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Création
Author : Sébastien Chapuys
Date : 16 novembre 2010
On a beau se méfier des biopics comme de la peste, on était tout de même curieux de
découvrir un film sur la vie et l’œuvre de Charles Darwin. Création allait-il rendre justice à ce
grand scientifique ? Hélas non : en choisissant d’adapter une biographie qui sacrifie la
grande histoire à la petite, les auteurs ont dilué le potentiel polémique et philosophique de
leur film, pour un résultat digne mais anecdotique.
Tandis que ses amis scientifiques le pressent de publier sa théorie de l’évolution, fruit d’années
d’études et d’observations, la femme de Charles Darwin, la pieuse Emma, le conjure de ne pas
partir en guerre contre Dieu. Mais le savant, physiquement et spirituellement éprouvé par la mort
de sa fille aînée, délaisse à la fois ses recherches et sa famille. Fiévreux et reclus, il ressasse ses
souvenirs.
Jusqu’à présent, Jon Amiel était un spécialiste de la photocopie : son Sommersby accommodait Le
Retour de Martin Guerre à la sauce hollywoodienne, Fusion surfait sur la mode des films
catastrophe à prétention vaguement scientifique… Malin, le réalisateur avait fait de l’imitation
l’argument-même d’un petit thriller efficace, le bien-nommé Copycat.
Pour qui n’attendait pas grand-chose de cet artisan sans imagination, son nouveau film peut
constituer une bonne surprise. Création échappe en effet aux pesanteurs du film en costumes, et
parvient à restituer sans trop d’effets l’atmosphère paisiblement étouffante de l’Angleterre
victorienne. La photographie est belle, et confère à certaines scènes champêtres un caractère
élégiaque qui n’est pas sans évoquer le cinéma de Jane Campion. La musique rappelle, dans ses
moments les plus lyriques, les poignantes compositions d’Arvo Pärt. Enfin, Création bénéficie du
talent de ses deux acteurs principaux : Jennifer Connelly, irréprochable, et, surtout, Paul Bettany,
d’autant plus à l’aise dans le rôle de Charles Darwin que son personnage dans le
magnifique Master and Commander était déjà clairement inspiré du grand naturaliste britannique.
Pour autant, le film est loin d’être parfait. Sa construction tout en flash-backs n’est pas des plus
subtiles. L’abus d’effets doloristes atténue la puissance tragique visiblement recherchée. Quant
aux visions, cauchemars et fantasmes qui accablent Darwin, ils étaient loin d’être indispensables.
Non que ces scènes soient laides, mais elles tranchent résolument avec le ton et le style du film ;
trop littérales, elles viennent illustrer lourdement les tourments du père inconsolable.
Malgré ces quelques défauts, Création serait une jolie bluette, tout à fait recommandable… si ses
auteurs ne prétendaient par ailleurs conter la vie d’un des plus grands scientifiques de tous les
temps, dont les travaux ont révolutionné l’idée que l’être humain se faisait de lui-même et de sa
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place dans l’univers. Amiel et son scénariste John Collee ont fait le choix saugrenu de réduire le
conflit entre science et religion à un drame individuel, intime. Confronté à la perte de sa fille et à
celle de sa foi, affecté par une théorie qui désenchante le monde, Charles Darwin doit apprendre à
surmonter seul et sans soutien moral un deuil révoltant, à une époque où seule la religion est en
mesure d’apporter un quelconque réconfort. C’est un récit touchant (et le film, souvent, émeut),
mais qui fait l’impasse sur la portée extraordinaire et l’impact social et politique des découvertes
du naturaliste. Le contexte idéologique (les controverses scientifiques, les crispations de l’Église
anglicane) est systématiquement évacué. Sans conscience historique, le film garde l’œil bloqué sur
le petit bout de la longue vue, et ne se montre jamais à la hauteur de son sujet et du personnage,
dont la vie mouvementée est réduite à quelques anecdotes, parfois savoureuses (les Fugéens)
mais toujours simplistes et fragmentaires [1].
Bien sûr, et malgré son titre ambigu – pourquoi avoir nommé « Création » une œuvre consacrée au
théoricien de l’évolutionnisme ? – et sa tendance à présenter l’agnosticisme comme une simple
« crise de foi », le film, tourné et financé au Royaume-Uni, ne remet jamais en question le bien-
fondé du darwinisme. Ses producteurs ont d’ailleurs eu toutes les peines du monde à trouver un
distributeur aux États-Unis, bastion du lobby créationniste où les chiffres des entrées ont été
catastrophiques. La timidité des auteurs s’explique donc moins par de la frilosité face à un sujet
sensible… que par leur soumission à l’idéologie familialiste qui imprègne tant de productions anglo-
saxonnes contemporaines. L’important, si l’on en croit Création, n’est pas tant que Darwin publie
son De l’origine des espèces, mais que sa cellule familiale soit raccommodée, et que le film puisse
se terminer sur un panneau qui nous apprend que, jusqu’à sa mort à l’âge de 73 ans, Charles est
resté « heureusement marié » avec Emma… On est bien content pour eux, mais on aurait aimé que
l’évolution de leurs rapports conjugaux ne masque pas celle des espèces.
Notes
1. [1] Pour une meilleure compréhension des travaux et de la personnalité de Darwin, on ne
saurait trop conseiller de regarder la conférence que Pascal Picq a donné le 23 juin 2008 à
la Cité des Sciences et de l’Industrie. Si l’on excepte quelques digressions pas toujours
pertinentes, le propos du paléoanthropologue est clair et passionnant. Sur un mode
beaucoup plus romanesque, on peut aussi revoir Master and Commander, un des derniers
grands films d’aventures…
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