Être malade d`un cancer à l`île de la Réunion

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COM 72, Axe 2
Être malade d’un cancer à l’île de la Réunion : l’histoire individuelle au cœur du sens de la maladie
et des parcours thérapeutiques
C. Despres, anthropologue
Introduction
La survenue d’un cancer constitue toujours un bouleversement dans l’existence des personnes. Ce
diagnostic évoque la mort et la souffrance pour la plupart des sujets, même si aujourd’hui, la
médecine offre de plus grandes chances de survie ainsi qu’une meilleure qualité de vie aux malades.
Son annonce est vécue et relatée comme une césure dans leur parcours de vie (Menoret, 1999,
Bataille). En effet, elle transforme leur horizon temporel, les traitements anticancéreux s’avèrent
souvent agressifs ou invalidants (amputations chirurgicales, effets toxiques des chimiothérapies ou
des radiothérapies), pendant la durée de la prise en charge médicale, ou de manière plus définitive.
Le malade doit alors réaménager la vie familiale et professionnelle tant qu’il est sous traitement et
parfois dans la durée. La maladie peut alors être à l’origine de véritables bouleversements identitaires
et de reconfigurations existentielles.
Pour ces différentes raisons et du fait de la violence intrinsèque au diagnostic, la maladie engage des
questionnements essentiels autour de la maladie et de son sens qui renvoient presque toujours à des
événements participant de l’histoire individuelle ou familiale. Les parcours de soins rendent compte à
la fois d’une recherche pragmatique de guérison, de soulagement des symptômes (liés à la maladie
ou aux effets de son traitement) que de cette quête de sens (Benoist, 1993).
Nous nous appuierons sur une recherche réalisée à l’île de la Réunion, qui analyse la pluralité des
recours dans le cadre du cancer, dans une perspective socio-anthropologique. Il repose sur environ 80
entretiens réalisés auprès de malades du cancer et des acteurs de soins issus des différentes
médecines. Cette recherche avait pour objet l’analyse des parcours de soins. La dimension
biographique n’était pas au centre des entretiens mais elle a émergé comme une ligne de force qui
guide en partie les itinéraires thérapeutiques.
Le malade va puiser dans les ressources disponibles, ressources naturelles autant que sociales. Les
différents recours sont rattachés au contexte réunionnais, à la fois microcosme comportant ses
spécificités et, en même temps, ouvert sur le monde et pénétré par les différents courants à l’œuvre
dans les sociétés contemporaines.
Nous verrons que la quête de sens peut prendre la forme d’un questionnement sur soi autoréflexif
mais il est fréquent qu’elle s’inscrive dans une demande auprès d’un thérapeute. Dans ce cas, elle
peut rester relativement autonome de la prise en charge thérapeutique proprement dite, nous
verrons alors comment les deux démarches s’articulent. Il arrive que le manque de cohérence entre
les soins médicaux et certains questionnements amènent les malades à se tourner vers des acteurs
inédits et des formes alternatives de prise en charge qui conjuguent alors cette double attente.
En analysant les parcours thérapeutiques de malades du cancer à l’île de la Réunion, on peut
observer que le travail d’élaboration autour de leur histoire est au cœur du choix de se tourner vers
un thérapeute plutôt qu’un autre, alors qu’ailleurs, la mise en signification de l’histoire personnelle
est inaugurée avec le thérapeute, rencontré pour une demande initialement peu élaborée.
Contexte
1
L’île de la Réunion a été peuplée progressivement par différents peuples, Français, Indiens, Africains
malgaches ou continentaux, Chinois, plus récemment Comoriens. La société réunionnaise s’est
constituée au fil des diverses vagues migratoires, incorporant, assimilant progressivement les valeurs,
les savoirs des différents peuples tout en les recombinant. Elle est caractérisée par une plasticité
inscrite dans son histoire. Les peuples qui ont formé cette société créole se sont mélangés, leurs
cultures se sont brassées, leurs univers entremêlés et ils gardent encore cette faculté à incorporer de
nouveaux apports et à circuler dans des mondes de sens dissemblables.
L’offre de soins dans ce contexte apparait variée, proposant une prise en charge médicale dans des
hôpitaux pour la plupart bien équipés et des formes alternatives de soins. Ces dernières relèvent tant
de la tradition créole que de nouveaux modes de prise en charge de la maladie, formes modernisées
des médecines traditionnelles et formes locales de médecines venues d’ailleurs. Enfin, sont présents
même si leur présence reste encore discrète, des mouvements souvent associés à une forme de
spiritualité, un travail sur l’âme ou le mental en opposition au travail sur le corps que propose la
médecine conventionnelle. Ils offrent des techniques permettant d’accéder au bien-être ou à la
guérison et séduisent parce qu’ils permettent de « réenchanter le monde devenu outrageusement
matériel. » (Benoist, 2004) Ces différents mouvements répondent à certains questionnements
existentiels révélés par la maladie. Ils proposent pour la majeure partie d’entre eux de restituer au
malade une place dans le processus de prise en charge de la maladie dont la médecine l’avait
dépossédé, lui redonnant dans une certaine mesure le contrôle de son destin.
