Justice, Troc et salaires monétaires
Jean-Luc Bailly1, Asma Boutouizera2
Résumé. Dans cette communication, nous nous proposons de montrer que, dans nos
économies monétaires de production, les salaires ne sont pas déterminés dans des échanges
relatifs. Bancaire, la monnaie n’est pas une marchandise et les différents travaux ne pouvant
être ramenés à une expression physique commune, la mesure de la production et la répartition
des richesses ne sont pas l’expression directe du processus matériel de transformation de
matières et d’énergie. Dès l’instant où l’on saisi que la monnaie est en vérité un système de
relations sociales, on peut comprendre que la question de la justice économique ou du
caractère plus ou moins équitable des salaires ne relève pas de critères proprement
technologiques. Suivant Keynes, nous pouvons montrer que si la valeur est bien créée par le
travail, les salaires ne résultent pas de transferts réciproques de marchandises entre les
travailleurs et les entreprises ; ils sont déterminés dans des rapports de forces et des
conventions qui s’établissent entre les travailleurs et les employeurs. Ainsi, il ressort que la
question de la justice sociale ne repose pas sur celle de la justice économique.
Mots clés : Valeur-travail, Justice, Troc, Monnaie, Unité de salaire
Codes JEL : D46, D63, E21.
Abstract. In this communication we propose to show that in monetary economies of
production, wages are not determined by trading transaction. Bank currency is not a
commodity and different studies can not committed to a common physical expression, the
extent of production and distribution of wealth is not the direct expression of the raw
materials and energy process of transformation. From the moment we seized that money is
indeed a social relations system, we can understand that the question of justice and fair wages
is not strictly the main point of the economic measurement. According to Keynes, we can
show that if the value is created by labor, wages are not the result of reciprocal transfers of
goods between the workers and businesses but are determined by the strength of relations and
agreements established between workers and employers. 
Keywords: Work -Value, Justice, barter, currency, wages unit
JEL Codes: D46, D63, E21.
1 MCF, U. de Bourgogne, Centre d’Etudes Monétaires et Financières-FARGO, LEG (UMR 5118)
2 Doctorante, U. de Bourgogne, Centre d’Etudes Monétaires et Financières-FARGO, LEG (UMR 5118)
asme-amina.boutouizer[email protected]
2
INTRODUCTION
Les grands courants dominants de la pensée économique contemporaine
(néoclassiques et néo ou nouveaux keynésiens) ont en commun de traiter les échanges comme
s’ils répondaient au plus profond à des relations de troc. La règle qui prévaudrait serait celle
de la nécessaire égalité entre la valeur reçue et la valeur cédée, l’une se substituant à l’autre
dans l’avoir de chacun des échangistes. Cette idée que la justice serait un principe intangible
attaché aux opérations de troc est un des éléments qui fondent les théories de la valeur
classique et néoclassique. Dans ces théories, il est implicitement admis que le troc est
naturellement juste puisqu’il est supposé que dans les économies d’échanges réels les
travailleurs reçoivent en rémunération l’équivalent de ce qu’ils apportent dans le processus
productif: « Dire que la valeur est créée par le travail, c'est répondre, semble-t-il, à une idée de
justice » (Gide, 1931, p. 49).
Dire que la valeur est créée par le travail n’impose pas nécessairement comme
conséquence que « le travail est la mesure réelle de la valeur échangeable de toute
marchandise. » (A. Smith, 1991/1776), p. V), et que les richesses aient une mesure réelle, sous
entendu en termes physiques, homogène dans l’espace social. Pourtant c’est cette occurrence
qui est le plus souvent retenue lorsque l’on discute de la pauvreté et du caractère plus ou
moins juste de la répartition des richesses. Une telle conception de la mesure en économie
contribue à donner la représentation d’un monde où les relations économiques seraient
indéterminées si l’on ne supposait l’existence d’une sorte d’être suprême -la main invisible ou
le commissaire priseur (qui revêt souvent une forme mathématique)- qui viendrait en quelque
sorte homogénéiser l’ensemble des transferts de biens et services parfaitement hétérogènes
entre eux. En vérité, si les échanges étaient des trocs et que les grandeurs économiques soient
toutes relatives, on ne disposerait d’aucun critère objectif pour évaluer le caractère équitable
ou non de la répartition des produits de l’activité économique, nous n’aurions que l’image de
la conservation de dotations initiales.
