Recherches qualitatives et longitudinales: les

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Ce texte a étéprésentélors du çotloque international>Recherchequalitative et gestion,qui
s'est tenu à l'École desHautesEtudesCommerciales,à Montréal, le 26 octobre 1996.
Recherchesqualitatives et
longitudinales: les relations
entre sociologieet histoire
par Françoise Chevalier
Cahier de recherche n° 96-11-09
Novembre 1996
ISSN : 0840-853X
Ar FraJlÇQise
Chevalierestprofesseureet membre du GroupeHEC. France.
Copyright <C1996. École des Hautes Études Commerciales (HEC), Montréal.
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interdite.
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Direction de la recherche, École des HEC, 3000, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, Montréal (Québec) Canada
H3T 2A7.
~
INTRODUCI'ION
1.
n.
UNE PROBLEMATIOUE DE RECHERCHESPECIFIOUE
-
Exposéde la problématique
-
Objectifsde recherche
-
Les étudesdéveloppées
UNE DEMARCHE DE RECHERCHE
UJ
Recherchequalitative
Recherchecomparative
Recherchelongitudinale
UNE DOUBLE
.m- !.!J
PERSPECTIVE
Histoire et sociologie: deux clisciplinesdifférentes
Les points de convergence
Le "sociologue-historien"
CONCLUSION
.
2
INTRODUCTION
Sociologieet histoire: vaste sujet! Question fondamentaleaussi, car"derrière il y a tout le problème de
l'explication en sociologie. Si le débat théorique sur les rapports entre histoire et sociologiea une grande
importance,il est égalementfort intéressantde nous interroger en tant que practicien de la sociologiesur les
raisonset les façonsd'articulerles deux démarchesdansnos recherches.
Témoignagedonc et réflexion sur une pratique: tel seranotre propos.L'inconvénientde ce choix est qu'il nous
conduira à être très "pointu" : nous évoqueronsune problématiquespécifique de rechercheet nous n'en
soruronsguère.Nous nous efforceronstoutefois d'utiliser cette expériencecomme illustration généraled'une
interrogationet d'un cheminementde sociologuepar rapport à l'histoire.
3
UNE PROBLEMATIOUEDE RECHERCHESPECIFIQUE
-
Exooséde la l)roblématiaue
La problématique qui nous intéresse ici est celle des modes managériales et du changement
organisationnel.En effet, depuisl'instauration du taylorismeet son développementavec sesréussites
mais aussi ses excèsde rationalité et ses dysfonctionnements,les entreprises ont été amenéesà
repenserleur modede management.Elles sont passées,dansce domaine.de la direction participative
par objectifs(DPPO),aux groupesautonomesde travail, aux cerclesde qualité, aux projetsd'entreprise
et aujourd'huiqualité totale, réengeeneringet certification tiennent le devant de la scène.Chacunede
-
ces modes s'est appuyéesur des référencesà des modèles le modèle américain, le modèle de la
démocratieindustrielle à la suédoiseou à l'allemande.le modèlede gestionà la japonaise....
Ainsi, régulièrement,de nouvellessolutionsaux problèmesd'organisationapparaissent.Chacune,fait
naître de grands espoirs.Experts et conseillersd'entreprisesles mettent en valeur et suscitent les
premières expériences.Quelques entreprisesen font l'essai, en général avec succès.Les revues
professionnel1es
et la pressediffusent alors rapidement leurs réalisations. Mais, finalement, après
qut:lquesannées,le modèle est délaissé,dirigeants et membresdu personnel assurent,parfois avec
regret, que la solution apportait peu, et l'idée tombe dans l'oubli
Pour être, quelquetemps après,
relayéepar un autre modèle, avec de nouveaux experts,une nouvelle formation appropriéeet un
nouveau"drapeau"autour duquel se rassemblentde nouveauxinitiés. Bref, un modèle qui, au départ,
susciteautant d'espoirset d'attentesque le précédent,avantd'être,à sontour, quelquestempsplus tard,
,
abandonné.Tout sembleparfois sepassercommesi les organisationsétaientatteintesd'amnésie.
