L`intussusception joussienne est-elle une dialectique

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BONGO-PASI MOKE SANGOL, pp. 257-273 (16)
L’INTUSSUSCEPTION JOUSSIENNE EST-ELLE UNE
DIALECTIQUE ?
Par
BONGO-PASI MOKE SANGOL Willy ∗
INTRODUCTION
L’Anthropologie du Geste de Marcel Jousse a une lecture plurielle.
Plusieurs auteurs ont proposé d’elle une lecture philosophique et
épistémologique. (1) En tant qu’épistémologie, elle tire sa source d’un
concept nouveau mis en évidence et en lumière par Marcel Jousse :
l’intussusception. Dans cette étude, ce terme sera analysé
philosophiquement cadrant avec la théorie de la connaissance. Que faire
pour confirmer cette assertion ? Il nous faut recourir à la dialectique.
L’intussusception est-elle une dialectique ? L’examen de ce concept en tant
qu’objet d’une dialectique est suscité par deux études, celles de Maurice
Houis et de Claude Pairault.
Maurice Houis, dans un article intitulé « Une lecture introductive à
l’Anthropologie du Geste de Marcel Jousse » (1978) et Claude Pairault dans une
étude intitulée « Le prophète Marcel Jousse » (1983) élucident de manière fort
simple et satisfaisante l’enchaînement et la portée des lois anthropologiques
fondamentales sous la forme d’une dialectique. Cette étude reprend avec
plus de détails sur la dialectique, notre article, « Dialectique de
l’intussusception chez Marcel Jousse et élaboration d’une anthropologie
épistémique », (in Marcel Jousse : un’estetica fisiologica, a cura di Antonello
Colimberti, Napoli, Edizioni Scientifische Italiane, 2005, pp. 69-120).
Le schéma de Maurice Houis se base uniquement sur l’Anthropologie
du Geste. Celui de Claude Pairault améliore sa moitié droite en décrivant les
lois anthropologiques à partir de toute l’œuvre de l’auteur. Nous proposons
∗
Professeur à l’Université de Kinshasa, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Département de
Philosophie.
257
L’intussusception joussienne est-elle une dialectique ?
dans notre thèse (1996) et dans cette étude, une nouvelle version de ce
schéma en complétant les deux premiers, en le plaçant dans une perspective
philosophique afin de résoudre le problème de la connaissance. On peut
donc parler d’une dialectique de l’intussusception.
Avant d’aborder cette dialectique de l’intussusception, il nous semble
utile de présenter brièvement l’auteur de l’Anthropologie du Geste et ce
que nous entendons par dialectique.
I.
LIMINAIRES
I.1. MARCEL JOUSSE
Marcel Jousse, savant polyglotte, philosophe, anthropologue et
théologien, est né le 21 septembre 1886 dans la région rurale et orale de la
Sarthe au Sud-Ouest de Paris. Il y retournera pour mourir le 14 août 1961.
(2)
Sa thèse sur le style oral, publiée en 1924, suscita un intérêt énorme et
eut un grand retentissement en Europe continentale. Cette première
publication avait un titre provocateur : Le style oral rythmique et
mnémotechnique chez les Verbo-moteurs. (3) Elle incluait toute la
recherche sur l’homme et avait pour objectif de reconstituer et de
réhabiliter l’homme. D’où le titre de toute la collection qu’il créa sur
l’anthropologie du geste. Immédiatement après la publication de cet
ouvrage, Marcel Jousse fut chaleureusement reçu à Rome et à Louvain. Il
fut invité à enseigner le cours d'Anthropologie du langage à l'Institut
Pontifical Biblique et à l’Université de Louvain. (4) Il anima de nombreux
enseignements et conférences – débats dans différentes universités, mettant
en exergue des idées d’une grande originalité. (5) Quarante ans après son
temps, toutes ces idées ont répandu une grande lumière auprès des auteurs
contemporains de toutes les disciplines. (6)
Marcel Jousse était un chercheur, un enseignant de talent. C’est un
homme concret, se disant être paysan et sachant allier la théorie à la
pratique. (7). Grâce au paysanisme, Marcel Jousse retourne à l'Anthropos,
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c’est-à-dire à l’homme primitif et non contaminé par l’abstraction
algébrosée. (8) Le concept d’un tel homme original et originel est une
prémisse anthropologique constitutive de l'axe principale de sa pensée.