Dans ce travail, après avoir rapidement présenté à grand traits la problématique entre
une économie de troc supposée juste et la réalité de nos économies monétaires, nous
montrerons que la production n’est pas de la nature d’un troc. Les théories qui fondent leurs
analyses de la répartition sur l’idée que la production ne serait autre chose qu’un échange
relatif entre services producteurs et produits physiques sont en effet enfermées dans une
logique circulaire. L’introduction de la monnaie dans le corps de l’analyse nous permet de
caractériser la production dans toute sa spécificité créatrice. Produire consistant en la création
3
de richesses et non en leur préservation, nous pourrons alors saisir qu’il n’existe pas de justice
immanente à la mécanique économique. Notre propos n’est pas de dire ici ce qui est juste ou
non, ni de développer une nouvelle théorie de la justice, notre ambition se limite à la mise en
avant de quelques concepts qui pourraient permettre d’appréhender la question de la justice
économique sous un angle différent de celui qui est habituellement retenu lorsque l’on parle
de justice sociale. Nous pourrons saisir que la question de la justice ou, plus précisément, de
l’appréciation du caractère équitable ou non de la répartition des richesses entre les membres
d’une collectivité ne relève pas de mécanismes objectifs et indépendants des rapports sociaux,
politiques etc. qui prévalent dans nos sociétés.
I- POSITION DE LA QUESTION
Il est bon de remarquer tout de suite que l’on ne parle que très rarement de justice
proprement économique, mais que l’on discute le plus souvent de justice sociale. Cela tient
pour une large part à ce que la pensée économique dominante, d’inspiration classique et
néoclassique quand bien même elle se revendique néo-keynésienne, est fondée sur deux
principes : l’égalité et la liberté des individus dans les relations d’échange. Partant, s’il existe
des injustices, ou si l’on préfère des rapports d’échange que ne respectent pas les grands
principes fondamentaux qui sont supposés sous-tendre la justice des échanges marchands,
cela tiendrait à la pression de forces extérieures à l’économique, tel l’Etat par exemple, qui
relèveraient d’autres sphères de l’activité humaine. Keynes pensait que le succès de la théorie
de Ricardo tient pour une grande partie en ce : « Qu’elle présentât beaucoup d’injustices
sociales et de cruautés apparentes comme des incidents inévitables dans la marche du progrès,
et les efforts destinés à modifier cet état de chose comme de nature à faire en définitive plus
de mal que de bien, la recommandait à l’autorité. » (Keynes, 1936/1969, p. 59).
1- Troc et échange
Aujourd’hui, presque tout le monde adhère à l’idée que nous vivons dans des
économies d’échange dans lesquelles les lois du marché jouent un rôle déterminant dans le
fonctionnement et l’organisation de nos sociétés. C’est dire que pour beaucoup, il n’y aurait
pas vraiment de distinction entre l’économique et le social puisque tout peut être ramené à des
principes qui sont supposés gouverner l’activité économique. Si c’est l’individualisme
méthodologique qui est aujourd’hui dominant, c’est parce que l’on admet implicitement que
la société est composée d’individus séparés et autonomes qui entrent librement en relation les
uns avec les autres au gré des opérations qu’ils réalisent sur les marchés. Par marché, on
entend généralement un espace ou un ensemble de lieux où les individus intervenant sur un
4
pied d’égalité procèdent à des transferts de biens et de services. Ainsi, il semble comme une
évidence que l’ensemble de l’activité économique est fondée sur des opérations de troc, qui
considérées du point de vue de « la théorie de l’économie pure »3 seraient neutres quant à
l’organisation de la société et plus ou moins perturbées ou masquées par des phénomènes
monétaires et financiers. Sur les marchés, tout échange réalisé entre deux individus, sans
violence ni contraintes, se traduit par ce que chacun des intervenants cède l’équivalent de ce
qu’il reçoit et reçoit l’équivalent de ce qu’il apporte. Cette relation d’équivalence étant elle-
même déterminée de manière relative aux quantités physiques échangées, la monnaie est
supposée ne jouer qu’un simple rôle transitoire d’intermédiaire facilitant les transferts de
biens et services réels entre les deux agents. L’équilibre général des marchés serait donc un
état où les vocables de justice sociale et de justice économique deviendraient synonymes,
parce que serait réalisée une juste répartition des richesses entre les individus participant à ces
mêmes marchés. L’équilibre des opérations de troc est une situation où non seulement chacun
retrouve l’équivalent de ce qu’il cède et vice versa, mais qui correspond aussi à la réalisation
des anticipations des participants (Phelps, 1985/2006, p. 67et sui.). Après l’échange, les
dotations initiales des échangistes sont réputées équivalentes à ce qu’elles étaient avant. La
propriété change de forme mais pas de mains. Si l’on en croit les premiers chapitres de la
plupart des manuels d’économie, la satisfaction des besoins humains s’articule sur des
relations de troc4 qui, si elles n’étaient perturbées par des facteurs extérieurs au modèle idéal
sans monnaie, conduiraient au bonheur individuel et, grâce au libre jeu des lois du marché, au
bonheur de la collectivité.
