CHAPITRE X
LES CHANGEMENTS DU LATIN A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE
AINSI
qu'il résulte des conditions dans lesquelles
s'est
propagé
l'usage
du
latin,
le terme de « latin vulgaire » dont on se sert
pour désigner le latin parlé au cours de
l'époque
impériale
n'exprime
à aucun moment ni en aucun lieu un état un, définissable avec
quelque précision. On ne peut entendre par là qu'un ensemble
de
tendances qui se sont réalisées à des degrés divers suivant la
condi-
tion et l'éducation des divers sujets parlants, suivant les temps et
suivant les lieux.
Car une part des tendances était commune à l'ensemble de la
Romania
:
ce sont ces traits communs que l'on conviendra de
dési-
gner par le terme consacré, mais souvent entendu en des
sens
différents,
de « latin vulgaire ». Pour le linguiste, cette commu-
nauté
s'exprime
par les concordances qu'il constate entre les points
de
départ des diverses langues romanes. Ces concordances n'excluent
pas des différences qui ont existés le début de
l'époque
impériale
et qui par la suite se sont accentuées entre les parlers des diverses
provinces de l'Empire.
C'est
donc par la grammaire comparée des langues romanes que
se définit le «
latin vulgaire »
;
c'est
seulement en observant les résul-
tats auxquels ont abouti les tendances que l'on en peut constater à
coupr l'existence. La grammaire comparée des langues romanes
permet ainsi de reconnaître, dans
les
particularités qu'offrent les
textes « vulgaires », celles qui indiquent les procès intéressants
pour le linguiste.
24o
LES CHANGEMENTS DU LATIN A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE
Tous les faits sont curieux
à
observer
:
les philologues
qui
inter-
prètent
les
textes doivent
les
constater,
et
il n'est
pas
inutile
de
les expliquer linguistiquement,
d'en
chercher
la
portée. Toutes
les
tendances
qui se
sont amorcées n'ont pas abouti
;
les
procès grâce
auxquels
ont
abouti d'autres tendances n'ont
pas été
simples.
On
commettrait
une
erreur
en se
représentant l'histoire
du «
latin
vulgaire » comme résumée dans
les
formules simples
qui
expriment
la comparaison
du
latin républicain avec le
«
roman commun
» sur
lequel reposent les langues romanes. Comme toute autre grammaire
comparée, la grammaire comparée
des
langues romanes
ne
peut
se
faire qu'en opposant
les uns aux
autres
des
états
de
langues
suc-
cessifs
sur
divers domaines
;
les différences entre ces états de langues
proviennent
d'une
infinité d'innovations individuelles
et
des réactions
auxquelles
ont
donné lieu
ces
innovations
;
observer
ces
faits dans
les langues vivantes
est
chose malaisée
;
essayer
de les
restituer
pour
les
langues anciennes serait
une
entreprise chimérique.
Le
comparatiste
ne
peut envisager
que des
moyennes,
non des
faits
individuels.
Du
reste beaucoup d'innovations
ont été
tentées dont
rien
n'a
subsisté.
Les
tendances dont
la
comparaison
des
langues
romanes atteste
le
succès sont
les
seules
sur
lesquelles
on
puisse
opérer
à
coupr
;
ce
sont celles qui vont être examinées ici.
Comme
une
notable partie
des
tendances
du «
latin vulgaire
»
sont
de
celles
qui
résultaient
de la
structure
de
l'indo-européen
et
qu'on observe
sur
tout
ou
presque tout le domaine des langues
indo-
européennes, elles concordent souvent avec celles
du «
grec com-
mun
»
qui, vers
le
même
temps,
s'est
trouvé dans
des
conditions
semblables
: le
grec hellénistique était employé
par
beaucoup
de
gens dont
les
ancêtres n'étaient
pas
hellènes
et qui
avaient pris
le
grec pour langue
de
civilisation.
Le
parallélisme
des
deux
déve-
loppements est souvent curieux et instructif.
Il
n'y
aura pas lieu d'envisager ici
le
rôle
des «
substrats ».