Pour atteindre cet homme principiel, Marcel Jousse s’astreint à une quête
permanente des lois psychophysiologiques permanentes et universelles.
En élaborant en 1924 son Anthropologie du Geste, Marcel Jousse n’avait
jamais imaginé à quel point cette pensée serait percutante pour notre
époque. Cette étude a pour objectif d'ouvrir les différentes pistes de
recherche sur l'anthropologie joussienne. Il s’agit de prouver l’universalité
de l’homme et d’éviter son particularisme. Nous soutenons que
l’anthropologie de Marcel Jousse est une méthodologie et une
épistémologie qui expliquent d’une façon récurrente le passage de
l’ethnique vers l’anthropologique et du multiple diversifié vers l’un unifié.
Marcel Jousse doit être présenté comme le défenseur de l’humain dans
l’homme et comme le champion de l’homme universel et non ethnique. Il
scrute dans l’anthropos ce qui unifie l’homme et non ce qui le divise et le
particularise.
I.2. LA DIALECTIQUE
La dialectique, en philosophie, est avant tout une méthode de
recherche de la vérité par la juxtaposition de thèses opposées.
Placée au centre de nombreuses doctrines, la dialectique n’a ni le même
sens ni la même fonction chez Platon, Hegel ou Marx. Du grec dialektikê,
plus précisément de dia (« rapport » ou « échange »), legein (« parler ») et
tekhnê (« art » ou « technique »), le mot semble renvoyer à l’art ou à la
technique qui permet d’échanger des idées à partir de positions différentes
et de cerner une question, de la traverser de part en part en cherchant à
dépasser les contradictions. Le concept dialectique a une longue histoire qui
peut nous aider à mieux comprendre l’intussusception comme dialectique.
De prime abord, introduisant comme principes explicatifs le conflit,
la contrariété et la contradiction, d’une part, et le devenir, d’autre part,
Héraclite ouvrit la voie au dépassement de ces oppositions qui pouvait dès
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lors déboucher sur un accord. Telle est l’interprétation proposée par Hegel
de la pensée de ce philosophe présocratique, qu’il considérait dans les
Leçons d’histoire de la philosophie (1820) comme le premier promoteur de
l’idée de dialectique, même si le terme n’apparaît pas dans les écrits
d’Héraclite.
Pour sa part, Aristote désigna Zénon d’Élée comme l’inventeur de la
dialectique, dans la mesure où l’auteur des célèbres paradoxes s’était
confronté aux contradictions liées au mouvement et à la multiplicité.
Avec Socrate, la dialectique devint l’art du dialogue et de la discussion : le
dialecticien était «celui qui savait interroger et répondre » (Platon, Cratyle).
En conséquence, le dialogue socratique était dialectique, de même que
l’activité de penser, dans la mesure où elle était définie comme une
«conversation de l’âme avec elle-même », cette dernière « s’adressant
questions et réponses » (Platon, Théétète).
Platon, qui prolongea la réflexion de son maître sur cette notion,
conçut d’abord la dialectique comme l’art de diviser les choses en genres et
en espèces pour mieux les étudier, en discuter et « ne point juger la même
une nature qui est autre » (Sophiste). La dialectique permettait de passer de
l’apparence et du sensible aux idées et de façon ultime à l’idée du Bien,
principe absolu et transcendant. Elle représentait donc la source de la vraie
connaissance, par opposition à l’opinion et à la connaissance sensible,
considérée comme illusoire. Supposée anhypothétique -allant au-delà des
hypothèses-, elle constituait la voie royale pour accéder à l’intelligible et, par
là même, à la vocation de la philosophie.
Après ces moments de bonheur pour la dialectique, celle-ci fut
fortement critiquée. En effet, ne partageant pas la théorie platonicienne des
Idées, Aristote ne garda de la dialectique que la technique de raisonnement.
Des stoïciens aux philosophes du Moyen Âge, la dialectique resta confinée
à un rôle non pas ontologique mais seulement logique.
C’est la dialectique enseignée par la scolastique que connut Descartes au
cours de ses études et c’est elle qu’il critiqua radicalement comme l’art de
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parler sans « clarté et distinction » en donnant l’illusion que l’on possède un
savoir fondé (Discours de la méthode).
Le mot « dialectique » possède chez Kant un double sens : l’illusion
qu’il faut critiquer et l’étude allant de pair avec la critique de cette illusion.
