes, réclame
continuellement tractations ardues et compromis. Voilà qui la rend très vulnérable à la
désaffection.
Une diète de débats harassants accompagnée d’une réflexion critique aurait pu contribuer
à créer au fil du temps une sorte de cohésion nouvelle (c’est la thèse Gauchet-Dubiel
défendue par Hirschman4) mais cela n’a pas été le cas. On peut donc penser que la
désaffection (alimentée par des tensions réelles mais infectées par des discours
intégristes) va continuer à faire son travail de corrosion, et que la séparation négociée à la
pièce (et censément chaque fois sans douleur véritable puisqu’accompagnée de transferts
de fonds fédéraux) va se traduire par une séparation tranquille qu’on ne sentira plus le
besoin de craindre ou de célébrer davantage que la fin d’une liaison. Y-aura-t-il
séparation politique formalisée, probablement déclenchée par des circonstances fortuites?
Ou d’autres circonstances fortuites vont-elles permettre de faire voir, derrière les
phénomènes de surface, un jeu à somme positive dans lequel il y aurait plus à gagner
qu’on l’avait cru5? L’un et l’autre scénario sont possibles.
Dans ce texte, on examine d’abord comment la notion de nationalisme a évolué sous
l’impact des grandes forces qui ont pénétré avec effraction dans les sociétés modernes, au
Québec comme ailleurs. Ensuite, on montre comment un nouveau nationalisme de
créances s’est cristallisé à la fois à cause de l’érosion du pouvoir de l’État-nation et du
grand relativisme moral qui a imbibé le Québec. Enfin, on propose certaines conjectures
quant à la direction dans laquelle nous entraîne le nouveau nationalisme – l’émergence,
au sein de la culture publique commune au Québec, d’un mélange de nationalisme
culturel et de cosmopolitisme intermédiaire qui pourrait tout aussi bien que non mener à
la souveraineté politique formelle – une souveraineté probablement accidentelle dans un
univers où la surfusion (naturelle et manufacturée) est telle qu’une transformation
dramatique peut être déclenchée par un changement ou un choc infiniment petit6.
3
Vincent Cuisinier, L’affectio societatis. Montpellier: LITEC 2008.
Albert O. Hirschman, A Propensity to Self-Subversion. Cambridge: Cambridge University Press 1995,
235ff.
5
Robert Wright, Nonzero. New York : Random House 2000.
6
Hubert Reeves a présenté ce principe physique de la surfusion en 1986 en choisissant l’exemple des
chevaux du lac de Ladoga. En 1942, des feux de forêt forcent 1000 chevaux à sauter dans le lac Ladoga
pour sauver leurs vies. Même si la température avait été très froide dans les derniers jours, le lac était
encore liquide. Mais pendant que les chevaux nageaient vers l’autre côté du lac, le lac soudainement gela.
Le lendemain, on retrouva les chevaux transformés en monuments de glace au centre du lac. L’explication
4
3
Évolution du nationalisme
L’après Seconde Guerre Mondiale a été marqué par de grands mouvements sociaux qui
ont transformé la face du monde. La baisse dramatique des barrières tarifaires et la
montée du commerce international, l’érosion des frontières, et la déterritorialisation et la
dénationalisation de la production ont été suivies par une globalisation de la finance.
Cette trans-nationalisation de l’économie a été accompagnée d’une cosmopolitanisation
de la société à cause des grands mouvements migratoires, et ces courants ont contribué à
une banalisation du nationalisme7. On en est venu, dans bien des milieux, à considérer les
identités collectives et les communautés imaginaires comme de simples construits
inventés, et à prendre des distances par rapport à l’ancien essentialisme basé sur l’ethnie,
le genre, les classes ou les traditions culturelles8.
Cela n’a pas nécessairement ou également anémié les ferveurs nationalistes partout. En
fait, loin d’annihiler le nationalisme, dans certains lieux, ces développements ont
enclenché une résurgence du sentiment national sous des formes inédites. C’est donc
paradoxalement une combinaison de post-modernisme et de relativisme moral, pour une
part, et de fondamentalisme et d’intégrisme à saveur parfois nationale, pour une autre part
– qui s’en est suivie.
Cette combinaison a surpris et inquiété. Les représentations et théorisations ont eu
tendance à éviter de la prendre en compte, et ont plutôt cherché un campement aux
marges de cette zone contestée : soit en cherchant à occulter ou à désacraliser les notions
de nation et de nationalisme, soit en cherchant au contraire à les sacraliser en tant que
références symboliques ncontournables à la communauté de base.
Dans ces débats autour du nationalisme, Isaiah Berlin et Joseph Raz occupent une
position assez particulière. Ils ne croient pas que la gouverne de nos sociétés puisse se
construire strictement sur des principes abstraits et des règles générales, et donc ne
répudient pas le sentiment national comme si c’était une pathologie, ainsi que le font les
libéraux purs et durs. Mais ils se distinguent également des communautariens qui voient
l’individu totalement et radicalement encastré dans son cadre communautaire9. Il s’en suit
que, pour Berlin et Raz, le nationalisme n’est ni aussi inimportant ni aussi important que
pour leurs collègues plus radicaux.
de Reeves est que quand la chute de température est trop rapide, l’eau n’a pas le temps de geler et reste
liquide à une température plus basse que zéro. Mais l’eau est instable, et il faut seulement un petit choc
pour que le processus de cristallisation en glace se fasse instantanément (Hubert Reeves, L’art de s’enivrer.
Paris : Le Seuil 1986). Hervé Sérieyx a appliqué le concept et l’exemple au monde des organisations (Le
Big Bang des organisations. Paris : Calmann-Lévy 1993). En état de surfusion, une société peut se
cristalliser brutalement en une nouvelle forme sous le coup de la plus petite contingence.
7
Michael Billig, Banal Nationalism. London: Sage 1995.
8
Ulrich Beck, “The Cosmopolitan Society and its Enemies” Theory, Culture & Society, 19(1-2) 2002, 37.
9
John Gray, Berlin. London : Fontana Press 1995, 99-102.
4
Confrontés à la définition du nationalisme de Gellner – comme une idéologie qui définit
la similarité culturelle comme le lien social de base10 – Berlin et Raz adoptent une
position nuancée. Il s’agit d’un lien incontournable et pas facilement déracinable,
affirment-ils, mais un lien parmi d’autres qui se disputent la gouverne de l’individu en
tant que membre de nombreuses communautés dont aucun n’a un ascendant total,
permanent et complet sur lui. Pour Berlin et Raz, le pluralisme des valeurs est la réalité
dominante, ce qui fait que leur libéralisme est agonistique et source de tension continue:
en conséquence, Berlin et Raz ont été accusés de péché relativiste par les
communautariens, et de péché communautariste par les libéraux radicaux.