Ce qui frappe, en effet, c'est souvent le peu de réflexion critique sur ces modèles et ces
expérimentations.Sans doute les entreprisesoffrent~ellesdes terrains riches de réalisations dont
plusieursapparaissentrelatéessousforme de monographies.Les comptes-rendusd'expériencessont
4
~
nombreux,de mêmeque les analysescherchantà présenterdesréflexionsplus généralessur la nature
desphénomènesétudiéset sur leur ampleurà un momentdonné.Proposantdesrecueilset desanalyses
de donnéesempiriques importantes, les recherchess'appuientnéanmoinspour la plupart sur des
observationsponctuelleset l'on manqueencorede recul par rapport à l'amplitude des phénomènes
étudiés, à leur d}'-namiqueet à leur évolution dans le temps. Seuls quelques rares bilans sont
disponibles,telle livre paru en suédois,puis en anglais et traduit ensuiteen français par l'UIMM et
présentantdix annéesd'expériencesde réorganisationdu travail dansl'usine Volvo de Kalmar.
Cettefaiblessedesbilans rend bien sûr extrêmementdifficile le suivi des expérienceset plus encore
leurs comparaisons,qu'elles soient nationales ou internationales. Faute d'un matériel empirique
suffisant, faute de synthèse,la réflexion sur le continuum des réalisationset sur leur successionpar
vaguesdansles entreprisesresteencorelimitée.
Obiectifsde recherche
Aussi, estwilpossiblede distinguertrois objectifs très larges qui guident depuisplusieurs annéesnos
travaux.
Le premier objectif est de contribuer à une meilleure cOIUlaissance
du fonctionnementréel desmodes
d'organisationdans différentesentreprises.En cela, nos recherchesde style monographiquerelèvent
desapprochessociologiquesclassiques.
,
Un deuxièmeobjectif est de suivre l'évolutiQndans le temps de ces modesd'organisation, donc de
dépasserune observationstrictementponctuellepour saisir le phénomènedansla duréeet ainsi être en
position d'observateurprivilégié pour mieux comprendre,par exemple,les doubles mouvementssi
caractéristiquesd'enthousiasmepuis de désillusion qui accompagnele déferlementdes modèlesde
managementdansles organisations.Ici, notre démarchede chercheurtend à se démarquerdestravaux
....
5
~
menésjusqu'à présent qui. pour la plupart, fournissent des photographiesà un moment donné des
phénomènesétudiésalors que nous cherchonsà enregistrer, à suivre pas à pas, révolution dans le
tempsd'un mêmemoded'organisation.puis le passaged'un de cesmodesà un autre. C'estici aussique
notreréflexion de sociologueva cotoyerl'histoire.
A cesobjectifsde connaissance
qualitativeet longitudinale. il convientd'ajouterun troisièmeaxe, plus
théorique. qui consisteà voulojr mieux comprendre à partir de ces modèlesd'organisation,leur
émergence,leur développementet leur successiondansle temps.et ainsi les processusde changement
et d'apprentissage
organisationnelà l'oeuvredansles entreprisesà cetteoccasion.
Les étudesdévelouuées
Partant de là, nous avons été amenéà développerdifférentes recherches,certainessont terminées,
d'autressonten cours,d'autresviennentde démarrer.
Nous avons par exemple suivi durant 7 ans dans 12 entreprisesdifférentes le développementde
programmes cercles de qualité;
nous suivons actuellement depuis 5 ans le déroulement de
programmesqualité totale dans5 entreprisesfrançaiseset venonsde démarrerune nouvellerecherche
sur la mise en place et .les résultats de la certification. Ces différentes recherchesfont l'objet de
publicationssuccessives
destinées,pour les unes.plus particulièrementau mondeacadémique,pour les
autres,au mondeprofessionnel.
L'objet de cette réflexion n'étant pas de fournr une relation détailléeet approfondie de ces études,
,
nousnousborneronsà évoquerquelquesuns qe leurs résultatsessentiels(Chevalier,1991,1992).
Les recherchesque nous menonsdepuisplusieurs annéesnous ont permis en particulier de mettre à
jour de véritablescyclesde vie desmodesd'organisation,caractériséspar desphasesbien distinctesde
lancement,de diffusion, d'essoufi1ement
puis de disparition, d'intégration ou de survie. Ces études
conduisentégalementà mettre en lumière différents paradigmesdu changementorganisationnelet
montrentl'importancedesdispositifsde changementsur l'issuefinale desprocessus.Elles s'interrogent
aussi sur les apports éventuelset les limites des modes managériales,sous queUesconditions ces
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dernièressont-elles susceptibles d'être factl~ursde progrèsou au contraire sourcesde désillusionset
d'échecs.
