II. Aristote
L’approche poétique
Contre l’enthousiasme
Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses
espèces, considérées chacune dans sa finalité propre, de
la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut
que la poésie soit réussie, en outre du nombre et de la
nature des parties qui la constituent, et également de
toutes les autres questions qui relèvent de la même
recherche. (chap. 1, 47a8)
Ainsi la Muse crée-t-elle des inspirés et, par
l’intermédiaire de ces inspirés, une foule
d’enthousiastes se rattachent à elle. Car tous les poètes
épiques disent tous leurs beaux poèmes non en vertu
d’un art, mais parce qu’ils sont inspirés et possédés, et il
en est de même pour les bons poètes lyriques. Tels les
corybantes dansent lorsqu’ils n’ont plus leur raison, tels
les poètes lyriques lorsqu’ils n’ont plus leur raison,
créent ces belles mélodies ; mais lorsqu’ils se sont
embarqués dans l’harmonie et la cadence, ils se
déchaînent et sont possédés. Telles les bacchantes
puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont
possédées, mais ne le peuvent plus quand elles ont leur
raison ; tels les poètes lyriques, dont l’âme fait ce qu’ils
nous disent eux-mêmes. Car ils nous disent, n’est ce
pas, les poètes, qu’à des fontaines de miel dans les
jardins et les vergers des Muses, ils cueillent leurs
mélodies pour nous les apporter, semblables aux
abeilles, ailés comme elles ; ils ont raison, car le poète
est chose ailée, légère, et sainte, et il est incapable de
créer avant d’être inspiré et transporté et avant que son
esprit ait cessé de lui appartenir ; tant qu’il ne possède
pas cette inspiration, tout homme est incapable d’être
poète et de chanter. Ainsi donc, comme ils ne
composent pas en vertu d’un art, quand ils disent
beaucoup de belles choses sur les sujets qu’ils traitent,
comme toi sur Homère, mais en vertu d’un don divin,
chacun n’est capable de bien composer que dans le
genre vers lequel la Muse l’a poussé, l’un dans les
dithyrambes, l’autre dans les éloges, l’autre dans les
hyporchèmes, l’autre dans la poésie épique , l’autre dans
les ïambes ; dans les autres genres, chacun ne vaut rien.
Ils parlent en effet, non en vertu d’un art, mais d’une
puissance divine ; car s’ils étaient capables de bien
parler en vertu d’un art, ne fût-ce que sur un sujet, ils le
feraient sur tous les autres à la fois. Et le but de la
divinité, en enlevant la raison à ces chanteurs et à ces
prophètes divins et en se servant d’eux comme des
serviteurs, c’est que nous, les auditeurs, nous sachions
bien que ce ne sont pas eux les auteurs d’œuvres si
belles, eux qui sont privés de raison, mais que c’est la
divinité elle-même leur auteur, et que par leur organe,
elle se fait entendre à nous. (Platon, Ion, 533e-534d)
Tekhnè : art et technique
Une inspiration limitée
Pour composer les histoires et, par extension, leur
donner leur forme achevée, il faut se mettre au
maximum la scène sous les yeux — car celui qui voit
comme s’il assistait aux actions elles-mêmes, saurait
avec le plus d’efficacité découvrir ce qui est à propos
sans laisser passer aucune contradiction interne. (17,
55a22)
Aristote admet, comme Platon, que la création poétique
relève en partie de l’irrationnel, suppose une
« inspiration » qu’il décrit, selon l’usage platonicien, en
termes d’intervention divine, entheon hè poièsis, lit-on
dans la Rhétorique (III, 1408b19), « la poésie est
inspirée » ; littéralement : elle suppose qu’on a « un
dieu en soi ». Mais il ne faut pas ici presser l’étymologie
et tirer entheos, pas plus que ses dérivés du groupe
d’enthousiasmos, du côté de la « possession » divine, ni
davantage ekstatikos du côté de l’ « extase ». Aristote
use ici du vocabulaire consacré pour désigner certaines
dispositions plus ou moins déviantes par rapport à la
norme habituelle et qui ont ceci de commun qu’elles
fournissent à l’artiste des ressources d’invention
auxquelles il n’aurait pas accès autrement. […]
L’important, ici, est que le poète ait, à un certain degré
au moins, la capacité de « sortir de soi » pour
représenter les émotions diverses des personnages qu’il
crée. (Dupont-Roc et Lallot, p. 284-285).
Des règles extraites des œuvres.
Des règles utiles au poète
Définition de la tragédie
La tragédie est la représentation d’une action noble,
menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue,
au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements
d’espèces variés, utilisés séparément selon les parties de
l’oeuvre ; la représentation est mise en œuvre par les
personnages du drame et n’a pas recours à la narration ;
et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une
épuration de ce genre d’émotions. (6, 49b24)
La catharsis comme telos de la tragédie
La catharsis n’est pas un défouloir
Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction,
il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la
poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans
concours et sans acteurs. De plus, pour l’exécution
technique du spectacle, l’art du fabricant d’accessoires
est plus décisif que celui des poètes. (6, 50b15)
La représentation épique est-elle d’une qualité
supérieure à la tragique ? La question peut embarrasser.
Car si la moins vulgaire est la meilleur, et que la
meilleure est celle qui toujours s’adresse au meilleur
public, il est évident que celle qui représente tout est
tout à fait vulgaire (sous prétexte, en effet, que le public