Dans les faits, la mondialisation, le malaxage croissant des populations, et l’érosion du
pouvoir des États-nations ont fait que beaucoup des grands problèmes semblent
maintenant requérir des solutions trans-nationales, et nécessiter des systèmes associatifs,
confédératifs ou méta-nationaux11. Ces forces à la fois dévaluent l’importance relative de
la similarité culturelle dans l’équation de la gouverne à proportion que cette similarité
tend à s’atténuer, mais aussi à en exhausser l’importance dans l’esprit de ceux qui veulent
préserver à tous prix cette identité. En parallèle, même si l’État-nation a été l’une des
formes organisationnelles qui ont le mieux réussi à assurer à la fois l’intégrité, la
coordination et la mobilisation nécessaires pour le vivre-ensemble, et que le lien à l’État
est au cœur même du nationalisme, ce lien de la nation à l’État s’est forcément atténué.
S’il est difficile de purger toute notion de nation d’un brin d’ethnicité, et toute notion
d’État-nation d’une connotation technocratique, dès qu’on permet aux notions de nation,
État et ethnie de se distendre (en parlant d’ethnicité symbolique, par exemple), les
fondements identitaires tendent à devenir bien abstraits, et on peut se demander s’ils
suffiront pour fonder des solidarités. Ce qui plus est, on peut se demander si l’État laissé
à lui-même est désormais vraiment capable de proposer autre chose que des promesses
vides. De là, on ne saurait que conclure qu’il existe bien des raisons pour ne pas trop
compter sur des épiphanies si l’État québécois devenait ‘totalement’ politiquement
souverain12.
La dérive d’un nationalisme étato-centrique à saveur ethnique vers une sorte de
patriotisme constitutionnel est perceptible, encore qu’on hésite à le dire ouvertement.
Pourquoi? Parce que le principe nationaliste (pour garder son allure de ‘théorie
universelle naturelle et nécessaire’) doit rester associé à la fois à la culture commune en
tant que ciment social de base, et à l’État qui lui correspond – un État qui doit exister
obligatoirement et donc est considéré seulement comme en dormition s’il n’existe pas ou
ne donne aucun signe d’existence tangible13.
10
Ernest Gellner, Nationalism. London : Weidenfeld & Nicolson 1997.
Edgar Morin, “L’État-Nation” in Gil Delannoy, Pierre-André Taguieff (sld) Théories du nationalisme.
Paris : Éditions Kimé, 1991, 319-324.
12
Même la carte linguistique qui pouvait mettre le feu aux poudres instantanément est condamnée à
devenir moins allumeuse à proportion que le pluralisme linguistique s’accroît, et que des écoles de
commerce comme celles des HEC ou de Laval offrent leurs cours en trois langues (français, anglais et
espagnol) parce qu’il y a évidemment un marché en croissance pour le plurilinguisme.
13
Ernest Gellner, op.cit. ch. 2
11
5
Ceux qui, comme Elie Kedourie14, proposent que le nationalisme est strictement un
accident contingent et non pas un phénomène universel et nécessaire, n’en nient pas pour
autant l’importance, mais attribuent le nationalisme et son coefficient d’émotion bien
davantage à des conditions sociales porteuses qu’à des forces qui joueraient
inconditionnellement partout et toujours15.
Nécessaire ou contingent, le sentiment national ne peut que s’effilocher à partir du
moment où ses assises et ses références sont moins profondément ancrées, où
l’affiliation nationale est moins robuste, et où le lien à un État de moins en moins
puissant devient de plus en plus ténu. Voilà qui semble être la grande tendance – une
tendance que peuvent moduler grandement les conditions sociales qui prévalent d’un
pays à l’autre, d’un moment à l’autre. Voilà qui n’a pas empêché certains théoriciens
aventureux de proposer des critères généraux qui pourraient justifier le passage du
nationalisme à l’auto-détermination et l’indépendance politique16.
Au Québec, après des périodes de nationalisme ethnique de ressentiment fortement ancré
dans des histoires de conquête, le nationalisme s’est quelque peu modifié en nationalisme
de la langue, avant de se transformer plus ou moins en nationalisme de projet politique
fondé sur les créances – mélange d’utopie juridique et socio-économique qui viserait à
prétendre protéger les nationaux des aléas engendrés par le reste du monde et à leur
conférer un grand nombre de droits et donc de prébendes. En parallèle, s’est développée,
au Québec comme ailleurs, une forme davantage symbolique et douce du nationalisme
qui tend à occuper le centre de la scène17 : un nationalisme culturel qui fleurit sur
l’émergence d’une culture publique commune dans un échiquier pluriethnique – « une
culture métissée » – exactement ce à quoi certains sont tellement réfractaires18.
Si cette dérive est avérée, voilà qui permet un pari non point sur des principes arrêtés
d’avance mais sur des pratiques en évolution : il semble qu’on ne sache pas où on va
aboutir, mais qu’on accepte de construire sur des accords incomplètement théorisés
(comme dirait Cass Sunstein19) qui nous entraînent vers un cosmopolitisme intermédiaire
ancré dans des obligations envers les autres, mais des obligations qui peuvent être
graduées selon la ‘proximité’ de l’Autre, mais aussi sur une capacité à apprendre de lui –
un cosmopolitisme intermédiaire qui laisse place à tout un éventail de relations plus ou
moins minces ou épaisses20 y compris diverses formes de nationalisme.
14
Elie Kedourie, Nationalism. Oxford: Blackwell 1993.
Il est intéressant de noter que le romancier-essayiste Daniel Poliquin utilise le même langage dans son
livre Le Roman colonial (Montréal : Boréal 2000) quand il distingue nationalité et citoyenneté -- que les
nationalistes veulent fusionner – « la nation est contingente, elle pèse moins lourd que ma citoyenneté »
(p.250).
16
Joseph Raz, Avishai Margalit, « National Self-determination » The Journal of Philosophy 87 (9) 1990,
439-461.
17
Liav Orgad « ‘Cultural Defence’ of Nations : Cultural Citizenship in France, Germany and the
Netherlands” European Law Journal 15 (6) 2009, 719-737.
18
Fernand Dumont, Raisons communes. Montréal: Boréal 1995, 67.
19
Cass R. Sunstein “Incompletely Theorized Agreements” Harvard Law Review, 108, 1995, 1733-1772.
20
Thomas W. Pogge, “Cosmopolitanism: A Defence” Critical Review of International Social and Political
Philosophy 5 (3) 2002 86-91; K Anthony Appiah, Cosmopolitanism. New York: Norton 2006.
15
6
Un certain nationalisme agressif/défensif davantage primaire perdure et perdurera, avec
ses exaspérations ancrées dans le sentiment de fraternité mythique – réalités qui
continuent au sein de la nouvelle Europe communautaire, et qui continueront dans leurs
diverses formes au Canada21 – mais seulement d’une manière relativisée « comme la
réalité provinciale a été relativisée, mais non abolie dans la réalité nationale »22 .
