Repères
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Eva Hoffman se penche sur la
manière dont se transmettent les sou-
venirs personnels des épreuves ter-
ribles, décrit son combat pour éviter
d’être une « victime de victimes »,
autrement dit pour échapper à cet héri-
tage trop lourd sans renier l’histoire de
ses parents, et nous invite à réfléchir à
l’impact différé de la Shoah sur la
« deuxième génération », celle des
enfants des survivants, et aux proces-
sus souterrains par lesquels la mémoire
de la souffrance se transmet en laissant
des lésions intérieures, source d’an-
goisse et de troubles divers.
En regardant son propre vécu à tra-
vers les prismes de l’histoire, de la psy-
chologie et de la morale, Eva Hoffman
nous donne des clés pour appréhender
les mécanismes par lesquels l’individu
s’approprie la malédiction de son
ascendance pour mieux sen libérer.
Elle revendique son droit à une mémoi-
re personnelle qui ne soit pas conta-
minée par le masochisme ou la mau-
vaise conscience, et dénonce les rites
convenus du « devoir de mémoire »,
leur préférant une recherche plus pous-
sée et plus efficace qui lui est propre.
Agnieszka Grudzinska
LIBRAIRIE
Lucien Karpik
L’ÉCONOMIE
DES SINGULARITÉS
Paris, Gallimard, 2007,
384 p., 26
Ce livre est consacré à ce qui est
apparu à l’auteur comme un angle mort
de l’analyse économique orthodoxe :
celle-ci serait incapable de se mouvoir
dans l’univers des biens singuliers, ces
biens « incommensurables » qui ras-
semblent les services professionnels
personnalisés (médecin, avocat, conseil
d’entreprise, conseil de gestion), et les
œuvres d’art, la grande cuisine, les
biens de luxe, le tourisme, de nom-
breux produits des industries cultu-
relles, certaines formes d’artisanat, etc.
Lucien Karpik propose de redier à
cette défaillance de la théorie écono-
mique et de parcourir la « terra inco-
gnita du marché des produits singu-
liers ».
Les biens singuliers sont des biens
différenciés, multidimensionnels, pour
le classement desquels il n’existe
aucun accord unanime. Sur ce marché
très particulier, la concurrence sur la
qualité prévaut sur la concurrence par
les prix. L’opacité de l’information, l’in-
certitude sur la qualité nourrissent des
comportements opportunistes que seuls
des dispositifs d’aide à la décision et
de coordination permettent d’endiguer.
Les effets de réseaux sont ici néces-
saires ; c’est ce qui permet par exemple
que le marché apparemment opaque de
la psychanalyse puisse fonctionner.
Karpik oppose la décision au juge-
ment. La première, qui concerne les
choix économiques habituels, s’inscrit
dans un système d’équivalences et
relève du calcul ; le second, qui est à
l’œuvre pour les marcs de biens sin-
guliers, repose sur « la synthèse quali-
tative d’une pluralité de critères d’éva-
luation », et requiert des dispositifs
aidant au fonctionnement du marché
des singularités. Les appellations AOC
en sont un exemple bien connu. Ces
dispositifs permettent au consomma-
teur de déléguer le processus de choix,
au risque du renforcement du pouvoir
discrétionnaire et de l’autorité des ins-
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