II
-
UNE DEMARCHE DE RECHERCHE
Le dispositif de recherchecomportetrois grandesfacettes:il estqualitatif, comparatif et longitudinal.
Recherche Qualitative
Pour être à même d'appréhenderle fonctionnementréel des modes d'organisation,les réactionsqu'ils
suscitent,les résultatsqu'ils apportent,leur évolution dans le temps, il ne suffit pas d'en COIU1aître
les
donnéesformelles, ni se contenterd'observerla marchedesorganisationsde l'extérieur. Pour s'engagerà
comprendrela dynamiquequi peut sous-entendre
et façonnerun nouveaumodèle, il est indispensablede
connaîtreet d'analyserau fil du tempsles perceptionset les attitudesdespersonnelset la manièredont le
modèle s'insère dans les systèmessociaux des différentes entrepris~s.D'où la nécessitéd'étudier
,
concrètementle fonctionnementdesmodesd'organisationsur le terrain.
Ne pouvant partir de l'abstrait ni d'une quelconquerationalité à priori, nous avons choisi d'utiliser une
méthoded'analyseclinique permettantde découvrir la réalité des pratiques: l'analyse sociologiquedes
organisations (Crozier et Friedberg, 1977).Cene~cipermeten effet de partir de l'expériencevécuepar les
acteurs pour proposer ensuite et vérifier des hypothèsesde plus en plus généralessur les modes de
fonctionnement étudiées. Notre démarche de recherche, qualitative, est hypothético-inductive,elle
,
constitue et cerne son objet d'étudespar étap~ssuccessives,à travers-la formulation de premières
hypothèses,l'observation,la comparaisonet l'enrichissementdeshypothèsespuis à nouveaul'observation
et l'interprétation desmultiples processusqui composentles systèmesd'action concretsétudiés.Le choix
du "qualitatif', c'est le choix du respectde l'humain et de sa complexité. La démarchese sert, en fin de
compte,du vécu desacteurspour proposeret vériller ensuitedeshypothèsesde plus en plus généralessur
les caractéristiquesdes ensemblesétudiés. Ce type de recherche s'intéressenon pas tant à l'aspect
quantifiable des phénomènes,mais chercheavant tout à répondre "au pourquoi" et "au comment" des
événementsdansdessituationsconcrètes.EUechercheà "faire sens"plutôt qu'à "donner la preuve".
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~
La recherchequalitative se traduit ainsi par un travail de confrontation 0
fastidieux. avec les seules donnéesempiriques. Ce travail n'est pas de toul
particulier le renoncementprovisoire à l'élaboration précise de la théorie;
Recherchecomuarative
Démarche qualitative mais aussi comparative. Comment, en effet, étabJir la validité d'une
interprétationcausalereposantsur un cas unique. aussi nourri soit-il? Le recours à une approche
comparativeapparaît absolument nécessaireà une véritable explication. La méthode comparative
accompagne
la recherchequalitative; elle pennetd'étayer la validité d'uneinterprétationcausalc.
La démarches'appuiedonc fortement sur le recueil, l'analyseet ta comparaisonde dOMéesnarratives
ou de comportementsobservables.Ainsi, par exemplepour nos recherchessur les programmescercles
de qualité, les programmesqualité totale ou encoresur la certification, nous avons certesrassemblé
une abondantedocumentation écrite mais aussi procédé à la réalisation de plusieurs centaines
d'entretienssemiAdirectifs.Entretiens auprès des directions, du managementet de l'ensemble des
salariés.Nous avons égalementété amenésà assister,en tant qu'observateur,à de très nombreuses
réunions,actionsd'information et de formation.
