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La face cachée de l'intégration :
les discriminations institutionnelles à l'embauche
des jeunes issus de familles immigrées
Olivier NÖEL
2000
Résumé
Cet article rend compte de travaux d'études et de recherche conduits, dès 1991, dans
la Région du Languedoc-Roussillon en France sur les processus de discrimination à
l'embauche des jeunes issus de l'immigration. Il souligne les difficultés à faire
émerger cette question dans l'espace public et les rôles respectifs et en interaction de
l'administration, des chercheurs, des juristes et de la presse dans la construction
publique de la lutte contre les discriminations. Cet article a été publié dans la revue
Ville-Ecole-Intégration enjeux, n°121, juin 2000, p. 106-116.
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La face cachée de l'intégration :
les discriminations institutionnelles à l'embauche
des jeunes issus de familles immigrées
La discrimination cachée derrière l'intégration
Au début des années 90, l'inscription sur l'agenda d'une politique d'intégration a
entraîné la création du Haut Conseil à l'Intégration (HCI) et la mise en place
d'observatoires locaux1 ayant en charge l'animation de la réflexion et la production
de connaissances dans une perspective d'aide à la décision. En Languedoc-
Roussillon, nous avons conduit, en 1991, une première mission d'étude2 sur "les
spécificités d'intégration des jeunes issus de l'immigration" pour permettre aux
acteurs et décideurs publics locaux de mieux agir auprès d'une jeunesse en "défaut
d'intégration". A l'issue de cette première mission, il est apparu que les jeunes issus
de l'immigration - à niveau scolaire et social égal - présentaient les mêmes
prédispositions à s'intégrer que l'ensemble des jeunes. Cependant ils soulignaient,
à l'occasion de chacun des entretiens, l'existence de pratiques discriminatoires
émanant de certains employeurs3. L'année suivante, en 1992, sollicités par le
responsable d'une Mission Locale, nous avons mis à jour l'existence d'un système
de codage des offres d'apprentissage (21 offres sur 31 spécifiant vouloir "un
européen", "pas de 31" qui correspond à la case étranger de l'ANPE ou encore
"BBR" signifiant "Bleu, Blanc, Rouge" en référence au drapeau national et aux fêtes
de l'extrême-droite) qui organisait l'exclusion des jeunes issus de l'immigration4.
Ces deux premières enquêtes empiriques, soulignant l'hypothèse d'une
discrimination raciale dans l'accès à l'entreprise, n'ont pas été prises en compte par
les décideurs publics locaux. Ils lui ont opposé le caractère singulier, voire
anecdotique, des situations évoquées par les jeunes ou encore les intermédiaires
de l'insertion. Point de départ de notre propre réflexion, ces premiers constats sont
1SIMON Patrick, "L'immigration et l'intégration dans les sciences sociales en France depuis
1945" in Immigration et Intégration, l'état des savoirs (sous la direction de Philippe DEWITTE), coll.
textes à l'appui, Ed. La découverte, 1999, p.91.
2. J'exerçais alors la fonction de chargé de mission "jeunesse en difficulté d'intégration" pour
l'observatoire de l'intégration en Languedoc-Roussillon. Je serais tenté de qualifier, aujourd'hui,
cette mission comme un vaste programme de "jeunologie" tant les acteurs publics
méconnaissaient ceux qu'ils avaient la charge "d'intégrer".
3 NOËL Olivier "Représentations et stratégies d'intégration des jeunes du quartier de la Paillade
à Montpellier", Rapport n°1 OPiilR, septembre, Montpellier, 1992.
4 Cette analyse a fait l'objet d'un article dans la rubrique "points de vue" de la revue Agora
débats-jeunesse, "Révéler les situations de stigmatisation : un enjeu de citoyenneté", n°6,
1996.
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révélateurs de la difficile émergence de cette question dans l'espace public en
France, jusqu'à une période récente, et ce, malgré la parution de rapports officiels
déjà anciens5.