Cette seconde dialectique est « transcendantale ». Hegel remit la dialectique
au centre de sa philosophie et la considérait comme la marche de la pensée
selon sa propre logique, ce mouvement de la pensée correspondant à celui
de l’Être même. Hegel soutenait que «le réel est rationnel et le rationnel est
réel », car la dialectique est « la vraie nature propre des déterminations de
l’entendement, des choses et d’une manière générale de l’infini »
(Encyclopédie des sciences philosophiques, 1830).
Dans la Postface à la deuxième édition du Capital, Marx affirma que
sa méthode dialectique était le « contraire direct » de la dialectique
hégélienne. En effet, voulant substituer à l’idéalisme le matérialisme, Marx
dut « renverser » la dialectique de Hegel, c’est-à-dire mettre la matière à la
place de l’idée. La structure du mouvement dialectique restait la même,
mais elle n’était plus « la tête en bas » chez Marx, qui proclamait qu’il fallait
la « renverser pour découvrir dans la gangue mystique le noyau rationnel ».
La dialectique est présente dans l’épistémologie, comme en
témoignent les œuvres de Gaston Bachelard et du mathématicien suisse
Ferdinand Gonseth (1890-1975), qui insistèrent sur la dialectique de la
théorie et de l’expérience, des mathématiques et de la physique, du maître et
du disciple, etc. Des membres de l’école de Francfort à Jean-Paul Sartre, de
nombreux philosophes contemporains s’inscrivirent dans la même lignée de
la pensée dialectique. En théologie, Karl Barth et Jean Daniélou affirment
que la connaissance de Dieu est dialectique, dans la mesure où elle est tissée
de contradictions.
Dans le point suivant, cette étude examinera en quoi
l’intussusception est une dialectique et son apport en tant que moyen de la
connaissance humaine.
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L’intussusception joussienne est-elle une dialectique ?
II. LA DIALECTIQUE DE L’INTUSSUCEPTION
Marcel Jousse emprunte ce terme très significatif à la biologie animale et
végétale. (9) Pour les sciences biologiques, l'intussusception est la propriété par
laquelle les vivants s'accroissent en ingérant et en assimilant les aliments. Ceci ne
se fait pas par addition ou par juxtaposition des parties comme chez les
minéraux, mais par digestion. (10)
II.1. DEFINITION
Etymologiquement, l'intussusception vient du latin intus qui signifie
"dedans", évoquant un mouvement qui porte à l'intérieur de soi-même, et de
suscipere qui signifie amasser, cueillir ou prendre sur soi. (11)
L'intussusception est un mode d'accroissement particulier des êtres
vivants. Elle s'effectue par le dépôt dans leur masse des nouveaux éléments
qui se placent parmi les anciens. Ce mode d'accroissement s'oppose à
l'accroissement par apposition des nouveaux éléments à la surface. (12)
Même dans le cas des os, l'intussusception intervient.
En effet, l'os renferme des fibres et des cellules cartilagineuses
noyées dans une substance fondamentale riche en eau et raffermie par
turgescence. Il est élastique et souple. Il se développe par juxtaposition des
cellules qui se divisent par intussusception. Les sels calcaires qui
empreignent sa substance fondamentale font que l'os très dur se nourrit par
diffusion. La substance intercellulaire osseuse est donc parcourue non
seulement de fibres nerveuses, mais aussi de petits vaisseaux sanguins. (13)
L'intussusception en biologie est donc une incorporation d'éléments
biologiques dans d'autres éléments. (14)
Le vocabulaire philosophique reprend ce terme et semble
l'appliquer à la connaissance humaine. La connaissance humaine, comme le
corps humain, ne s'acquiert pas par addition ou par juxtaposition d'objets
de connaissance. L’assimilation est un mouvement vers l'intérieur de soimême, d'objets recueillis par l'homme qui en prend conscience. (15)
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Marcel Jousse n'a pas perdu le sens physiologique de l'intussusception
dans son oeuvre. La connaissance, par analogie, peut être considérée
comme une pénétration. C’est une «pénétration par endosmose des
éléments nutritifs à l'intérieur des cellules.» (16) C'est de cette manière que
Marcel Jousse définit ce concept : «L'intussusception, c'est la saisie du monde extérieur
(suscipere) porté à l'intérieur (intus), c'est-à-dire coïncider avec tous les gestes qui jaillissent de la
nature pour les exprimer ensuite. Je dis "geste", je devrais dire "action", car en dehors de nous,
il ne se passe que des actions. Mais ces actions vont devenir "gestes" dans l'homme qui les reçoit
et les rejoue" (EA : 28 b).