Le nationalisme et le fata morgana de la souveraineté politique ne disparaîtront donc pas,
ils pourront même garder une certaine centralité souterraine informelle et affective dans
la nouvelle socialité23, mais la mythologie matri-patriotique n’est pas susceptible de
pouvoir s’accrocher à la simple proxémie ou au tribalisme. On sent déjà dans le discours
public un rapport à une communauté beaucoup plus vaste quand on parle
d’environnement ou de changement climatique. On ne parle pas encore de terre-patrie,
mais on a commencé à prendre conscience des solidarités plus vastes auxquelles nous
convie le cosmopolitisme intermédiaire – un terme auquel ne s’attache plus d’ailleurs
l’odieux qu’on attachait autrefois à l’appellation de « déracinés » qui lui était accolée.
A proportion que le métissage des peuples va se poursuivre, que l’impuissance de l’Étatnation va devenir de plus en plus avérée, et que les territoires auront cessé d’avoir
quelque homogénéité que ce soit, la notion de souveraineté en son sens très XIXe siècle
ne pourra que perdre de son lustre et de son pouvoir de levier.
Nationalisme de créances et séparation silencieuse
Le dépassement de ces blocages va donc de plus en plus se faire dans la pacification des
nationalismes et la civilisation des différences. La tentation sera grande de voir la
communauté de destin bien moins dans certains traits communs hérités de l’histoire que
dans certaines ambitions communes. Mais même cette formulation peut tendre à trop
magnifier le nationalisme.
Il y a questionnement du nationalisme à la Gellner qui pose la similarité culturelle comme
la relation sociale de base, et l’État comme son grand agent. Dans une ère
d’individualisme renforcé et de relativisme moral, et d’érosion des pouvoirs de l’Étatnation, dans les pays qui ont atteint un certain degré de confort, le nationalisme devient
surtout une force de combat moins autour de grands idéaux qu’autour du pot au beurre.
Le nationalisme culturel devient un paravent derrière lequel se cachent des intérêts
mesquins. Le groupe ‘national’ cherche simplement à redistribuer les ressources, les
rentes, le revenu et la richesse dans sa direction. C’est un nationalisme de créances qui
utilise l’État qui, bien qu’affaibli, demeure un instrument important de redistribution des
revenus et de la richesse. Ce nationalisme cherche à traduire en créances reconnues
comme des droits ce qui n’est au départ qu’un ensemble d’expectatives, de velléités,
d’ambitions d’un groupe particulier. A proportion que l’État perd de sa force de frappe et
que la taille de la cagnotte diminue, les combats se font de plus en plus âpres.
21
22
23
Gerald Kernerman, Multicultural Nationalism. Vancouver: The UBC Press 2005.
Edgard Morin, op.cit. 323.
Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Paria : Méridiens Klincksieck 1988
7
Cette confluence de forces – nature plus éthérée et affaiblie de l’État, de la nation, de
l’ethnie même, passage de Grand G gouvernement à petit g gouvernance, souveraineté
en tant que fata morgana, etc. – a adouci le nationalisme et l’a dégriffé.
Ce nationalisme de créances à la Albert Breton24 a bien davantage valeur alimentaire
pour la bourgeoisie, la technocratie et l’aristocratie du travail, que valeur émotionnelle.
Pour le citoyen ordinaire, condamné à consommer surtout du symbolique dans cette
aventure nationaliste, l’émotion peut encore être fouettée. Mais dans une population de
plus en plus bariolée, sans beaucoup de mémoire collective commune, et avec un bagage
culturel pluriel, peut-on croire qu’il y a, qu’il y aura, volonté de payer le prix d’un
nationalisme qui pourrait réclamer des sacrifices matériels substantiels de la part de tous
les citoyens pour se donner accès à des avantages strictement symboliques?
C’est là où la montée du relativisme moral va avoir son impact majeur. Dans un monde
qui a désabsolutisé tout, y compris le national, il serait surprenant qu’il n’y ait pas eu
dévaluation aussi du lien national comme principe politique de base, et du prix que le
citoyen est prêt à payer pour le préserver. Le national est bien davantage susceptible de
devenir un paramètre parmi d’autres – un paramètre pour lequel il ne vaut pas la peine de
risquer sa vie sûrement – pour lequel on n’est pas prêt à payer le prix fort.
Dans les travaux d’histoire économique du Canada au XIXe et au début du XXe siècle,
on a montré qu’aussitôt que le revenu per capita au Canada descendait sous la barre des
70% du revenu per capita aux États-Unis, l’émigration vers les Etats-Unis explosait25.
Implicitement, on pourrait dire que les Canadiens d’alors acceptaient un niveau de vie
inférieur au Canada sans rechigner trop jusqu’à concurrence d’un écart de 30%, mais
qu’à partir d’un écart aussi grand, la décision de s’expatrier devenait impérative. On peut
croire que la plus grande mobilité des personnes, et une désabsolutisation de tout ce
qu’on considérait jadis comme sacré, y compris la nation, semblent suggérer que l’écart
de bien-être qui déclencherait le désengagement a diminué à notre époque.
Quand l’état des finances publiques au Québec a forcé le gouvernement à prendre des
mesures de rigueur au début des années 80, au nom du salut public, le Parti Québécois
(en pleine euphorie de ses débuts) a vu fondre son appui dans le grand bastion des ses
supporters dans la fonction publique quand on a réclamé une réduction temporaire de
salaire de 20%! Quelqu’un de plus cynique que moi pourrait croire que tout ce qui
réclamerait plus qu’une réduction relativement minime du confort des Québécois les
amènerait à questionner une option souverainisante qu’on jugerait trop coûteuse, si on
leur posait la question. S’il existe un support inconditionnel à la souveraineté d’une
portion de la population au prix zéro, on peut croire que si le prix dépassait 10% du
revenu per capita, elle commencerait à être érodée sérieusement. Quant à savoir quel
pourcentage de support il y aurait s’il était jamais question de conscription, cela fait
rêver.
24
Albert Breton, “The Economics od Nationalism” The Journal of Political Economy, 72 (4) 1964, 376386.
25
Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, Un Québec moderne 1760-1840. Montréal : HMH 2007, ch. 2
8
La séduction de l’idée de souveraineté devient encore moins grande à partir du moment
où la souveraineté en tant qu’éveil d’un État en dormition pourrait paraître constituer un
fruit moins vermeil qu’on l’avait cru il y a une quarantaine d’années, à proportion que
l’État est devenu moins capable d’assurer la qualité de vie parce que ne contrôlant plus
que bien mal son territoire, et bien incapable de protéger les citoyens contre le mauvais
sort en toutes circonstances dans notre monde de hauts risques : un état de fait révélé
amèrement par l’expérience d’une variété de petits pays au cours des dernières années.