Il semble bien, pourtant, comme un fait avéré, que nous ne réalisons pas des
opérations de troc de façon ordinaire et quotidienne, et que nous vivons dans des économies
monétaires. Quand nous nous procurons des produits physiques, ce n’est pas en transférant
d’autres produits physiques, mais en payant avec de la monnaie bancaire. Alors qu’un troc est
une opération d’individu à individu, dans nos économies, les transactions commerciales ne
s’organisent pas entre deux individus, mais entre trois catégories d’agents économiques aux
fonctions bien déterminées et non interchangeables : un payeur, un système monétaire
(bancaire) et un payé. Le payeur et le payé ne sont pas autonomes et séparés
économiquement, ils sont fonctionnellement liés par le système bancaire qui, donc, ne peut
être considéré comme neutre. Il s’ensuit que la monnaie n’est pas neutre non plus et que,
3 Cf. notamment la « 4ème leçon » des Eléments d’économie politique pure de Walras,
4 Que l’on pense à la théorie fondée sur les courbes d’indifférence où les échanges ne sont que des substitutions
au sein des dotations initiales.
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indépendamment de la forme institutionnelle que peut revêtir le système bancaire, son rôle est
essentiel dans la réalisation des transactions sur les différents marchés et dans la répartition
des richesses, y compris hors marché. Manifestement, comme le relevait Keynes : « Le monde
n’est nullement gouverné par la providence de manière à faire toujours coïncider l’intérêt
particulier avec l’intérêt général et il n’est nullement organisé ici-bas de telle manière que les
deux finissent par coïncider dans la pratique. Il n’est nullement correct de déduire des
principes de l’Economie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en
faveur de l’intérêt général » (Keynes, 1926/1971, p. 117). Il semble bien, en effet, qu’en
raison même de la nature et du rôle de la monnaie, le macroéconomique ne soit pas fondé sur
le microéconomique et que le bien être de la collectivité ne soit pas réductible à la somme des
satisfactions individuelles. Cela tient à ce qu’«Il n’y pas de commune mesure entre les
satisfactions des divers membres de la collectivité (no bridge). On ne peut pas additionner
leurs fonctions d’utilité qui, même précisées suivant la ligne de pensée de la Théorie des jeux,
dépendent encore de constantes arbitraires. Il n’existe pas ainsi de fonction globale que l’on
puisse chercher à maximiser. » (Pierre Massé, cité par P. Dieterlen, 1964, p. 172) (cf. le
théorème d’impossibilité de Arrow ,1951).
L’idée que tout échange est de la nature d’un transfert de biens finis entre deux
individus5 est tellement ancrée dans les esprits, qu’il est extrêmement difficile d’accepter
l’idée qu’il peut en être autrement, et qu’en raison même de ce que nos économies sont
monétaires, il n’y a pas à proprement parler d’échanges relatifs, ou si l’on préfère de transferts
d’objets entre les individus. Une question se pose : un paiement monétaire peut-il être
assimilé à un transfert de deux richesses séparées qui seraient déterminées indépendamment
l’une de l’autre dans des espaces qui leurs seraient propres ? Si la réponse est positive, alors
on peut dire qu’un paiement monétaire est de la nature d’un troc. Pourtant, si un bien
s’interpose dans le troc entre deux biens ou services cela suppose que les échangistes
s’accordent non seulement sur l’équivalence entre les quantités de biens transférées, mais
aussi sur le rapport quantitatif entre chacun des biens et le bien intermédiaire. C’est dire que le
transfert de biens et services suppose une unité de compte et que les objets transférés
indirectement soient mesurés séparément dans cette même unité. Or, dès l’instant où l’unité
de compte est acceptée par une collectivité dans laquelle règne un certain état de la division
du travail, il nait sous une forme ou une autre un système monétaire qui répond au système de
production. Keynes écrivait ainsi : « L’Âge de la Monnaie a succédé à l’Âge du Troc aussitôt
5 « Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dés cet instant, un débouché à d’autres produits pour un
montant de sa valeur. » (Say, 1803/1972 p. 140).
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