En forgeant le verbe "intussusceptionner", Marcel Jousse le fait
coïncider avec la notion de concevoir et même de connaître. (17) Il s'agit,
dans ces trois verbes, d'un mécanisme qui consiste à exprimer tous les
gestes qui jaillissent de la nature des choses et du monde visible. (18)
Tout le système joussien tient à ce terme. Marcel Jousse lui-même s'en est
rendu compte lorsqu'il explique à sa collaboratrice Gabrielle Baron comment le
plan de tout son système s'est élaboré en fonction de la loi omniprésente de
l'intussusception (19) : «Donc ce jeudi à 10 h 1/4, je sens en moi comme une cristallisation
en train de se "faire" et que j'attendais depuis plus de deux mois.... Et voilà, tout est écrit
comme ça, d'un coup, sans moi, presque malgré moi…Tout comme je rêvais que ce soit, avec une
dénomination "en facteur commun" qui permette à l'immense, à l'écrasante série historique des
mimodrames palestiniens, de se sélectionner et de s'ordonner "en triade" » (Lettres : 5 c).
Marcel Jousse découvre l'intussusception en intussusceptionnant le
discours palestinien. Lorsqu'il écrit "l'intussusception mimismologique de
l'Enseigneur d'après son mimème et selon son analogème", il sent s'ordonner les
intussusceptions par insufflation, par imposition et par manducation
comme aboutissement logique de tout. L'intussusception prend tout
l'homme avec sa corporéité et son esprit. (20)
L'homme, être réfléchissant, ne connaît que ce qu'il reçoit lui-même
et qu'il rejoue. (21) L'intussusception est le fait que l'homme reçoit et
enregistre quelques-unes des interactions de l'univers. L'homme joue,
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rejoue et mime l'univers. Maurice Houis pense quant à lui que «Ce vieux
terme traduisait en biologie l'accroissement intermoléculaire des substances vivantes. Aussi lourd
qu'il soit, il est très suggestif dans la dynamique joussienne : c’est l'action de prendre (susceptio) à
l'intérieur (intus). (M. HOUIS, 1976 : 150)
Pour cet auteur, l'homme est le récepteur du réel par le mimisme.
Lorsque Descartes affirme que l'homme "pense toujours", Marcel Jousse
renchérit que l'homme "est perpétuellement joué" pour connaître. (22)
Cependant, sa connaissance n'est pas une addition, ni une juxtaposition des
pensées, mais assimilation, donc intussusception. L'attestation de ce
processus proprement anthropologique est primordiale pour Marcel Jousse
qui estime que "dès que nous nous retrouvons devant les préhistoriques traces humaines,
nous avons ces stupéfaits "mimogrammes" et "mimoplasmes" des cavernes qui dénotent un sens
de l'observation, donc d'intussusception, de conservation et de rejeu, actuellement peu commun"
(AG : 54).
A cette profondeur, l'homme a été "tout entier intuitivement envahi et
modelé par le réel". (23) Ainsi comprise, l'intussusception est sûrement une
connaissance. L'homme, en effet, ne connaît que ce qu'il reçoit en luimême et qu'il rejoue. Il assimile en lui, avec tout son corps.
L'intussusception est un processus. C'est une opération psychologique
successive et fondamentale. Elle intervient partout dans la vie humaine.
Cependant, par dégradation phonétique et sémantique des mots, l'homme
peut perdre l'usage de l'intussusception et tomber dans l'algébrose. A
l'origine, tous les mots épousaient la traduction phonétique d'un geste
signifiant, descriptif et par-là concret. L'homme intussusceptionnait
facilement et connaissait aisément. Très vite, l'abstraction pure et
algébrosée s'est emparée de l'homme. L'algébrisme qui est une suite de
mots abstraits ou de mots pauvres en images est contraire à
l'intussusception.
Un mot désignant une chose est, pour Marcel Jousse, autant la
chose elle-même. L'oiseau est le "volant", le poisson est le "nageant", etc.