On peut penser que la conjonction du relativisme moral et de l’érosion de l’État
deviendrait une force déterminante dans ces choix.
Il y a même possibilité que l’évangile du nationalisme québécois, qui a choisi
systématiquement de brimer la liberté de choix des individus au nom du collectif,
inquiète26. Certains efforts récents de l’État pour imposer la pensée unique peuvent aussi
engendrer un certain malaise dans une population aux valeurs plurielles. Incapable de
protéger les citoyens du mauvais sort, l’État québécois a en effet commencé à se tourner
vers la gouvernementalité – un caporalisme qui veut contrôler l’ordre moral, engendrer
des façons de penser particulières, mettre en scène une cohésion sociale qui insiste sur
l’importance d’un certain sens du devoir, et chercher à préparer les citoyens à leur
assujettissement volontaire et participatif au nom d’impératifs qui ne correspondent pas
toujours à leurs sentiments profonds27.
On a assisté récemment à certains de ces assauts : l’un qui a fait long feu dans le dossier
des accommodements raisonnables, l’autre qui semble encore tenir le coup dans le
délirant dossier de la laïcité extrême.
Le coup d’état proposé par les technocrates de la Commission Bouchard-Taylor, en
recommandant aux Québécois qu’ils avaient à faire le gros des ajustements dans
l’interaction avec les nouveaux arrivants, a eu une fin de non recevoir. La réaction de la
société civile a fait reculer le gouvernement.
Mais l’autre coup d’état inspiré par Georges Leroux et ses collègues technocrates avec le
cours d’éthique et de culture religieuse a été avalisé28. Ceux qui ont pris le temps de lire
le document de Georges Leroux pour expliquer la nouvelle politique seront inquiétés par
le ton et les ambitions du projet. Comme le suggère Jean Renaud, « De l’aveu de Georges
Leroux lui-même, le Québec avec ce programme va encore plus loin que la Révolution
française, et en général que les traditions républicaines (cf. p. 25) : « Quand on le
compare au communautarisme protestant et au républicanisme français, le choix du
Québec est un choix radical et absolument inédit » (p. 27). L’auteur va jusqu’à parler de
quasi-utopie : « La réponse que veut donner le Québec à ces nouveaux défis de la laïcité
26
Daniel Poliquin op.cit.2000 cite des exemples d’une constante du nationalisme québécois qui consiste à
dire qu’accorder des libertés individuelles est perçu comme une façon d’ôter toute cohésion à une nation.
27
Gilles Paquet, Gouvernance : mode d’emploi. Montréal : Liber 2008, 73ss.
28
Georges Leroux, Ethique, culture religieuse – Dialogue – Argument pour un programme. Montréal :
Fides 2007.
9
et du pluralisme prend la forme d’un vaste chantier, et presque d’une utopie : la
connaissance de la différence, le dialogue de tous avec tous (p. 16). »29.
Il n’est pas certain qu’un étatisme et un césarisme aussi délirants30 vont bien s’arrimer
aux vues des citoyens une fois que les implications de ces machinations, pour faire du
laïcisme extrême la nouvelle religion, vont être reconnues. Il est certain que nombre de
citoyens vont avoir un certain malaise au moment de s’en remettre entièrement à un État
québécois qui ambitionne de régenter les choses de l’esprit au nom de principes comme
la laïcité extrême ou la tolérance culturelle illimitée.
Malheureusement pour ceux qui craignent cet aboutissement, et qui comptent sur des
éclaircissements pour influencer la réponse des citoyens, il se peut fort bien qu’on ne leur
pose jamais la question. Le processus de séparation tranquille ne passe pas par le débat
ouvert et démocratique, mais par des mesures qui instaurent silencieusement, morceau
par morceau, un ordre social désarrimé du reste du pays.
Vingt ans de cette guérilla technocratico-idéologique a réussi le double coup d’éliminer à
toutes fins utiles la peur de la séparation tant au Québec que dans le reste du pays, et de
faire croire que l’évolution vers la souveraineté est naturelle, nécessaire, et affaire de
degré et d’étapisme, et non affaire de grande discontinuité. On a aseptisé le problème de
la souveraineté, et on l’a rendu saucissonnable et administrativement négociable à la
pièce. C’est devenu un combat de bureaucraties pour le pouvoir. Plus besoin du spectre
du referendum (qui ne fait plus peur de toutes manières), mais seulement patience et
longueur de temps pour établir lentement et silencieusement un ordre social différent
pour une ‘société distincte’. Au nom de quoi pourrait-on se plaindre? Une capitulation
tranquille et silencieuse devant ces manœuvres s’ensuivra, insensiblement.
Voilà pourquoi ce qu’il faut craindre ce n’est pas le referendum avec un débat robuste sur
les coûts et avantages d’un nationalisme québécois radical menant à la séparation. Un tel
débat permettrait au citoyen de déconstruire bien des sophismes que Daniel Poliquin a
exposés avec verve. Ce qu’il faut craindre, c’est le non-référendum, et le travail de la
Sainte-Alliance des politiciens, des bureaucrates et des syndicats – comme dirait le Frère
Untel – préparant en sourdine, pour le régime de gouverne du Québec dans son entier, la
même sorte de pathologies de gouvernance qu’elle a perpétrées dans le monde de
l’éducation et de la santé.
Quant à savoir ce que réserve cette confluence de forces, c’est à proprement parler
indécidable. Cependant les conjectures sont permises.
29
Jean Renaud, “A propos d’un essai de Georges Leroux, Philosophe-technocrates » Égards, 21, 2008,
On pourrait mentionner la nouvelle politique qui menace de couper les vivres aux garderies qui feraient
quoi que ce soit à connotation religieuse, et qui a déjà mené certaines garderies à remplacer en fin 2010 les
chants de Noël par des ballades à la Bing Crosby de peur de perdre leurs subventions. L’idée qu’il y aura
une police qui s’assurera de patrouiller la frontière entre la culture et la religion dans les garderies a de quoi
faire frémir (Lysiane Gagnon « Orwell à la garderie» La Presse 31 décembre 2010 A33).
30
10
Conjectures
Ni le Québec, ni le Canada, ni le monde ne sont cristallisés dans des architectures et des
idéologies arrêtées à jamais. Les choses peuvent donc évoluer, et les scénarios de
gouvernance les plus improbables, les plus impensables, peuvent se réaliser.
La plaque centrale dans ce processus d’ajustement est la culture publique commune.