Les parcours de soins témoignent de la fluidité du monde créole. Ils sont le plus souvent structurés
par la Médecine qui exerce une forme de monopole. Cependant, la majorité des personnes atteintes
par la maladie engagent d’autres recours qui viennent compléter les soins médicaux, qu’ils soient
inscrits dans un registre psychique, spirituel ou de gestion des désordres du corps.
Quête de sens et biographie
La maladie est vécue comme essentiellement injuste, elle est un désordre et doit donc trouver une
signification. Elle est alors insérée dans une chaîne d’événements, sa survenue apparaissant
fréquemment, au fil des élaborations, non plus perçue comme une rupture biographique mais
insérée dans un continuum (Bataille, 2003) dans le parcours de vie.
Les désordres biologiques sont reliés à l’environnement social et l’histoire du sujet. Celle-ci est alors
remise en forme, de manière à donner du sens à l’irruption de la maladie. Certains événements sont
perçus comme des déclencheurs. Ils prennent une signification quand ils sont intégrés dans
l’ensemble de l’histoire de vie et revisités à travers l’émergence de la maladie. Ils s’inscrivent à la
Réunion dans une dialectique entre les rapports sociaux, l’environnement naturel et le monde
surnaturel (constitué de dieux, d’esprits, d’ancêtres). Quelques exemples permettront d’observer que
ces événements sont repérés dans l’histoire individuelle dans plusieurs circonstances : quand ils ont
été à l’origine d’émotions intenses, entrant dans ce cas dans les représentations profanes du cancer, à
la Réunion mais également dans d’autres contextes culturels ; quand ils rendent compte d’un vécu où
le sujet n’a pas la maitrise des événements ou ne les a pas anticipés. Il s’agit fréquemment d’une
perte, celle d’un être cher, la dégradation d’un statut social, professionnel.
Les émotions sont fréquemment impliquées dans la perception de la survenue du cancer. Elles sont
parfois exprimées en termes de « stress », catégorie médicale au départ et plus fréquemment
utilisée, mais qui rend compte de phénomènes divers, le plus souvent d’émotions engendrées par des
conflits familiaux ou professionnels, dans le contexte de cette recherche, c’est-à-dire pour des
malades atteints de cancer. Cette conception communément rencontrée fait écho à une place
donnée à l’émotion dans les représentations traditionnelles de la maladie (Andoche, 1988). L’émotion
2
est pensée comme une énergie emmagasinée dans le corps et qui doit être restituée sous une forme
ou une autre.
La quête de sens inaugurée parfois dès l’annonce, peut se poursuivre dans une étape ultérieure par
une recherche plus élaborée. Le malade va puiser dans son environnement, en fonction de son
appartenance, notamment religieuse, de son inscription ou non dans l’espace culturel réunionnais,
de ses interprétations propres de la maladie. L’accompagnement dans ce processus prend des formes
variables, psychothérapie, consultation dans le champ magico-religieux (devineur, par exemple),
thérapeutes des médecines appelées communément parallèles ou alternatives. Dans un grand
nombre de cas, il reste autonome de la démarche de soins, assurée par la médecine. Dans certains
cas, cependant, cela peut amener à engager une démarche thérapeutique visant à réparer le conflit,
le désordre biographique.
La maladie comme conséquence d’un désordre biographique
La plupart des médecines alternatives dans une mouvance contemporaine s’appuient sur l’idée que la
maladie est un langage. Celle-ci révèlerait un désordre dans l’histoire singulière d’un individu, parfois
dans sa généalogie. Elle fait écho aux interrogations des malades dans le cadre de la recherche de
sens mais certains parcours se singularisent dans la mesure où le sujet et/ou son thérapeute
envisagent d’assurer la guérison par la réparation de ce désordre.
Dans l’univers magico-religieux réunionnais, la maladie est parfois interprétée comme un message,
« un rappel à l’ordre » qui pourrait être entendu au sens propre et au sens figuré, qu’il faut donc
décoder. Le sujet fait appel à un guérisseur (devineur) qui va l’aider à interpréter les signes et
proposer des solutions. L’interprétation de la maladie mobilise les rapports sociaux avec les vivants,
relations de voisinage, conflits familiaux (mettant en cause la sorcellerie), ou avec les morts, les
ancêtres, les Dieux. Il faut donc identifier le persécuteur ou le mécontent. Dans certains cas, le
malade entreprend un itinéraire religieux complexe, quand sa généalogie entremêle plusieurs
origines et la gestion des demandes des ancêtres supposés mécontents peut s’avérer complexe,
parfois inextricable quand les ancêtres appartiennent à des cultes différents. Chacun d’entre eux
(Malbar1 et malgache) exige des règles spécifiques et des tabous, parfois contradictoires entre eux
(alimentation, notamment). Chaque culte requiert ses propres rituels (services), ses offrandes, ses
sacrifices. A travers les rituels visant à remettre en ordre, il s’agit de perpétuer un héritage et de
réaffirmer l’enracinement culturel, ethnique : elle participe de la construction identitaire (DumasChampion, 1998). La maladie instaure une forme de dialogue entre le sujet et ses ancêtres.