Isoler l'acte distinctif de la chose est un mode de connaissance. Saisir le
concret, le saisir dans ses traits essentiels, puis l'absorber, enfin l'assimiler
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est le déroulement nécessaire de l'acte de connaître.
psychologique est l'intussusception.
Cette opération
L'intussusception est nécessairement mimismologique. Elle tend
naturellement vers le globalisme. C'est par toutes les fibres diversifiées de
son organisme que l'anthropos intussusceptionne le monde extérieur. Mais,
pour une raison ou pour une autre, par adaptation aux circonstances, une
intussusception peut se spécialiser dans le geste de tel ou tel organe sans
altérer essentiellement le mécanisme anthropologique. (24)
L'intussusception utilise l'analogie. Elle se réalise au sein d'une
société ethnique et se spécialise dans le geste d'un individu. Celui-ci peut
être appelé à conduire tout un peuple. Le passage suivant indique
comment l'intussusception refait le geste divin créateur et originel. "Cette loi
de l'Intussusception par gestes analogiques est stupéfiante de simplicité naturelle et de profondeur
insoupçonnée. On ne se lasse pas d'observer les irradiations gestuelles qui se mettent en
mouvement dès qu'un mimodrame est bien ordonné. Ainsi, dans ce mimodrame de la création
de l'Adam-terreux hors de l'Adamah-terre par le Tout-Puissant, d'après son mimème et selon
son analogème, on voit d'abord le modelage global de la poussière, ensuite le soufflage nasal et
enfin la respiration gutturale de la nâfshâ-gorge" (Lettres : 3 b).
II.2. SCHEMA
D’après le schéma que nous venons d’élaborer à la suite de ceux de
Maurice Houis et de Claude Pairault, l'intussusception est donc le
raffinement de la connaissance humaine. Elle passe par plusieurs étapes
pour aboutir enfin à une connaissance de plus en plus parfaite. Se situant
dans un cycle dialectique, l'intussusception, dans l'acception joussienne, ne
peut s’arrêter.
La connaissance humaine étant de plus en plus
perfectionnée devient une véritable intussusception. Cette dernière est un
mouvement continu et sans fin. Elle s'adresse à des individus ou à des
peuples entiers. Elle peut durer l'espace d'un matin ou d'un éclair, une
époque entière ou embrasser plusieurs époques.
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III. LES DIFFERENTS MOMENTS DE LA DIALECTIQUE
JOUSSIENNE
III.1. LE PREMIER MOMENT : L’IMPRESSION DU MONDE
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Le premier moment de la dialectique de l'intussusception est le
monde. Ce monde, ce Cosmos s'imprime dans l'homme qui le rejoue
innombrablement. L'homme mime les interactions triphasées de ce
monde. Il donne un sens à ces interactions. Une telle conception du
monde est purement humaine. L'homme se découvre dans ce monde, le
connaît et le mime.
Les sciences qui lui font connaître ce monde intègrent ses analyses
et ses équations personnelles. Toutes les formes décrites par l'homme dans
la nature sont en rapport avec l'homme. Toutes ces données sont codifiées
par l'homme qui les a au préalable rejouées, bilatéralisées et formulées. Le
monde s’im-prime en l’homme en lui dictant ses différentes interactions
sous forme d’agent-agissant-l’agi.
L'homme est "sculpté" par les choses. (25) Il est un microcosme
qui reçoit, mime, conserve et rejoue le macrocosme. (26) Le mimisme
interactionnel n'est pas la mimique qui s'applique à l'expression spontanée
des émotions. (27) Ce n'est pas non plus le mimétisme, propriété qu'ont
certains animaux d'adapter leur forme et leur couleur au milieu ambiant.
(28) Le mimisme est la capacité de l'homme à rejouer le monde en
l'intussusceptionnant.
III.2. LE DEUXIEME MOMENT : L'EXPRESSION DU MONDE
Sur le schéma décrivant la dialectique joussienne de
l'intussusception, l'anthropologique s'enracine à la jointure du monde et de
l'homme. Cependant, il se diffracte dans l'ethnique. L'expression du
monde se résout, chez l'anthropos rythmo-mimeur et bilatéralement
balancé, en gestes solidairement interactionnels et propositionnels. (29)
Le formulisme fonctionne à travers les spécifications ethniques
d'après une formulisation ambivalente. Il est capable de jouer pour le
meilleur et pour le pire. Le meilleur étant ce qui progressivement résulte de
l'abstraction concrète et le pire étant l'algébrisme conduisant à
l'aplatissement d'une écriture nécrosée. (30) Le formulisme favorise
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L’intussusception joussienne est-elle une dialectique ?
l'expression exacte du monde. A ce niveau, le monde est considéré comme
un logos. C'est grâce au logos que l'homme ex-primera le monde qui dans le
premier sens de la dialectique, s'est im-primé en lui.