,
Recherchelomdtudinale
Ces recherchesqualitatives et comparativessont aussi longitudinales. En effet, et compte tenu de
notre problématique.il s'avère indispensablede travailler dans Je temps, de suivre pas à pas le
développementd'un programme CQ, QT ou certification et à cette occasion de décrypter les
mécanismesde changement.Modesde managementet changements'inscriventdans la durée.D'où la
fréquentationcontinue,sur plusieursannées,d'un certainnombred'entreprises.Ce qui ne va pas de soi
ni d'un point de vue strictementpratique (l'accèsau terrain), ni d'un point de vue plus méthodologique
'8
(analysesde contenu, interp.rétations).Le matériel recueilli. les entretiensen particulier. couvre
plusieursannées.Autrementdit, le chercheurrevient régulièrementsur sesterrains. et mèneplusieurs
entretiensà desmomentsdifférents avec les mêmesacteursou de nouveaux. La prise en compte du
temps nécessitealors une vigilance accrue. Il s'agit en effet de garder intact la fraîcheur des
événementsen.registrés.Bref. de ne pas sous-estimerles premières observationsau regard des
dernières.de ne paslaissercesdernières"contaminer"les premières.Par exemple.de ne pasamoindrir
les phénomènesd'enthousiasmecaractéristiquesdes phasesd'émergenceet de développementde
nouveaux:modèles de management,eu égard au phénomèned'essoufflementque l'on enregistre
souventpar la suite. Ici, les préoccupationsdu sociologuerejoignentcelles de l'historien pour qui le
tempsest essentiel.
Confrontésà ces difficultés, nous avons choisi d'exploiter en continu les donnéesrecueillies. Ainsi
aprèschacunede nos campagnesd'entretiens,nous procédonsà un dépouillementet à l'interprétation
des données.Ce processusde "stabilisation intennédiaire" du matériel nous parait essentiel caf il
permetde garderla mémoiredesdonnéesaux temps "t", Olt+ 1", "t + 2" et ainsi de faire progresserla
réflexion. Ce traitementen continu sur despériodesrelativementlonguesse complètepar destravaux
finaux, de reprisedansle tempsdesdifférentesanalyseset de leur synthèse.Un tel processuscomporte
à coup sûr desmomentsdifficiles. TI serait parfois tellement tentantet surtout sécurisantd'écllafauder
des théories sans se soucier des donnéeset de leur évolution dans le temps, sans se préoccuperde
savoir si "l'empirique adhère au théorique". La réalité que nous vivons est toute autre, elle va du
particulier au général, du ponctuel à l'historique, du synchroniqueau diachronique.Tout l'esprit et
toute la tensionde nos démarchessont là.
,
III. UNE DOUBLE PERSPECTIVE
Cetteperspectiveentre sociologieet histoire nous sembleincontournablepour comprendrela succession
desmodèlesd'organisationet les processusde changementsorganisationnels.
9
Histoire et sociologie: deuxdisciolinesdifférentes
Certes, sociologie et histoire sont des disciplines différentes. Le sociologues'intéressed'abord au
présent.l'historien au passé.Pour le sociologue,le tempsa une importancerelative. Contrairementà
l'histoire, en sociologieaucunelongueurn'estprivilégiée sur une autreet les découpages
s'y font au gré
des problèmesà traiter ou des hypothèsesà vérifier. Aucun cadre spatial non plus ne jouit d'une
préséancequelconque.L'espaceest à géométrievariable et le sociologuea les mains libres pour le
délimiter. En histoire, la plupart des divisions académiquesreposentsur le temps, le lieu, le sujet:
histoire intellectuellede la Francemoderne,lùstoire politique de la Chine ancienne
En sociologie,
les divisions sont différentes.Elles s'opèrentpar fonctions socialesou processus;relations du travail,
famille
La plupart dessociologuestravaillent implicitement sur la sociétémoderneet mêmesur la
sociétédans laquelle ils vivent. Le temps et le lieu ne sont pas des critères fondamentauxde leurs
divisionsinterneset sontsouventignorés.
Par ailleurs, les historienstravaillent sur des traces: c'est ce que nous ont laissé des gens qui sont
morts. Les historienstravaillent sur des arc1ùves.En revanchele sociologuea l'habitude d'interroger
desvivants et d'utiliser dessourcescontemporaines;il peut faire parler despersonnes; il peut créer
des traces spécialementconçuesà son usagede sociologue.Les sociologues,par les enquêtesqu'ils
mènent,créentleurs matériaux.Historienset sociologuesont, par conséquent,desmodalitésde preuve
bien différentes.