Les
langues
qu'a
éliminées l'extension
du
latin sont multiples
et
très
diverses
;
il
n'y a
pas d'apparence qu'aucune
ait
joué
un
rôle particu-
lièrement décisif dans les formes
que le
latin
a
prises
au
cours
de
l'époque romaine. S'il
y a
lieu
de
tenir compte
des
« substrats
»,
ce
LA PRONONCIATION
2/|l
ne peut être que pour expliquer
les
traitements propres à une langue.
Les innovations communes résultent de la structure du latin et du
fait qu'un mécanisme délicat et complexe a été manié par des gens
nouveaux de toutes sortes.
Le changement de prononciation le plus grave qui soit intervenu
est celui qui a transformé le rythme de la langue.
Pour les écrivains
classiques,
pour Plaute et Térence comme pour
Cicéron et Virgile, 1' « accentus » latin
consistait,
de même que le
tonos (tension) grec, en une élévation de la voix: l'élément voca-
lique « tonique » était prononcé plus haut que les
autres.
La syllabe
« tonique » n'était, à aucun degré, un sommet rythmique. Pas
plus que
1'
« accentus »
latin,
le « tonos » grec n'intervenait dans le
rythme ni de la poésie ni de la prose littéraire.
Cette doctrine contre laquelle la plupart des philologues de langue
allemande ou anglaise se révoltent, est propre, en effet, à sur-
prendre un Européen moderne
:
qu'il soit
fort
ou
faible,
1'
« accent
»
de
toutes les langues actuelles de
l'Europe
leur fournit les sommets
rythmiques de la phrase: le rythme de nos langues est accentuel.
Des
Allemands,
des
Anglais,
des Russes habitués à mettre sur chaque
mot principal un « accent » fort se représentent mal une langue où
1'
« accentus » ne servait qu'à la mélodie du
discours,
où
il
était une
caractéristique morphologique et sémantique, non un élément ser-
vant à
«
centrer
» les
phrases.
Et pourtant les
faits
ne permettent pas le doute
:
le mot d' « accen-
tus » par lequel les Romains ont rendu le tonos grec ne se
rapporte
qu'à un « chant » ; les descriptions des anciens ne font allusion
qu'à la hauteur
;
toutes les règles de la métrique sont formulées
en termes de quantité, toutes sont indépendantes de la place de
1' « accentus »
;
un prosateur comme Cicéron définit les clausules de
son rythme oratoire en termes de quantité aussi bien qu'un poète
les
règles de ses
vers,
et,
pour caractériser ce rythme, ne fait jamais
allusion à
Y
« accentus ».
Le témoignage de la langue est plus éloquent encore
:
à aucun
égard, ni en grec ni en
latin,
la syllabe frappée de
1'
«
accentus
»
A.
MEILLET.
i(i
242
LES CHANGEMENTS DU LATIN A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE
n'est traitée autrement
que les
syllabes
«
atones ».
Une
voyelle
de
n'importe laquelle des anciennes langues indo-européennes
se
com-
porte exactement
de
même, qu'elle soit
ou non
frappée
du
«ton».
Pour
se
faire
une
idée
de ce
caractère
de
1'
«
accentus
»
latin,
du
tonos grec,
qui
était aussi celui
de
Yudatta
(élevé)
du
sanskrit,
et
de toutes
les
langues indo-européennes
à une
date ancienne, il faut
observer
des
langues qui, comme
le
japonais, offrent aujourd'hui
un
accent
de ce
genre, c'est-à-dire
où des
oppositions
de
hauteur
servent
à
caractériser
les
mots
ou
les formes grammaticales
au
même
titre
que des
différences
de
timbre
des
voyelles
par
exemple.
Tous les témoignages, ceux
des
théoriciens
delà
métrique
ou des
clausules rythmiques
de la
prose comme ceux
que
fournissent
les
vers eux-mêmes et les clausules elles-mêmes, s'accordent
à
présenter
Je rythme
du
latin classique comme résultant exclusivement
de
l'alternance
de
syllabes
longues
et de
syllabes brèves.