CONCLUSION
Au terme de cette analyse sur l'intussusception comme lieu
théorique et principe fondamental de l'Anthropologie épistémique, nous
remarquons que l'intussusception est une dialectique, une véritable
dialectique de la vie. Elle commence avec la présence de l'anthropos dans
le monde et se termine par là aussi. L'homme qui intussusceptionne le
monde passe par plusieurs étapes. Le monde s'im-prime en lui lorsqu'il le
mime, le joue et le rejoue. Au moyen de son corps biologique, l'homme
rythme le monde, le bilatéralise et le formulise au sein d'une communauté
ethnique.
Ce monde imprimé en lui est ex-primé au moyen des gestes
interactionnels ou propositionnels. Il exprime ce monde par tout son corps
(le globalisme), puis par son langage (le style oral) et enfin par le graphisme
(le style écrit). Tous ces styles contribuent à l'intussusception du monde,
sous toutes ses faces, par l'homme. Dans ce processus, l'expression de
l'homme passe du concrétisme à l'algébrosisme (abstraction) et
réciproquement. L'homme est un être vivant.
L'intussusception est le lieu théorique de l'Anthropologie
épistémique. Elle est l'espace à travers lequel, toute la réflexion, autour de
l'anthropos mimeur qui cherche à connaître véritablement, se fait. Elle
tient des principes d'une anthropologie philosophique et d'une
épistémologie.
Elle explique l'anthropos mimeur et les différents
mécanismes de sa connaissance.
L'intussusception a pour objet l'anthropos mimeur qui arrive à une
connaissance et qui atteint la certitude et l'objectivité. Elle est cette
connaissance qui se perfectionne dans l'homme placé dans un univers, dans
une ethnie et dans une société. L'homme mime le monde. Il le rejoue et le
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maîtrise par ce mécanisme. L'intussusception utilise la mnémotechnie qui
est un mode de connaissance.
Ainsi définie, l'intussusception pose des problèmes métaphysiques,
anthropologiques et épistémologiques. Il s'agit notamment des problèmes
de la corporéité humaine dans le mécanisme de la connaissance. Il s'agit
aussi de la liberté humaine face à sa corporéité et aux autres. Il s'agit
également du primat de la perception dans la connaissance humaine.
Il s’agit aussi des questions relatives à la mort, à l’amour, à
l'intersubjectivité, à la nature, à la culture, à l'intelligence, à la volonté... Il
s'agit enfin des problèmes qui sont intimement à l'intussusception comme
lieu théorique de l'Anthropologie épistémique. Il s'agit de l'unité
métaphysique de l'homme, de l'esprit incarné et du primat de la perception.
Le premier thème embrasse l’Anthropologie philosophique et le second
l'épistémologie. (31)
NOTES
1.
2.
3.
4.
5.
cf. Léonce de GRANDMAISON, Maurice HOUIS, Claude PAIRAULT,
Willy BONGO-PASI, Léon -Jacques DELPECH, etc.
Cf. Gabrielle BARON, Mémoire vivante, vie et œuvre de Marcel Jousse,
passim.
Avec plus de 200 pages, parsemées de citations, dans un style très original,
cet ouvrage paraît dans les «Archives de Philosophie ». Jacques Madaule
estimera à juste titre que le contenu de cette œuvre a révélé Marcel Jousse
comme étant un des génies prophétiques qui eut le don de perception des
faits qui gouverneront le "futur" (MADAULE 1976 : 94).
Le Pape Pie XI fit remarquer au sujet du Style Oral que "c'est une
révolution, pourtant, c'est du pur sens commun".
Il faut remarquer que 75 volumes de notes de cours et quelques 500 pages
d'essais, furent partiellement retravaillés pour constituer les 2/3 de ses
premiers volumes qui furent réédités par ses proches collaborateurs.