,
S'interrogeantsur la complémentaritéou Itex;clusionmutuelle d'un esprit sociologiqueet d'un esprit
historique, P. FougeyrollasrappeIle que "L'esprit historique serait générateurdtune saisie de la
diachronie et d'une maîtrise de la temporalité coIlective
(alors que) l'esprit sociologiqueinspirerait
des approchesde la synchronieet une volonté de domination intellectuelle des espacessociaux"
(Fougeyrollas,1996).
-."
îO
~
Les points de convergence
Toutefois.au-delàde cettepremièredichotomie.la questiondes rapportsentre sociologieet histoire a
évolué sensiblement ces dernières années.
Ainsi dès 1928, le grand historien Henri Sée publiait chez Alcan un ouvrage qui nia pas reçu
l'audience qu'il méritait, "Scienceet philosophie de l'histoire". D'emblée,l'auteur indiquait que les
progrèsde la sociologieposede nouvellesquestionsquant aux relationsde cettescienceavecl'histoire.
Pour lui, la sociologiequi se proposede décrire et d'interpréter Jesfaits sociaux et l'organisation a
intérêt à prendre en comptele temps; et, de son côté,l'histoire ne peut vraiment comprendrele passé
qu'en se rendant compte du présent.Bien souvent,c'est l'observationdesfaits présentsqui suggèreà
l'historien l'objet de sesétudes.De même,Lucien Febvre,l'un des deux fondateursde la Revue des
Annales, publication marquant le renouvellementde l'école historique françaisedans les années3O,
esûmaitque "l'homme ne se souvientpas du passé,il reconstruittoujours. Il part du présent,et c'est à
travers lui toujours qu'il connait et qu'il interprète le passé". Par ailleurs, l'Ecole des Annales,
s'interrogeantsur les rapports des historiens à l'objet de leur recherche,donne la prééminenceà la
tâchede "compréhension"du passésur cellede "résurrecûon"du passé.
Plusprès de nous,dessociologuesaussidifférentsque PierreBourdieu,NorbertElias, Alain Touraine,
ont contribuéà rapprochersociologieet histoire. Ils ont ainsi récuséla partition présent/passé,
remis
en causele positivisme dans les sciencessocialeset se sont faits eux.mêmes,à l'occasion,historiens.
,
Aujourd'hui, si l'historien hésite encore à ~e risquer dans la période la plus contemporaine,le
sociologuea tendanceà investÎr le passéproche.Et la distinction histoire = passé,sociologie= ici et
maintenant,apparaîtun peu brouillée.
Et surtout,selon l'objet traité et la problématiquede rechercheinvestie, la sociologiea plus ou moins
besoinde faire appelà l'histoire. Actuellement,on peut distinguerquatregrandsobjetsoù sociologieet
histoire se conjuguent (Alter, 1996). Ainsi, le thème de la culture d'entreprise recoupe les
préoccupationsdes sociologues,mais aussicelle des historiens. conunepar exemplePhilippe Ariès,
-...
11
attachésaux "mentalités" et .aux représentations.Il en va de même de la stratégie d'entreprisequi
oriente la recherchevers la connaissancedes modalités et des transfonnationsdes politiques, et qui
interroge directementla rationalité des structureset des décisions.A ces deu..xpremiers objets, il
convient d'ajouter le thème de la création et de la disparition des entrepriseset enfin, celui du
changementorganisationnel.Le changementorganisationnelnoussemblevéritablementau coeurde la
rencontresociologie et histoire car il introduit la notion de durée au coeur du fonctionnementdes
organisationsen les présentantcommedesensemblesen transformationpermanente.En particulier, la
partie de la sociologie qui s'intéresseaux analysesdiachroniquesou "études dites longitudinales"
s'engagedansles perspectivesouvertespar les conceptset les méthodesde l'histoire.
Lesrapprochementsentresociologieet histoire sefont jour au traversde problématiques,mais ausside
préoccupationsméthodologiques.Dans la pratique, la sociologieet l'histoire présententdespoints de
convergence: toutes deux posent des questions et cherchent des réponses.Toute connaissance
commencepar l'étonnement,disaientPlatonet Aristote. Dansles deuxcas,le travail théoriqueprocède
à la fois d'une accumulation d'observationset d'une incessantereformulation des hypothèsespour
proposerdes enchaînementset des interprétations.L'histoire contemporaineutilise des méthodesde
rechercheet de traitement de l'information non spécifiques, elle ne se contente pas non plus
uniquement de décrire mais d'analyser et d'expliquer. Dans ce sens, l'histoire se rapproche de la
sociologie. De même, les deux: disciplines
recourent de manière féconde à des approches
monographiqueset comparatives.Les recherchesqualitativesetJongitudinalesépousenten effet deux
cadresqui sont familiers aux sociologueset aux historiens: la monographieet l'enquêtede branche.
