Carthage et Rome - Reseau

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Éric Zemmour
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III - Zemmour historien
Carthage et Rome
(2/4)
par Danièle Masson
L’histoire selon Zemmour n’est pas l’histoire
des mentalités à la manière de Philippe Ariès
et d’Emmanuel Leroy-Ladurie, mais celle des
grands évènements, et d’abord des guerres, du
bruit et de la fureur. Pour cette raison très simple que pour lui l’homme est un prédateur, et
que la guerre est un marqueur essentiel de son
identité. Il explique ainsi le paradoxe fondateur
de l’identité masculine : « L’homme risque son
existence en faisant la guerre, mais il perd son
essence en ne la faisant pas ». (1)
Il a lu Clausewitz et René Girard tentant
d’« achever Clausewitz » en lui appliquant sa
théorie de la rivalité mimétique. Zemmour,
après Girard, explique les relations franco-allemandes à partir de la victoire napoléonienne
d’Iéna sur les Prussiens, en 1806, « pivot de
l’histoire européenne des deux derniers siècles », (2) par le désir mimétique. « Les Prussiens n’ont réglé leur compte avec la défaite
d’Iéna qu’en juin 1940 […] La Prusse est allée
au bout de sa logique mimétique vis-à-vis de
la France ». L’Allemagne reprend le flambeau
de la France vaincue à Waterloo : « Berlin aspire à devenir la nouvelle Rome ». (3)
Clausewitz, bien qu’il meure en 1831, anticipe les guerres européennes qui se sont exas-
pérées jusqu’au désastre. Non pas par imagination, mais parce qu’il fut acteur – il était officier prussien – et observateur de Napoléon.
Napoléon, qu’il déteste et qui est en quelque
sorte son modèle repoussoir, pratique « la montée aux extrêmes », que Girard explique par
« l’incapacité de la politique à contenir l’accroissement réciproque, c’est-à-dire mimétique, de la violence ». (4)
Pour Clausewitz, la guerre est un duel à une
plus vaste échelle. Il saisit l’originalité de l’armée française devenue révolutionnaire : le phénomène du peuple en armes, grâce à la
conscription qui lui permettra d’occuper la
Belgique et la Rhénanie. René Girard commente : « Cet attachement aux conquêtes […]
déterminera toute la politique de Napoléon,
sa fuite en avant pour établir, de la Russie à
l’Espagne, un blocus continental contre l’Angleterre et ses visées commerciales hégémoniques ». (5) Les guerres napoléoniennes et la
guerre totale qu’elles inaugurent, annoncent
le face-à-face mortel des haines nationales. Girard explique « l’esprit du monde » que Hegel
a vu passer sous ses fenêtres à Iéna. C’était
« moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le crépuscule de l’Europe […] Voilà
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pourquoi Clausewitz me passionne et m’effraie
à la fois ». (6)
La guerre n’effraie pas Zemmour. Il reproche
à Napoléon non pas sa démesure, mais de
n’être pas allé au bout de sa logique. Il pourrait
souscrire à l’affirmation de François Thual :
« La géopolitique, c’est l’histoire de la dévoration des sociétés entre elles ». Car si Philippe
Auguste, Louis XIV, Napoléon, Clemenceau
n’ont pu toucher au but, c’est qu’à chaque fois,
un croc-en-jambe les a fait chuter.
Le « duel à une plus vaste échelle », c’est
celui de Carthage et de Rome, c’est l’affrontement « entre terre et mer, entre mondialisation
et unification du continent européen ». (7)
« Votre livre, c’est sur nous », disait un Anglais
à Zemmour qui lui répliquait : « Oui, parce
que vous nous avez empêchés d’atteindre notre
destin ».
Or la vocation très consciente de la France
à partir de Louis XIV, c’était, selon Zemmour,
d’unifier l’Europe autour d’elle ; et le traité de
Westphalie, en 1648, lui promettait cette unification. Mais, en 1651, l’édit de navigation
par lequel l’Angleterre s’octroyait le droit de
contrôler toutes les routes maritimes, en obligeant tout le commerce mondial à passer par
ses bateaux, lui donnait l’hégémonie impériale
sur la mer. « Trois petites années pour que la
nouvelle Rome ait trouvé sa Carthage », (8) et
que celle-ci retourne l’antique imprécation :
« Roma delenda est ». En évoquant une nouvelle guerre de Cent ans, entre 1689 et 1815,
sans doute Zemmour a-t-il songé à Bainville :
« l’Angleterre s’oppose à la politique française
et prend la tête des coalitions », elle ouvre
ainsi « une sorte de nouvelle guerre de Cent
ans qui ne se terminera qu’à Waterloo ». (9)
Plus sensible à la politique extérieure qu’à
l’intérieure, Zemmour structure son livre par
les traités qui ont jalonné l’histoire de France
et programmé son avenir. Désastreux traité de
Verdun (843) qui fait éclater l’empire carolingien et lance la question d’Occident, cause de
« guerres, massacres, conquêtes, désolations,
génocides, alpha et oméga de notre histoire ».