Dans un cadre fondamentalement autre, divers thérapeutes mettent l’histoire du sujet au centre du
processus thérapeutique. Une nébuleuse de théories et de pratiques s’est construite, dérivées des
théories de Hamer et/ou de la psychogénéalogie. Dans la théorie de Hamer, le cancer est lié à un
traumatisme psychologique majeur produisant un conflit affectif. Il y a selon lui une corrélation entre
l’évolution de la maladie et celle du conflit. Pour Hamer 2, les traitements médicaux constituent de
nouvelles agressions et donc il préconise l’interruption, plus particulièrement dans le cas de la
résolution de conflits3. Plusieurs modes de prise en charge sont proposés basés plus ou moins de
près sur cette théorie qui a été développée, nuancée ou poussée plus loin par ces successeurs. Elle
1culte propre à la Réunion dérivé de la religion hindoue
2Le choc psychique dramatique ou vécu comme tel est considéré comme unifactoriel (la théorie
récuse l’origine plurifactorielle du cancer).
3
est à la base du décodage biologique. La psychogénéalogie s’appuie sur les thèses de Hamer et
analyse les rapports entre notre état physique et mental d'aujourd'hui et l'histoire du clan familial. La
maladie viendrait des conflits impliquant la famille, les ascendants, les ancêtres.
En fonction des thérapeutes, le décodage prend une place variable. Pour ceux qui ont été rencontré à
l’occasion de cette recherche, il s’agit le plus fréquemment de comprendre le sens, de donner les
moyens à la personne de comprendre le conflit et trouver les solutions, sans nécessairement arrêter
les soins. Deux exemples rendant compte de cette approche seront rapportés. La découverte de
l’événement majeur, originel, supposé à l’origine de la maladie doit assurer la guérison, mais le
traitement est là pour contrôler tant que la cause n’est pas découverte.
D’une approche sociale vers une approche individuelle de la maladie
Les nouvelles modalités de prise en charge de la maladie s’opposent aux formes plus traditionnelles,
encore présentes à la Réunion. Dans ce cas, l’origine de la maladie est un désordre social qu’il faut
réparer. Dans cette perspective, son interprétation et sa gestion s’attachent à « remettre en ordre »
le groupe et la société. La prise en charge de la maladie du sujet mobilise souvent l’ensemble du
groupe familial et les statuts sociaux respectifs des uns et des autres s’y jouent, en lien avec la
filiation.
Dans les nouvelles formes d’accompagnement, l’individu est au centre des préoccupations.
L’individualisation de la société a amené chacun à une plus grande conscience de soi, de son corps,
de son devenir (Elias, 1991)). Les nouvelles lois notamment concernant la place de l’usager dans le
système de soins, l’information divulguée aux malades, renforcent l’émergence d’une nouvelle
position du patient, objet de pratiques médicales mais de plus en plus collaborateur actif. Autonomie
et contrôle de soi vont alors favoriser les conditions pour que chaque individu puisse reprendre la
main sur sa trajectoire de soins et chercher des réponses à ses attentes insatisfaites par la médecine
ou un secteur spécifique de la médecine. Cependant, dans le cancer, la médecine exerce une forme
de monopole. Le médecin pose le diagnostic qui reste un diagnostic exclusivement médical, décide de
la démarche à poursuivre (Bataille, 2004) ; l’espace de choix et de décision est quasi inexistant et le
malade ne peut qu’approuver des décisions reposant avant tout sur des critères techniques et sur
lesquels la majorité des spécialistes ne cherche pas à l’éclairer ni à lui permettre d’en comprendre les
enjeux. Il lui est difficile de s’approprier sa maladie du fait d’une information tronquée, parfois
mensongère comme le montre S. Fainzang (2006).
Les besoins spécifiques relatifs à cette maladie, la position octroyée au sujet, vont favoriser des
recours lui permettant d’être à nouveau acteur de son destin. A travers les recours complémentaires
aux soins médicaux (ou exclusifs plus rarement), les individus se réapproprient pour part leur
maladie, marquant de cette façon une forme d’autonomie à l’égard de la médecine. Ils contribuent à
leur manière et avec des modalités diversifiées à leur guérison. Mais à travers le travail
thérapeutique, c’est aussi une part de leur histoire qui est mobilisée, travaillée, reconfigurée. Il relie
le sujet à sa biographie dans son historicité tout en l’inscrivant dans un devenir. Il aboutit
fréquemment à des reconfigurations de l’existence, participant du processus de guérison.
3Le cancer peut être du au conflit mais selon lui, la résolution d’un conflit peut également générer la
maladie
4
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