C’est sur cette base qu’on construit les règles du vivre-ensemble, et que s’érigent les
contrats moraux entre groupes. Elle ne peut cependant évoluer qu’à l’intérieur d’un
corridor défini par l’ordre moral. Donc il se peut fort bien que pour que certains
ajustements se fassent, il faille rien de moins qu’une révolution morale. Notre intérêt ici
est de prospecter rapidement ce territoire pour établir quelle sorte de dérive est la moins
impensable, et ce que cela pourrait signifier pour le nationalisme québécois et son
aboutissement censément inéluctable, la souveraineté – une souveraineté qui, comme on
le verra, pourrait bien ne se faire qu’accidentellement.
Le fait que l’aboutissement ne soit pas facilement probabilisable ne condamne pas au
fatalisme. Il se peut fort bien que la révolution morale qui pourrait s’opérer, et la nouvelle
culture publique commune qui pourrait se concrétiser en conséquence de cette révolution,
puissent conformer jusqu’à un certain point la nature des choix politiques tolérables en
assurant un modicum d’information, de participation et de contributions critiques aux
débats (formels ou non) qui vont accompagner cette période de transition, qu’on le
veuille ou non.
Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’un débat démocratique intelligent empêche qu’il y
ait détournement de processus par qui que ce soit.
(a)
évolution de la culture publique commune
Il est devenu difficile de définir précisément les contours de la culture publique
commune. Il y a beaucoup de flou quand on parle d’un noyau dur de principes autour
desquels l’accord serait fait, et dont on pourrait dire qu’ils sont usuellement transmis
d’une génération à l’autre au Québec31. La culture publique commune existe, mais
davantage négativement – c’est-à-dire qu’elle se manifeste surtout par des réactions à ce
qui semble inacceptable, en tant qu’écho en creux des principes et conventions qui
semblent faire l’accord.
Au cœur de cette atténuation de la culture publique commune est le processus
d’individualisation qui est une des caractéristiques saillantes de la modernité. Cette
individualisation n’est pas synonyme d’atomisation, de rupture complète du lien social.
C’est plutôt que les formes et les degrés d’encastrement changent : la forme n’est plus
une coalescence autour de normes explicites partagées mais autour d’expériences
partagées, et le degré d’encastrement y est plus faible que dans les communautés
traditionnelles32.
31
32
Gary Caldwell, La culture publique commune. Québec : Éditions Nota Bene 2001.
Bernard Enjolras, Conventions et institutions. Paris: L’Harmattan 2006, 85ss.
11
Comme les contacts avec un plus grand nombre d’acteurs fort différents sont multipliés
dans le monde moderne, les expériences sont aussi démultipliées, et font que les
individus se construisent des identités multiples définies par des conventions
différenciées bâties sur des liens plus nombreux mais plus ténus : conventions de
coordination, de justification et de différenciation – définissant les mécanismes de
collaboration, les actions justifiables, et l’identité sociale (faite d’appartenance,
d’exclusion, d’identification et distinction, et définissant la stratification sociale)33.
L’individu qui habite ainsi plusieurs mondes (civique, marchand, industriel, etc.) en
arrive à vivre selon des principes supérieurs communs qui diffèrent d’un monde à
l’autre (opinion des autres, richesse, efficacité, etc.). A proportion que son univers se
complexifie, l’individu se voit obligé d’articuler plus clairement ces principes considérés
comme supérieurs dans les divers mondes, mais avec tout le flou nécessaire pour que les
conventions jouent leur rôle sans trop rigidifier les rapports sociaux, et sans empêcher les
ajustements aux circonstances nouvelles. Ces conventions définissent une pluralité de
critères d’évaluation qui se concurrencent les uns les autres : c’est le répertoire de ces
divers principes et conventions qui, syncrétiquement, institue la culture publique
commune34.
Il me semble que l’évolution de la culture publique commune au Québec tend à se
déplacer dans le triangle de Boulding (définisssant à chaque pointe les arrangements
marchands, étatiques et solidaires), c’est-à-dire qu’on voit se multiplier les conventions
privilégiant la participation la plus étendue et la réciprocité, et donnant davantage de
place à l’auto-organisation, à la responsabilisation, et aux obligations. Cela devrait
s’accomplir dans un univers de plus en plus globalisé où le cosmopolitisme intermédiaire
définira une gradation d’obligations – plus grandes pour les proches, mais assurant qu’on
ne participera pas à des actions destructrices même pour les humains les plus lointains à
la Pogge35.
La culture publique commune sert d’astrolabe, et son efficience, suggère Bruno Lussato,
est basée sur ses capacités à différencier, à intégrer, à hiérarchiser, à complexifier, et à se
transformer grâce à une soif de la connaissance, une recherche d’authenticité, et une
quête de transcendance36. A l’inverse, ce qui marquera une culture publique commune
déficiente est son incapacité ou son peu de capacité à différencier (se contentant de
l’indistinct), à intégrer (se contentant de l’amalgame), à hiérarchiser (triomphe de
l’indistinction), à complexifier (triomphe des simplismes), et à se transformer par le
savoir nouveau, le renforcement de son identité, et une capacité à déborder le contingent,
l’immédiat, la surface des choses. C’est à cette aune qu’on pourra mesurer si la culture
publique commune devient plus robuste, et davantage susceptible d’aider ses citoyens
libres à faire des choix responsables…comme on peut le conjecturer.
33
Bernard Enjolras, op.cit. Partie II
Michèle Lamont, Laurent Thévenot (sld) Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoires of
Evaluation in France and the United States. Cambridge: Cambridge University Press 2000.
35
Thomas W. Pogge, op.cit. 2002.
36
Bruno Lussato, Le défi culturel. Paris : Nathan 1989, ch. IV.
34
12
(b)
une certaine révolution morale
La raison majeure de la déliquescence de la culture publique commune au cours des
dernières décennies a été l’effondrement de l’ordre moral. Une socialité nouvelle
donnant plus de place à la solidarité, à la philia, et à la réciprocité, ne pourra donc pas
s’accomplir sans une certaine révolution morale déjà en gestation.
Ce qui compte est moins ce qu’on dit, sent ou pense, que ce qu’on fait, quand il s’agit
d’éthique. Or le relativisme moral qui a envahi les sociétés modernes, comme le Québec,
a sacralisé l’indistinction – les normes, les principes, les cultures, les conventions étant
déclarées toutes arbitraires et donc sur un pied d’égalité, toutes les cultures étant
également dignes de respect37. Par la même occasion, il a mis sur un pied d’égalité tous
les principes et toutes les conventions. Pas moyen donc d’inférer de ces fondements ce
qui serait acceptable ou justifiable ou désirable, puisque toute hiérarchisation des
principes mêmes devient illicite.