,
Enfin l'historien, tout commele sociologue,s,?ntprisonniersde leur époqueet ne peuvent,en ce sens,
que poser des questionsde leur époque.A tous deux:,le sens du relatif doit inspirer une certaine
humilité.
Echos ultimes du rapprochement, certes encore mesuré, des disciplines: quelques conférences
organiséescesdernièresannéessur cesthèmes(BaechIer,1991- Lefebvre, Baillargeon, 1996), mais
aussiquelquesincursions de sociologuesdansdesrevuesd1histoire,et celles d1historiensqui diffusent
-,
"
i2
certains de leurs travaux dans des revuesconsacréeshabituellementà la sociologieou à la gestion
(FriedensoD.1993).
Le "sociolo.e:ue-historien"
La problématique des modes managériales et des processusde changementet d'apprentissage
organisationneloffre, à coup sûr, des directions de recherchequi peuvent permettre des échanges
extrêmementféconds entre sociologie et histoire. Pour les sociologuesdes organisations.cette
problématiquese marie avecbonheur avecla toute récentepriorité, donnéepar les gestionnaires,à la
compréhensiondes capacités organisationnelles des entreprises. Pour les historiens, une telle
problématiqueprésentel'avantagede pouvoir se greffer sur deux de leurs orientations,restituer enfin
toute son importanceà la question du temps (la valeur de référencedes historiens) et matérialiser
positivementleur refusd'évolutionsunifonnes et définitives.
Aussi, nous semble-t-ilinévitable pour le sociologuequi chercheà mieux comprendrele déferlement
des modesmanagérialesdans les organisationset les processusde changementainsi déclenchés,de
disposerd'un recul historique,de ne pas s'intéresserexclusivementaux mécanismesexplicatifs de "l'ici
et maintenant", mais d'être en mesurede prendre en considérationl'épaisseuret le poids du temps.
Certes,la duréeà laquelle le sociologues'attacheraalors seraen généralbien moins longue que celle
sur laquelle l'historien se penche,de même l'antériorité des événementsne serapas aussiimportante
quecelletravailléepar l'historien, mais leur apport explicatif n'en serapasmoinsfort.
,
Dans ce sens,si le sociologuepeut travaille~ de concert avec 11historien,ne peut-il pas aussi faire
oeuvred'historien,soit en ayant recoursaux archives,soit plus encore,croyons~nous,
en suivant dans
)a duréesesobjetsd'étude,en enregistrantleurs transfonnations.Auquel cas,le "sociologue-historien"
crée lui-même, en quelque sorte, ses propres archives. C'est là, à coup sûr, une oeuvre de longue
haleine difficile et pleine de risquespour le chercheurqui s'y engage(problèmesde valorisation des
résultatset de reconnaissanceinstitutionnelle des travaux menés).C'est,pourtant, nous en sommes
intimementpersuadés,
une voie essentiellepour la sociologiedesorganisations.
13
~
CONCLUSION
Enfin, et pour clore "provisoirement"ces quelquesréflexions nouéesautour des questionsde sociologieet
d'histoire, ne conviendrait-il pas de rappeler ce qui fait la longévité et la résistanceau temps d'un ouvrage
d'lùstoire ou d'un ouvrage de sociologie.Dans les deux cas, croyons-nous,ces raisons vont du scrupuleux
contrôle dessourcesd'infonnaûoll, en passantpar une granderigueur dansl'analyse,jusqu'à l'indifférence31L,{
modesintellectuelles.Raisonsqui, par ailleurs, valent pour l'ensemblede la production éditoriale dans les
sciencessociales.
Sociologueset historiens apparaissentainsi animés des mêmespréoccupations: celles de donner de solides
assisesdocumentairesà leurs constructionsconceptuelles.Dans ce sens,"}' Enquête" d'Hérodotene peut-elle
être tenuepour le chef d'oeuvreinaugural,à la fois de l'histoire et de la sociologie?
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~
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHE
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(sous la direction de) "La nouvelle histoire"
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16
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