Les bicyclettes de Ramón Casas.

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LES BICYCLETTES
DE RAMÓN CASAS
Ramón Casas i Carbó, artiste fondamental dans le modernisme
catalan, fut un peintre et un dessinateur extraordinaire qui à un
moment de sa vie s’est comporté en sportif (un qualificatif que
l’on attribuait alors aux individus de classe élevée qui pratiquaient
des sports choisis autant pour leur caractère onéreux que pour
l’audace et le risque qu’ils impliquaient, et pour la nouveauté
qu’ils signifiaient), cédant dans sa jeunesse à une passion frénétique et presque démesurée pour le cyclisme.
Par Ramón Balius Juli
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I naquit à Barcelone en 1866, l’année
même où la maison Michaux et Cie (fondée par Pierre Michaux, inventeur de la
pédale) commercialisait le vélocipède à
Paris. C’est non sans peine qu’il termina
son enseignement primaire pour entamer
sa carrière artistique en 1877 grâce à un
maître intelligent qui sut déceler ses quali-
tés et à un père fortuné et compréhensif
qui l’encouragea dans sa vocation.
Après quelques années d’apprentissage dans sa ville natale, il partit pour Paris
en 1882 avec l’intention de compléter sa
formation. La même année, Henri de Toulouse-Lautrec, dont l’âge, l’esthétique et le
ART ET SPORT
goût pour le cyclisme se rapprochent de
façon évidente du parcours de Ramón
Casas, faisait son apparition à Paris. A cette
époque, l’impressionnisme savourait son
indiscutable triomphe, en même temps
que se produisait la première réaction contre celui-ci, à travers l’œuvre de Van Gogh
et de Gauguin.
Le penchant de Casas pour le cyclisme
est probablement né durant ce premier
séjour à Paris. Grâce à l’application de la
transmission par chaîne, le vélocipède à
grandes roues avait cédé le pas à la vraie
bicyclette, laquelle jouissait d’une grande
popularité dans la capitale française. Nous
savons qu’en revenant à Barcelone, alors
qu’il commençait tout juste à se faire
connaître comme peintre, il était célèbre
pour sa bicyclette, l’une des premières à
rouler dans les rues de Barcelone. A cette
époque, vers 1888, les lourdes jantes
métalliques avaient été remplacées par les
pneumatiques que Dunlop venait d’inventer. Son ami, le peintre et écrivain Santiago
Rusinol, véritable père du modernisme
catalan, décrivit dans le journal « La Vanguardia » une excursion cycliste mouvementée qu’ils effectuèrent ensemble ; la
chronique illustrée par Casas nous présente
impeccablement vêtu en
cet homme
cycliste, dans un costume rappelant celui
qu’il aborde dans un portrait à I’huile réalisé par son compagnon d’aventure.
De nouveau à Barcelone, il se convertit en témoin de son temps, en saisissant
les mouvements d’agitation sociale — « La
carga » (1902, Musée d’Olot) et « Garrote
vil » (1894, Musée d’art moderne de
Madrid), sont deux des pièces les plus
caractéristiques de cet aspect de son
œuvre — ainsi que la vie populaire de
l’époque — avec « Ball de tarda » (1896,
Circula del Liceo de Barcelona) et « Processo de Santa Maria del Mar » (1896,
Muséee d’art moderne de Barcelone),
comme toiles représentatives.
II commente également à cette époque la réali-
« La reparación », un dessin
prodigieux dans l’interprétation
du geste.
Lors de son second séjour à Paris en
1890 et 1894 où il cohabita au Moulin de la
Galette avec Rusinol et Utrillo, il poursuivit
son activité cycliste avec le même intérêt,
soutenu par Utrillo et par un peintre italien
du nom de Zandomenegui avec lesquels il
entreprenait de longues excursions dans les
alentours de la ville. C’est à cette période
qu’appartiennent les toiles « Bal du Moulin
de la Galette » (1883, Cau Ferrat de Sitges)
et « Plein Air » (1891, Musée d’art moderne
de Barcelone), œuvres maîtresses qui font
de Casas le peintre de Montmartre, avec
peut-être davantage de mérite que Toulouse-Lautrec. Sa peinture représente le
lien entre le réalisme du XVII e siècle et
l’impressionnisme, avec la puissance synthétique du coup de pinceau dans les
scènes de foule et la douceur des tons vifs
enveloppés d’une atmosphère grisâtre.