Mais comme le suggère Boudon, une telle croyance collective non fondée ne saurait se
maintenir à long terme. On peut donc penser qu’il y aura à plus ou moins longue
échéance une révolution morale. Une révolution morale est définie comme un
changement important dans les comportements en peu de temps. Or ce qui surprend
quand on observe des révolutions morales (comme par exemple la fin de l’ère des duels
ou l’abolition de l’esclavage) c’est que cela n’a que peu à faire avec de nouveaux
arguments qui seraient apparus, et auraient persuadé les gens de changer de
comportement. Dans la plupart des cas, les arguments contre ces arrangements immoraux
étaient bien connus. Ce qui a déclenché le changement est un déplacement du sens de
l’honneur suggère Appiah38.
Appiah montre qu’un code d’honneur peut être considéré comme requérant un certain
comportement de gens qui ont une certaine identité. De tels codes distribuent honneur,
reconnaissance, estime, et respect, mais aussi obligations : par exemple, attachée au statut
ou à l’identité d’un professionnel est l’obligation d’être à la hauteur de ce qu’on attend
d’un professionnel. Or tant que ce que commande l’honneur est moral, tout est bien. Mais
quand l’honneur commande les crimes d’honneur, il n’y aura pas de révolution morale
sans un changement dans la notion d’honneur.
Or le sens de l’honneur tel qu’il existe maintenant est largement ancré dans le respect de
l’identité de chacun en termes de ses ‘droits’ ou de ses créances. Un officiel au
gouvernement fédéral ne devait trouver rien de mieux pour justifier des remboursements
de dépenses excessifs que de clamer « I am entitled to my entitlements ». La notion
d’honneur en est venue à être identifiée au fait que l’autre doit honorer mes créances.
Cela semble suffire comme justification. Ce que l’on peut nommer la doctrine Dingwall –
du nom de celui qui l’a formulée de la manière la plus simple et brutale – caractérise bien
le code d’honneur en vogue, et constitue la convention de justification en usage.
37
38
Raymond Boudon, Le relativisme. Paris: Presses Universitaires de France 2008.
K. Anthony Appiah, The Honor Code. New York: Norton 2010.
13
Comme la notion de créance est relativement floue, et que, dans l’usage qu’on en a fait au
cours des dernières décennies, les créances (et les acquis – c’est-à-dire, les créances qui
se sont accréditées au fil du temps) ont grandement été la consécration de desiderata qui
ont reçu une certaine officialisation. L’éthique en vogue en est une qui se contente de
justifier les actes au nom de créances qu’on a la conviction d’avoir parce que l’on
considère que c’est une gratification concédée à un moment donné, et donc que c’est un
acquis à perpétuité. On argue même aisément qu’il y a eu manque de respect et violation
de statut quand ce qui est livré n’est pas à la hauteur des attentes que chacun juge
légitimes parce que constituant soit un acquis, soit ce qui devrait être un acquis. En
conséquence, il devient donc légitime et justifiable de réagir de manière musclée en
réponse à une situation considérée comme déshonorante parce que ne reconnaissant pas
les acquis réels ou imaginaires.
Cette moralité de créances est devenue la norme au Québec, et dans le monde de
relativisme moral, elle joue à deux vitesses : les créances sont automatiquement
considérées comme encastrées dans le béton quand elles sont nôtres (par rapport à l’État
par exemple), mais ne crée aucune obligation de s’y conformer quand ce sont celles des
autres – même si cet autre est l’État. Il ne s’agit pas seulement d’attitudes d’individus,
mais d’attitudes qui ont été officialisées dans les comportements du gouvernement
québécois.
.
Un exemple parlant de cette mentalité est le fait que le gouvernement du Québec puisse
signer un contrat avec Terreneuve pour permettre à leur électricité de transiter via le
Québec pour des décennies à venir (achat à l’entrée du territoire à prix fixe pour revente
aux clients à la sortie du territoire) et qu’il ne lui apparaisse pas injustifiable de refuser de
rouvrir le contrat quand les conditions ont changé dramatiquement, et que les prix de
l’énergie ont grimpé exponentiellement à cause de la crise mondiale. Mais le même
gouvernement du Québec, au même moment, ayant emprunté en francs suisses, et devant
faire face à des taux d’intérêt extraordinaires à cause de l’appréciation phénoménale de la
valeur du franc suisse et de l’obligation de payer les intérêts en francs suisses, trouve
normal que les Suisses ré-ouvrent le contrat pour ajuster le loyer de l’argent à des
niveaux plus raisonnables. Les Suisses n’avaient pas `ré-ouvrir le contrat, mais ils l’ont
fait au nom d’une certaine éthique; le Québec n’avait pas l’obligation de ré-ouvrir le
contrat avec Terreneuve, et il ne l’a pas fait au nom d’une éthique toute autre, sans que
l’incohérence éthique entre ces deux positions ne soit même perçue.
Cette moralité à deux versants (créances toutes voiles dehors, mais obligations seulement
si c’est contractuellement imposé) est aux fondements du nationalisme de créances. Tout
ce qui a été concédé est un acquis intouchable à perpétuité, mais rien de ce qui n’est pas
dans l’intérêt du Québec (défini à courte vue par la Sainte Alliance) n’est négociable
quelles que soient les circonstances et les impacts sur des tiers. Le caractère kafkaesque
des argumentations qui ont été échafaudées sur ces fondations, et la désinformation
systématique qu’on a employée pour en faire le marketing ont été bellement critiqués par
le romancier-essayiste Daniel Poliquin39
39
Daniel Poliquin, op.cit. 2000.
14
Il est difficile de voir comment on pourrait envisager une transformation de la culture
publique commune sans passer par une révolution morale qui modifie cette éthique.
Partant d’une notion d’honneur fondée sur les créances (avec une rhétorique de
l’humiliation chaque fois qu’une créance n’est pas honorée), comment va-t-on pouvoir
passer à une éthique de réciprocité ou de responsabilité mutuelle nécessaire au vivre
ensemble sans changer cette notion d’honneur?
Les Québécois ont pendant des décennies tellement vécu en fondant leur confort sur les
créances vis-à-vis l’État, et en refusant leurs responsabilités directes vis-à-vis le prochain,
qu’il est difficile de croire que ce changement dans la notion même de ce qu’il est
honorable de faire comme citoyen va pouvoir s’effectuer facilement. La charité, l’entreaide sont des valeurs non seulement ringardes au Québec, mais des principes considérés
comme déshonorants: l’État peut et doit s’occuper de ces choses, ce qui permet aux
Québécois d’être substantiellement moins généreux directement envers leur prochain que
les autres Canadiens. La déresponsabilisation par rapport au prochain est devenue la
norme. Les Québécois ont unilatéralement des créances (comme des garderies à une
fraction du coût): des créances non négociables et justifiées parce que sont des créances.