Heureux traité de Westphalie (1648) qui assure
la domination de la France sur l’Europe continentale. Malheureux traité d’Utrecht (1713) où
l’Angleterre se voit reconnaître la possession
du rocher de Gibraltar. « L’équilibre européen
signifiait que la France renonce au nom de la
paix à son rêve historique : remplacer l’Empire
romain ». (10) Funeste traité de Paris (1763)
par lequel la France perd son bel empire colonial : Canada, Indes. Et de citer Michelet :
« que perd la France ? Rien, si ce n’est le
monde ». La France perd alors la bataille de la
mondialisation. Mortel traité de Vienne (1815)
qui pérennise, après Waterloo, la mondialisation sous domination anglaise. La guerre de la
terre et de la mer s’achève avec la chute de
Napoléon.
Zemmour évoque peu la rupture absolue
de la Révolution et la France meurtrie par elle.
Ce qui compte pour lui, c’est qu’alors, « la
France républicaine achève à la hussarde le
destin romain rêvé par les rois : rive gauche
du Rhin, Belgique, républiques Cisalpine, Ligurienne, Piémont et Turin, annexés en 1801 ».
(11) Louis XIV avait œuvré pour donner à la
France une ceinture solide et ses conquêtes
étaient en harmonie avec le système de Vauban, qui « désignait les lieux et les lignes d’où
la France était plus facile à défendre ». (12)
Grâce à Bonaparte premier consul, elle
s’agrandit jusqu’à « ses frontières naturelles »,
la mer et le Rhin, les Alpes et les Pyrénées,
soit « forger une nouvelle Rome dans les limites de la Gaule romaine ». (13) Bainville
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avait écrit de même : « par le traité de Lunéville, l’Autriche renonce à l’Italie […] La rive
gauche du Rhin devient française et fut divisée
en départements. La Gaule de César était reconstituée ». (14)
Si Zemmour évoque pourtant la Terreur, c’est
par le biais d’une citation de Marx : « Bien que
cette société bourgeoise n’eût rien d’héroïque,
il n’en avait pas moins fallu l’héroïsme, l’abnégation, la terreur, la guerre civile, les batailles
des nations pour la mettre au monde ». (15)
Ainsi Marx justifie-t-il la terreur parce que pour
lui, la violence est l’accoucheuse de toute société grosse d’une société nouvelle. Zemmour
fait sienne l’analyse marxiste, avec une
nuance : « Marx voit juste, mais enfermé dans
son prisme économico-social, il laisse de côté
l’aspect géostratégique ». (16)
Il était naturel que Zemmour voie en Napoléon le nouveau César, qui assume l’héritage
de l’Empire romain et reconstitue la Gaule romaine et ses marches qui la protègent. Le combat entre Napoléon et les Anglais est pour lui
« la matrice de tout le siècle qui s’annonçait
et de la grande lutte entre libre-échange et protectionnisme » (17) Mais expliquer les
conquêtes napoléoniennes par le « besoin de
protections pour se développer à l’abri de la
mortelle concurrence de l’Angleterre mondialisée » (17) est peut-être un peu court.
Zemmour se sépare ici de Bainville. Pour
celui-ci, Napoléon, héritier de la Révolution,
est prisonnier de ses conquêtes : « Partie de la
conquête de la Belgique, la Révolution était
conduite à des entreprises démesurées ». (18)
Et c’est la démesure qui marque l’Empire. Dominant l’Europe, Napoléon veut entraîner les
autres pays à participer à un blocus continental
qui interdirait tout commerce et tout échange
avec l’Angleterre afin de l’isoler : « efforts dé-
mesurés sans que rien ne fût jamais résolu »,
(19) commente Bainville. Le Grand Empire,
c’était la France des cent trente départements
et provinces illyriennes qui allait jusqu’à la
mer Baltique et ne pouvait plus éviter l’hostilité
de la Russie.