Le
rythme
du latin ancien comme celui
du
grec ancien était purement quanti-
tatif.
Pour le
grec,
le caractère quantitatif
du
rythme n'est pas sérieuse-
ment contesté. Quant
au
latin, beaucoup
de
philologues
se
sont
autorisés
de ce
que,
à
certains pieds
de
diverses sortes
de
vers,
le
sommet rythmique coïncide souvent avec
la
place
de
1'
«
accentus
»
pour affirmer
que
Y
«
accentus
»
intervenait dans
le
rythme
du
vers.
Mais
ce ne
sont
que des
coïncidences,
non
recherchées pour
elle-mêmes
par les poètes. Car,
en
premier
lieu,
ces coïncidences
ne
sont
pas
constantes.
En
second lieu,
on ne
voit
pas
pourquoi
les
poètes auraient cherché les coïncidences
du
sommet rythmique avec
Y
«
accentus »
à
certains
pieds,
et non à
d'autres.
Si,
à cet
égard,
le
grec
se
comporte autrement que le latin,
c'est
d'abord parce
que le
vers grec comporte moins d'observances relatives
à
la forme
du mot
que le vers latin
;
ainsi
la
fin
de
l'hexamètre homérique est plus libre
que la
fin de
l'hexamètre latin
;
et
c'est, d'autre part, parce
que la
place
du
« ton » grec
est
plus variable
que
celle
de
1'
«
accentus
»
latin,
de
sorte que, même avec
des
coupes
de
mots semblables,
la
place
du « ton
» n'est
pas
toujours
la
même.
Le caractère purement mélodique
de
l'accent
et
purement quan-
LA PRONONCIATION
243
titatif du rythme était chose délicate, malaisée à conserver et que,
en s'étendant,
les
langues indo-européennes ont toutes plus ou moins
perdue.
Dans
l'Europe
actuelle, il n'en subsiste des traces appré-
ciables que dans les langues qui ont gardé un aspect relativement
archaïque
:
langues slaves comme les parlers serbes et croates, ou
une langue
baltique,
le
lituanien.
Et ces restes ne sont que des débris
altérés qui ne permettent plus de se former de l'ensemble du
sys-
tème une idée juste
:
partout
le
type du rythme quantitatif propre-
ment dit a disparu.
Dans le monde classique, le système indo-européen du « ton.» et
du rythme quantitatif a été ruiné vers le même temps en grec et en
latin.
Le changement comprend deux procès
distincts,
mais liés l'un
à
l'autre
:
les voyelles ont tendu à perdre les différences de quan-
tité par lesquelles un e bref s'opposait régulièrement à un ê
long,
un
o bref à un
ô
long, etc.,
et,
sans peut-être devenir bien intense, la
syllabe accentuée est venue à servir de sommet rythmique, ce qui a
entraîné un allongement relatif des voyelles accentuées, un abrè-
gement relatif des voyelles inaccentuées. Le passage d'un type à
l'autre
est insaisissable : la graphie n'en peut rien manifester
;
les
sujets chez qui le phénomène a eu lieu n'en ont pas pris conscience.
Il y a eu là une révolution, mais insensible pour ceux chez qui elle
s'est
produite.
Au terme de cette
révolution,
le phonétisme du latin avait changé
de caractère : tandis que, anciennement, les syllabes intérieures du
mot avaient à quantité égale une importance rythmique égale, il y
a eu dans chaque mot un sommet du rythme à place
fixe.
La quan-
tité avait cessé
d'être
une caractéristique propre de chaque voyelle
pour devenir fonction de l'accent.
L'accent se trouvait avoir, par rapport à la fin du mot, tantôt
sur la pénultième, tantôt sur l'antépénultième, une place fixée par
la tradition, mais qui ne s'expliquait plus dans
l'état
actuel de la
langue.
Aussi, quand le gallo-roman a adopté pour désigner des
villes des noms de peuples
gaulois,
il n'a pas placé
l'accent
suivant
la formule qui aurait réglé la place de
l'ancien
« accentus » latin,
mais le plus loin possible en arrière, d'où
Bitûriges
> Bourges
(Yi
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