Seul un changement dans le sens de l’honneur va pouvoir modifier les conventions de
justification. Certains mouvements (ADQ, les lucides, etc.) ont attiré l’attention des
citoyens sur la nécessité de prendre conscience que des changements profonds sont
nécessaires, mais ils n’ont pas entamé le confort intellectuel en vogue. Et comme la
mythologie consacrée qui veut que la souveraineté permettrait de se payer tous les ponts
d’or dont on a envie, et qu’entre temps les menaces de séparation sont censées amener le
gouvernement fédéral à payer toutes les rançons demandées pour éviter la sécession, la
propension à se poser des questions pourtant évidentes n’est pas grande.
Quelle sorte de révolution morale est pensable?
Non pas un retour à un quelconque monisme éthique, mais plutôt un exorcisme du sens
de l’honneur entièrement fondé sur la reconnaissance à la Taylor40, et son remplacement
par une complexification du relativisme en vogue pour prendre en compte certaines
différences. Le pluralisme des situations et des cosmologies commande un pluralisme de
moralités, mais pas nécessairement l’acceptation de n’importe quelle moralité. Le sens de
l’honneur n’est plus alors fondé sur la reconnaissance de n’importe quel point de vue
comme également justifiable, mais seulement justifié quand ce relativisme pluraliste peut
mener à des accommodements raisonnables41. En fait c’est un langage qui a commencé à
s’accréditer dans les dernières années que celui des accommodements raisonnables – au
sens où on avait parlé antérieurement de la « paix de braves » – sorte de compromis ancré
dans des contrats moraux négociés d’où émergent des arrangements qui assurent que,
pour toutes les parties prenantes, l’honneur est sauf.
40
Charles Taylor, Multiculturalism and the Politics of Recognition. Princeton: Princeton University Press
1992
41
David B. Wong, Natural Moralities – A Defence of Pluralistic Relativism. New York: Oxford University
Press 2009
15
Ce langage est fort différent du langage des droits qui a été le vernaculaire utilisé dans
l’univers des créances. Le langage des droits est une manière de stopper la conversation.
Quand j’affirme que c’est mon droit, ce n’est pas le début d’une discussion mais sa
terminaison. L’avènement de la moralité des accommodements raisonnables va entraîner
le remplacement du langage des créances et des droits par le langage des besoins42.
C’est là un déplacement qui a été suggéré il y a longtemps par la gouvernance qui a
questionné l’hégémonie du droit. Le droit a certainement un rôle orthopédique
(« prévenir les difformités inacceptables de l’arbitraire et de la partialité »). Il ne saurait
être question de laisser au droit le monopole sur la définition de la gouverne, laquelle ne
se réduit pas à l’étatico-juridique. La gouvernance joue un rôle complémentaire et
éminemment plus subtil que celui du droit dans la confection des arrangements de
coordination efficace, des accommodements raisonnables selon les besoins43.
Cette moralité des accommodements raisonnables a le grand mérite d’avoir des
fondements philosophiques robustes depuis les travaux de David Wong44. Et si, comme
nous le croyons, ce glissement du langage des créances et des droits vers le langage des
besoins et des accommodements raisonnables est amorcé, et qu’il a bien des chances de
s’accélérer, il marquera une transition importante dans l’univers éthique – suffisamment
pour qu’on parle de révolution morale.
(c).
souveraineté accidentelle
S’il existe des forces qui lentement et silencieusement alimentent la sécession tranquille,
en parallèle il y a évolution de la culture publique commune et de ses fondements
éthiques vers une nouvelle capacité d’en arriver à des accommodements raisonnables.
Voilà qui explique pourquoi la question de savoir si la souveraineté politique du Québec
s’ensuivra est indécidable : ces forces diverses poussent dans différentes directions, et de
cette complexité semblent émerger de grandes périodes de surfusion où les éléments les
plus triviaux peuvent faire dérailler les ambitions les plus intéressantes comme les plus
destructrices.
42
Cela implique un retour à Michael Ignatieff (première manière) tel qu’il développait sa pensée dans The
Needs of Strangers (New York : Viking 1985). Michael Ignatieff (seconde manière) a été séduit pendant un
moment par la moralité des droits, mais il est vite devenu fort critique de cette idéologie, et dans son livre
Human Rights as Politics and Idolatry (Princeton : Princeton University Press 2001) il dénonce l’inflation
des droits mais aussi l’idolâtrie de la notion de reconnaissance. « The minimum condition for deliberation
with another human being is not necessarily respect, merely negative toleration, a willingness to remain in
the same room, listening to claims one does not like to hear, for the purpose of finding compromises that
will keep conflicting claims from ending in irreparable harm to either side” (84). Cependant même s’il
dénonce la confusion des droits avec de simples aspirations, pour lui les droits n’ont de sens que s’ils
confèrent des créances et des immunités (66) et donc Michael Ignatieff (seconde manière) ne revient pas
vraiment à sa position de 1985, mais se contente d’un évangile des droits de la personne légèrement adouci
qui contient encore en substance tout le potentiel de stoppage de conversation et de délibération pourtant
nécessaire si on veut en arriver à des accommodements raisonnables.
43
Gilles Paquet, “Le droit à l’épreuve de la gouvernance” Gouvernance 2(1-2) 2001, 74-84.
44
David B. Wong, op.cit. 2006.
16
Une analyse de l’expérience de Meech ou Charlottetown est ici révélatrice : des accords
qui auraient pu mettre fin au danger de sécession, de l’avis même des indépendantistes,
ont déraillé par l’effet cumulatif d’interventions fondées sur beaucoup de myopie, de
fausse conscience, de vindicte, et de malhonnêteté intellectuelle. On peut en tirer la
conclusion que la résultante de l’action combinée des forces mentionnées plus haut (et
donc la dynamique qui entrainerait séparation ou non pour le Québec du Canada) pourrait
être bien davantage le résultat de facteurs mineurs et contingents plutôt que d’une prise
en compte d’analyses avantages-coûts intelligentes et raisonnées.
Résumons ces tendances que nous avons notées, pour fixer les idées.
Premièrement, le pluralisme des points de vue et la tradition d’accommodements
raisonnables devraient vraisemblablement faire évoluer la culture publique commune au
Québec vers un amalgame de principes et normes minimales correspondant à un certain
sous-ensemble de conventions qui se recoupent sous la contrainte que certains principes
supérieurs communs vont être défendus comme non-négociables au nom d’une culture à
préserver.
Deuxièmement, à proportion que mondialisation il y a, la culture publique commune ne
va plus correspondre seulement à un protectionnisme culturel étroit des manières d’être,
mais prendre de l’ampleur et étayer un cosmopolitisme intermédiaire qui va définir un
éventail d’obligations plus ou moins grandes des citoyens vis-à-vis le reste du monde.
Cette ouverture de la culture publique commune va avoir tendance à réduire l’étendue des
protectionnismes culturels justifiables.