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ART ET SPORT
tation cycliste organisée en 1899 pour protester contre l’impôt municipal sur les bicyclettes. Le tournant du siècle semble transformer le goût de Casas pour le cyclisme;
la bicyclette, en se démocratisant, perd la
faveur des « sportifs » qui se tournent vers
l’automobile. Sa réputation d’automobiliste
dépassa, si toutefois c’est possible, celle
qu’il avait acquise comme cycliste, même
s’il avait beaucoup perdu de sa conception
sportive de la vie.
Dans l’œuvre de Ramón Casas, on
peut admirer toute une gamme de types
de machines et de situations propres au
cyclisme qui révèlent sa profonde maîtrise
du sujet. Ses cyclistes ne font ni de la
vitesse ni de la compétition mais se promènent joyeusement. La Barcelone de la fin
du siècle dernier disposait certes de plus
d’un vélodrome mais nous n’avons aucune
indication que Casas s’y rendait, et aucun
de ses dessins n’illustre de tels spectacles.
Un fait important, insolite pour l’époque,
c’est l’introduction de l’image de la femme
sportive à travers de belles et élégantes
silhouettes féminines. Par ces caractéristiques, son œuvre contraste avec celle de
Toulouse-Lautrec, assidu des vélodromes,
où les cyclistes sont tous coureurs professionnels et où les personnages féminins,
qui ne pratiquent pas de sport, appartiennent aux basses sphères de la société.
« Une femme cycliste » qui
rappelle le carton de
Toulouse-Lautrec « Bruant à
bicyclette » (voir R.O. 238).
sation d’une très longue série de portraits
au fusain de personnalités du monde de la
culture et de la politique, et la production
de nombreux dessins’ et peintures consacrés à d’exquises silhouettes féminines.
Nombreux sont les témoignages de la
persistance de son activité cycliste. Nous
savons qu’il était fréquemment vu en ville
sur son tandem, qu’il a assisté à un curieux
carnaval cycliste en 1898 et à une manifes-
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L’œuvre cycliste la plus connue de
Ramón Casas est le « Tandem », peinture à
I’huile réalisée vers 1897 (Musée d’art
moderne de Barcelone) qui trônait au célèbre « Els Quatre Gats » (Les quatres chats),
à la fois café, brasserie, restaurant et salle
de spectacles à la façon du « Chat Noir »
de Paris, où se réunissaient les peintres et
les écrivains de Barcelone. Dans ce tableau
apparaissent Casas, fumant son habituel
cigare, et Pere Romeu, le patron de « Els
Quatre Gats », pédalant avec ardeur ; une
inscription en langue catalane précise :
« Per anar en bicicleta, no’s pot dur I’esquena dreta » (« Pour faire de la bicyclette,
il faut courber le dos »). II existe de nombreux dessins réalisés à la plume sur le
thème du cyclisme, publiés dans des
revues et des journaux de Catalogne dont
bon nombre des originaux se trouvent au
Musée d’art moderne de Barcelone. Dans
« Pel i Ploma », sans doute la meilleure
revue d’art publiée en Catalogne, il est fréquent de trouver des dessins de Casas,
figurant des silhouettes féminines montées
sur des bicyclettes puis, plus tard au volant
d’automobiles. Certains de ces dessins,
comme « La reparacion », sont prodigieux
dans l’interprétation du geste. Cette époque est également riche en dessins de
vélocipèdes exécutés à la mine ; l’un d’entre eux, colorié, nous montre « Una
ciclista » (Une femme cycliste) et rappelle
le carton de Toulouse-Lautrec « Bruant à
bicyclette ». Casas est également I’illustrateur de nombreuses histoires drôles consacrées au cyclisme, publiées dans des
revues satiriques catalanes, et de collec-
tions de cartes postales représentant des
femmes cyclistes ou « chauffeuses ».
Son œuvre languit à partir de 1910,
lorsque le modernisme s’éteint, et Casas
reste lui à la manière d’un glorieux survivant avec son passé insigne, son automobile, son argent et son havane. Deux
voyages productifs en Amérique, de fréquents séjours à Paris et une vie douce et
routinière à Barcelone où il expose tous les
ans, remplissent ses dernières années. Le
temps ou il était « sportif » est bien loin. II
meurt en 1932 à l’âge de soixante-six ans.
R. B. J.
« Pour faire de la bicyclette, il faut
courber le dos. » Le tandem est
l’œuvre cycliste la plus connue de
Ramón Casas.
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