Même si l'impact de ses multiples enseignements (plus de 1000 cours) fut
indubitablement très réel, cela ne se limitait qu’à un faible public avec une
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13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
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audience assez circonscrite. De même, son style écrit était tellement
imprégné de son milieu oral tendant en conséquence à être affectif.
Cf. Les études de H. RIESEFELD, La tradition de l'Evangile et ses
origines : une étude dans les limites de forme de gestes, 1957, de B.
GERHARDSSON, Mémoire et manuscrit : Tradition orale et
transmission écrite dans le judaïsme Rabbinique et le début du
Christianisme, 1961, d’Albert LORD, Le chanteur des contes, (1960), sont
les premières études parmi une multitude qui défendent, justifient et
corroborent beaucoup d'intuitions et découvertes de Marcel Jousse
longtemps passées sous silence.
Le paysanisme signifiait pour lui un retour à l'homme original, non séparé
du sol dont il fut créé, non divorcé avec le réel.
Cf. plus loin, nos explications sur cette notion.
Notre article, « Dialectique de l’intussusception chez Marcel Jousse et
élaboration d’une anthropologie épistémique », in Marcel Jousse :
un’estetica fisiologica, (a cura di Antonello Colimberti), Napoli, Edizioni
Scientifische Italiane, 2005, pp. 69-120.
R. JOLIVET, Traité de philosophie, t. 1, 1960, p. 423.
Marcel Jousse explique ce terme dans les trois volumes de son
Anthropologie du Geste. Il s'agit de : AG : 15, 37, 62, 68, 79, 95,278 ;
MP : 8, 10, 12, 42, 121, 123, 124, 137, 143, 211, 236, 253 ; PPS : 23,
42, 70, 89.
Cf. GRAND LAROUSSE ENCYCLOPEDIOUE en 10 volumes,
sur l'intussusception.
ATLAS DE BIOLOGIE, 1970, p. 67.
Cf. J. DAINTY, E. TOOTILL, Dictionary of Biology, 1980, p. 137.
R. JOLIVET, Vocabulaire de la philosophie, 1962, p. 110.
C'est ce sens que lui donne R. JOLIVET, Traité de philosophie, tome 1, 1960,
p. 423 ; cf. aussi R. ROBERT, o.c. p. 930.
Cf. EA : 35, AG : 96 et MP : 142, 215.
Cf. PPS : 42.
Dans cette lettre à Gabrielle Baron, Marcel Jousse explique comment ses
maîtres ont accueilli l'utilisation de ce terme dans le discours scientifique.
"Dire que mon bon vieux maître Marcel Mauss à l'Ecole de Hautes
Etudes, avait fait tout un discours admiratif sur ma trouvaille de ce mot
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"intussusception" et son emploi dans mon premier mémoire du style oral.
Et dire que c'est dans ce mot "intussusception" que je découvre tout mon
second mémoire du style global" (Lettres : 5 c).
L'intussusception a une connotation de "réflexion", dans le sens physique
du terme, comme un miroir réfléchit la lumière. Une autre image est celle
de l'invagination, qui, en médecine, est synonyme de l'intussusception.
C'est le reploiement interne d'une membrane, d'une courbe cellulaire à la
manière d'un doigt de gant retourné sur lui-même. C'est par exemple le
reploiement d'une portion d'intestin dans la portion qui lui fait suite (cf. P.
ROBERT, 1967 : 930- 931).
Cf. AG: 61.
Cf. Ibidem.
Cf. Idem, p. 55.
Cf. MP: 211. Notons que dans le vocabulaire joussien, le terme
"intussusception" a pris le relais du mot « réception » que le SO
empruntait à P. Janet. Dans MP, les trois chapitres de la seconde partie
portent le titre d'intussusception.
Idem, 89.
Idem, 102.
Idem, 59
P. ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
1967, p. 1089. Le mimisme doit être pris comme une spécification de
la sémantique joussienne.
Cf. C. PAIRAULT, "Le prophète Marcel Jousse", 1983, p. 238.
L'écriture elle-même est ambivalente. Elle est à la croisée de deux
abstractions, concrète et algébrosée.
Cf. le Chap. VII, consacré à la troisième section de notre dissertation
doctorale (BONGO-PASI MOKE SANGOL, 1996) et aussi notre
article, « Anthropologie du geste ou anthropologie épistémique », pp.
120-122.
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L’intussusception joussienne est-elle une dialectique ?
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