Troisièmement, le mélange de relativisme moral et d’un certain intégrisme nationaliste va
s’arbitrer de plus en plus en termes des coûts imposés par le césarisme de l’État qui
s’appuie sur le nationalisme culturel, et par les coercitions que ces coûts entraînent. Voilà
qui va réduire considérablement ce que des populations de plus en plus bariolées et moins
tolérantes vont accepter de subir en termes de privations et de vexations au nom des
principes supérieurs communs, et donc avoir pour effet de réduire la force de frappe de
ces principes supérieurs communs.
Quatrièmement, s’il est improbable qu’une révolution morale puisse balayer tout
l’appareil de moralité des créances/droits construit sur les impératifs de reconnaissance et
de respect toujours à sens unique (vastement accrédités au Québec), il est invraisemblable
que cette moralité ne soit pas entamée par la nécessité des accommodements et
compromis qui seront nécessaires dans des sociétés de plus en plus diversifiées. Le
glissement d’une moralité des créances/droits vers une moralité basée sur des
accommodements raisonnables, sur des contrats moraux négociés sur la base des besoins
de chacun selon le fardeau de sa charge, devrait dégriffer énormément la politique de la
reconnaissance, et délégitimer beaucoup des intrusions de l’État fondées sur elle.
Cinquièmement, cette confluence de forces peut sembler ne pouvoir que déboucher sur
un pat dans le monde des créances/droits – à proportion que ce qui ressortira comme
solution à ce jeu complexe ne semblera laisser que bien peu de marge de manœuvre pour
17
résoudre une situation d’équilibre conflictuel (dans laquelle chaque groupe ne peut pas
effectivement débarrasser le système de ses partenaires ou de ses opposants mais doit
apprendre à vivre avec eux et à faire les compromis nécessaires même si il n’a pas envie
de faire ces compromis). Cependant le glissement vers une moralité des
accommodements ouvre la possibilité à des arrangements syncrétiques.
Sixièmement, les cosmologies, les idéologies, les émotions et l’affect vont jouer un rôle
important dans le blocage des processus de collaboration et dans les effets de cascade, et
on peut s’attendre à ce que les médias jouent un rôle crucial d’amplification, de distorsion
et de désinformation car ils ne sont pas généralement des lieux de pensée critique comme
on a la mauvaise habitude de le prétendre45.
Septièmement, l’incroyable développement de mécanismes de collaboration de masse qui
a été rendu possible par les nouvelles technologies de l’information et des
communications est susceptible d’ouvrir la voie à des expérimentations en gouvernance
collaborative qui pourraient aider à sortir du pat46.
Huitièmement, ce qui rend la question de l’avenir du nationalisme québécois indécidable
en ce moment tient au fait que la détermination de l’aboutissement de l’expérience
nationaliste québécoise est bien davantage susceptible d’être déclenché, dans notre
monde en surfusion, en conséquence de petits chocs entrainant de grands effets – pas
toujours voulus et prévus – que par un débat rationnel.
Neuvièmement, en dernière instance, l’aversion au risque et le refus de payer un fort prix
pour un nationalisme qui est condamné à ne procurer que de moins en moins de
protection et de prébendes va faire qu’on finira probablement comme chez Becket – avec
une invitation à l’aventure qui n’aura pas de suivi. Mais cette conclusion générale
demeure sujette aux aléas qui peuvent à tout moment faire virer un univers en surfusion.
Conclusion
Le cas du nationalisme québécois et de son avenir pose en clair les défis importants de la
gouvernance dans un monde en surfusion où les rapports au nouveau, au fortuit, et à
l’Autre demeurent mal débroussaillés, et clairement non contrôlés. Or il n’est pas
raisonnable de vouloir faire abstraction de ces sources d’incertitude fondamentale qu’on
ne peut ni bien prospecter, ni bien mâter, au moment de spéculer sur les futuribles. C’est
pourquoi il faut explorer ces frontières.
Entretemps, il faut se contenter de se méfier des grandes dynamiques qui promettent le
déterminisme alors que tout demeure pour le moment incomplètement compréhensible.
Il n’est cependant pas acceptable de ne pas mettre de l’avant pour discussion un scénario
pas totalement impensable – de quoi alimenter les spéculations!
45
Onora O’Neill, A Question of Trust. Cambridge: Cambridge University Press 2002; dans le cas
québécois, l’essai de Daniel Poliquin op.cit. 2000 est éclairant .
46
Don Tapscott, Anthony D. Williams, Macrowikinomics. New York: Portfolio 2010.
18
Je suggère donc
(1) qu’il y aura dérive de la culture publique commune vers une réconciliation efficace du
nationalisme et du cosmopolitisme : deux réalités qui seront de plus en plus considérées
non pas comme irréconciliables (comme on l’a suggéré à tort dans le passé), mais comme
complémentaires47;
(2) que cela ne saurait s’accomplir sans une révolution morale qui va passer par une
répudiation du dominium d’un sens de l’honneur fondé essentiellement sur la
reconnaissance – une position qui continue de hanter les débats au Canada – par une
notion d’honneur davantage fondée sur un relativisme pluraliste ancré dans des contrats
moraux négociés qui incarnent des accommodements raisonnables 48; et
(3) que, pour ce qui est de l’avènement de la souveraineté politique, c’est un phénomène
en train de se faire silencieusement et qui semble irréversible; cependant il s’agit d’un
processus qui pourrait facilement (i) soit arrêter sa dérive au stade d’une décentralisation
fondamentale dans un véritable esprit confédéral; (ii) soit se poursuivre vers une
indépendance politique complète de facto silencieusement; (iii) soit se stabiliser de façon
plus ou moins permanente autour de la situation actuelle; (iv) soit enclencher un
processus de séparation brutale accidentelle.
Quant à ce qui déterminera laquelle de ces options va se réaliser, je suggère que, dans
notre monde en surfusion, tout dépendra de facteurs fortuits – facteurs dont les
spécialistes en auspices et aruspices (et même les spécialistes en gouvernance ou les
romanciers) ne semblent pas avoir trouvé la clé, s’il en existe une49. Et, si pour certains
cartésiens, le scénario iv de la sécession accidentelle paraît tellement farfelu qu’il est
considéré comme relativement improbable … il reste qu’il n’est pas impensable50.
47
Brett Bowden, “Nationalism and Cosmopolitanism: Irreconcilable Differences or Possible Bedfellows”
National Identities, 5 (3) 2003, 235-249.
48
David B. Wong, op.cit. 2009.
49
Dan Turner, Future Babble. Toronto: McClelland & Stewart 2010.
50
Nassim Nicholas Taleb, The Black Swan. New York: Random House 2007; Joshua Cooper Ramo, The
Age of the Unthinkable. New York: Little Brown 2009.
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