En 1812, Napoléon prépare l’armée des
« vingt nations », pour ce que Bainville nomme
non sans ironie la « croisade de l’Occident
contre la Russie asiatique ». (20) S’ensuivent
le désastre de la campagne de Russie, l’invasion de la France par la quasi-totalité des pays
conquis, le traité de Paris et le Congrès de
Vienne qui contraignent la France à renoncer
à ses frontières naturelles conquises par la Révolution et défendues par Napoléon, et à revenir à ses anciennes limites : « les Anglais offrent la Rhénanie et la rive gauche du Rhin
aux Prussiens : c’est par la Rhénanie que les
Prussiens nous attaquent en 1870 ». (21)
Pour Bainville, la logique des desseins de
Napoléon le pousse à de dangereux remaniements de la carte du monde. Pour Zemmour
au contraire, « l’Ogre corse n’irait jamais au
bout de sa logique ». (22) Le drame français
n’est pas dû à son hybris, mais à son « excès
de mesure », (23) et à ses victoires insuffisamment exploitées : Zemmour aime à réécrire
l’histoire. S’il reconnaît que Napoléon a pratiqué la montée aux extrêmes théorisée par
Clausewitz, il regrette qu’il n’ait abattu ni les
Habsbourg ni les Hohenzollern : il aurait fallu
entrer à Vienne dès 1797 ; il aurait fallu abattre
les héritiers de Frédéric II après Iéna en 1806.
Au lieu de cela, Napoléon épouse en 1810
Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche.
Il veut ainsi s’allier aux grandes familles d’Europe. Une de ses pires erreurs, selon Zemmour.
Napoléon renoue avec la légitimité monarchique, « alors qu’il possède celle de l’avenir,
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ce mélange de gloire et de démocratie plébiscitaire ». (23)
Zemmour aime les conditionnels passés, les
subordonnées conditionnelles et les « si » qui
les introduisent, et les paradoxes. « Si Napoléon n’avait pas fait la paix de Campoformio,
il fût entré à Vienne dès 1797 […] S’il avait
abattu les héritiers du grand Frédéric après Iéna
en 1806, il aurait empêché que Berlin ne devînt le centre de la résistance aux Français ».
(24) Le Congrès de Vienne, que l’on crédite
d’un demi-siècle de paix, est pour lui à l’origine
des deux guerres mondiales : « La défaite de
Waterloo et le traité de Vienne […] nous
conduisaient inéluctablement au déclin et à
l’histoire tragique du XXe siècle. Seule la victoire de Napoléon aurait pu nous épargner ce
désastre ». (25)
L’histoire sanctionne pourtant ses paradoxes.
La France vaincue, l’Allemagne entre en scène
et aspire à devenir la nouvelle Rome : « A l’Allemagne l’Europe, le monde à l’Angleterre ».
(26) Ce monde livré au libre-échange, « non
outil d’échanges réciproques, mais arme de
destruction massive des rivaux économiques
de l’industrie anglaise ». (26) Les rôles entre la
France et la Prusse s’inversent en même temps
que leurs courbes démographiques. Contre
l’ennemi germain devenu rival industriel et
commercial de la puissance anglaise, les Britanniques retournent l’épée française en 1418, « la France n’avait pas été dans cette héroïque boucherie, le soldat de l’idéal mais celui
de l’Angleterre ». (27)
Notes
1 - Éric Zemmour, Mélancolie française, Fayard Denoël,
2010, p. 118.
2 - ibidem, p. 86.
3 - ibidem, p. 87.
4 - René Girard, Achever Clausewitz, Carnets nord,
2007, p. 12.
5 - ibidem, p. 28-29.
6 - ibidem, p. 39.
7 - Mélancolie française, p. 41.
8 - ibidem, p. 31.
9 - Jacques Bainville, Histoire de France, Godefroy de
Bouillon, 1997, p. 207
10 - Mélancolie française, p. 37.
11 - ibidem, p. 50.
12 - Jacques Bainville, Histoire de France, p. 203.
13 - Mélancolie française, p. 55.
14 - Histoire de France, p. 326.
15 - Mélancolie française, p. 54.
16 - ibidem, p. 55.
17 - ibidem, p. 75.
18 - Histoire de France, p. 337.
19 - ibidem, p. 338.
20 - ibidem, p. 344.
21 - Mélancolie française, p. 91.
22 - ibidem, p. 63.
23 - ibidem, p. 64.
24 - ibidem, p. 63.
25 - ibidem, p. 108.
26 - ibidem, p. 103.
27 - Ibidem, p. 108.
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