La parole illégitime d'une jeunesse en défaut d'intégration
Dans une période dominée par une logique du "tout intégration", formulée sur le
mode injonctif, révéler de telles pratiques discriminatoires conduisait à remettre en
cause le modèle français d'intégration. Or la société française était-elle prête à
engager son examen de conscience, à réfléchir aux conditions d'une plus grande
hospitalité ? Il semble, au contraire, que l'on ait préféré se pencher sur les
prétendues difficultés d'intégration des jeunes.
La jeunesse ou les jeunesses interrogent les modes de fonctionnement de notre
société et les jeunes issus de familles immigrées ne font que révéler de manière
encore plus criante ses mutations, ses évolutions et dysfonctionnements c’est-à-
dire :
- une école qui fonctionne comme un marché scolaire (la course à l'orientation
les parents les mieux dotés culturellement engagent très tôt la compétition, "l'école
se démographise plus qu'elle ne se démocratise" souligne Pierre Bourdieu) ;
- un marché du travail qui se resserre comme un étau (la rhétorique de la "crise"
économique) ;
- un dispositif public qui prend toutes les formes d'un marché de l'insertion les
jeunes sont dans une situation de concurrence.
Malgré cette vertu d'analyse des mutations sociétales, la jeunesse, jouit, à travers
l'histoire, d'une image négative depuis Jean Jacques Rousseau qui qualifiait cet
"âge" comme celui de "la dangerosité", elle a fonctionné régulièrement comme une
catégorie de l'action publique encadrer, contrôler, éduquer, instruire, influencer"
et très rarement émanciper" (parenthèses historiques du Front populaire et de la
Libération). Il est d'ailleurs significatif de souligner que la politique publique à
destination des jeunes naît pendant la seconde guerre mondiale sous le
gouvernement de Vichy. Depuis le début des années 80, la jeunesse est devenue la
catégorie à insérer6 et les nombreux travaux sociologiques7 qui tentent d'inverser
5 Nous pensons au rapport de l'Inspection Générale des Affaires Sociales "Enquête sur
l'insertion des jeunes immigrés dans l'entreprise" conduit par Thérèse JOIN-LAMBERT et Michel
LEMOINE en 1992.
6 NOËL Olivier "Émergence d'une catégorie à insérer : la jeunesse" in Jeunesse et citoyenneté,
Hommes et Migrations, n°1192, 1995.
7On peut citer principalement les travaux de Gérard Mauger, Olivier Galland ou encore
Laurence Roulleau-Berger.
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cette image, en caractérisant l'existence d'un "nouveau temps de la vie", d'un
"allongement de la transition à la fois familiale et professionnelle", d'un "moratoire
d'apprentissages", ne parviennent pas à peser sur le référentiel dominant de
l'action publique à destination des jeunes de 16 à 25 ans :
- une meilleure articulation de la relation formation-emploi pourtant introuvable8,
- et une insertion professionnelle à court terme.
Cette prédominance du référentiel insertion (construit à partir d'une lecture
économique, libérale et individualisante) a eu pour effet d'institutionnaliser la
"galère" et d'accentuer les processus de désaffiliation. En effet depuis 20 ans, le
nombre de jeunes sortant précocement du système scolaire sans qualification à 16
ans oscille entre 70 000 et 100 000 par an alors que l'âge de la stabilisation
professionnelle est estimé à 30 ans...
La difficile évaluation du phénomène discriminatoire : rationaliste ou
démocratique ?
A cette approche économique de l'insertion, s'est adjointe une conception
économique de l'évaluation (tendanciellement rationaliste, quantitative et
positiviste) qui ne prend pas en compte le point de vue des jeunes eux-mêmes9.
Ainsi les principales institutions et centres de recherche (CEREQ, DARES, INSEE...)
chargés de mesurer et d'étudier les relations entre la formation et l'emploi ou
encore l'insertion ont occulté, jusqu'à une période très récente, les critères de
discrimination ethniques ou encore résidentiels, pourtant soulignés depuis une
dizaine d'années à travers des travaux sociologiques privilégiant une conception
qualitative, constructiviste et démocratique de l'évaluation10.
La discrimination à l'égard des jeunes issus de familles immigrées s'est donc
longtemps cachée, pour nombre de chercheurs et d'administrations, derrière
l'insertion. Ils se sont heurtés à l'impossibilité de mesurer de manière quantitative
le phénomène discriminatoire car les jeunes issus de familles immigrés, de
nationalité française, sont une catégorie statistique et administrative invisible. Et
l'administration française, dans son obsession quantophrénique, n'a pas voulu
8 Lucie Tanguy (dir.) L'introuvable relation formation-emploi, La documentation française, 1986.
9 Comme le soulignent BOUDER, CADET, DEMAZIERE, 1994 "les études qui portent sur les institutions
et structures d'insertion étudient peu leurs effets en retour sur l'insertion des jeunes et le retour
à l'emploi. Ces éléments qui constituent l'objectif final du dispositif ne constituent pas les
référents de l'évaluation. Les jeunes ne sont pas, dans la plupart des cas, interviewés".
10 Ces deux finalités de l'évaluation de l'action publique visant à la rendre à la fois plus efficace
et plus transparente à l'égard de ses usagers conduisent à des usages différenciés de la
science sociale tantôt sollicitée pour légitimer et reproduire l'action publique, tantôt pour la
critiquer et la faire évoluer.
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reconnaître un phénomène qui ne pouvait être comptabilisé. Elle n'a pas, pour
autant, mis en place d'autorité administrative pour mesurer directement le
phénomène l'image de l'autorité administrative et du "testing" anglais). D'ailleurs
l'idée même de comptage oppose, encore aujourd'hui, les chercheurs et
statisticiens français11 : notamment Hervé le Bras (École des Hautes Études en
Sciences Sociales) et Michèle Tribalat, (Institut National des Études
Démographiques). Pour le premier la construction de catégories statistiques
introduisant des groupes "linguistiques", "religieux", ou de type "des français ayant
au moins deux grands-parents français" est dangereuse car, dès lors qu'elle est
constituée, elle prend corps dans l'imaginaire collectif et ne fait que redoubler les
catégories idéologiques de l'opinion. C'est une préoccupation légitime de la
statistique publique, il n'en demeure pas moins que la préoccupation de Michèle
Tribalat a une autre forme de légitimité : la possibilité de mesurer de manière
comptable des phénomènes de discrimination longtemps renvoyés à leur caractère
anecdotique comme nous venons de le voir. Le coût social de l'aveuglement
statistique et administratif face à des situations jugées "singulières" n'est pas à
négliger.
Une réalité sociologique sans substance juridique
Dans le même temps, le dispositif juridique s'est avéré inopérationnel compte tenu
du faible nombre de plaintes et des difficultés à faire la preuve de la discrimination.
D'ailleurs les rares procès intentés se souvent retournés en diffamation contre les
plaignants. Il semble que la récente reconnaissance du phénomène permette
toutefois un traitement juridique des situations de discrimination les plus flagrantes
et les plus explicites12. Nous allons analyser toutefois, à partir d'une recherche
conduite auprès des intermédiaires du marché du travail en Languedoc-Roussillon,
que l'expression de discriminations directes et explicites ne donne pas toujours lieu
à un traitement juridique du problème.
Au-delà l'invocation de la loi de 1976 a l'intérêt de repositionner clairement les
intermédiaires dans le cadre déontologique de leur mission de service public face à
des employeurs qui ont l'intention de discriminer. Sans modification de la
législation, l'approche juridique restera inopérante en raison du libre choix de
recrutement de l'entreprise qui peut facilement prétexter d'autres critères légaux.
11 Pour plus de précisions sur les éléments de ce débat, on peut se référer à l'article de
Maryse TRIPIER in "Connaître et combattre les discriminations", Hommes et Migrations
n°1219, Mai-Juin 1999.
12 Nous pensons ici à la récente affaire du Crédit Mutuel largement relayée par la presse
nationale télévisée et écrite. Elle a notamment fait la une du journal Libération du 8 février 2000
sous le titre "Embauche : le faciès de l'emploi".
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