1 I. Kant Donner la formule du goût et non pas le former Jugement

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I. Kant
Donner la formule du goût et non pas le
former
Étant donné que l’analyse de la faculté du goût, en tant
que faculté de juger esthétique, n’est pas entreprise ici
en vue de la formation et de la culture du goût (car
celle-ci suivra son cours ultérieurement, comme elle l’a
fait jusqu’ici, même sans de telles recherches, mais
uniquement dans une perspective transcendantale, elle
sera du moins est-ce l’espoir dont je me berce jugée
aussi avec indulgence par considération de ce que cet
objectif a de restreint (KU AK V 170, trad. p. 148).
Jugement esthétique pur
Désintéressement.
Mais quand la question est de savoir si quelque chose
est beau, on ne veut pas savoir si nous-mêmes ou
quelqu’un d’autre portons à l’existence de cette chose
ou même pourrions lui porter un intérêt, mais comment
nous l’apprécions lorsque simplement nous la
considérons (que ce soit dans l’intuition ou dans la
réflexion). Quand quelqu’un me demande si je trouve
beau le palais que j’ai devant moi, je peux certes
répondre : « Je n’aime pas les choses de ce genre, qui
sont faites uniquement pour les badauds », ou bien,
comme ce sachem iroquois qui n’appréciait rien
davantage à Paris que les rôtisseries, je peux encore
déclamer, tout à fait dans la manière de Rousseau,
contre la vanité des grands qui emploient la sueur du
peuple pour des choses aussi superflues ; je peux enfin,
très facilement, me persuader que, si je me trouvais dans
une île inhabitée, sans espoir de jamais revenir chez les
hommes, et si, par mon simple désir, je pouvais y
transporter d’un coup de baguette magique un tel palais,
je ne m’en donnerais même pas la peine, pourvu que je
possède déjà une cabane assez confortable pour moi. On
peut m’accorder toutes ces considérations et les
approuver ; seulement ça n’est pas là, pour l’instant, la
question. On veut seulement savoir si la simple
représentation de l’objet est accompagnée en moi de
satisfaction, si indifférent que je puisse être à l’existence
de l’objet de cette représentation. On voit facilement
que ce qui importe pour dire que l’objet est beau et pour
prouver que j’ai du goût, c’est ce que je fais de cette
représentation en moi-même et non ce par quoi je
dépends de l’existence de cet objet. Chacun doit
convenir que le jugement se mêle la moindre
dimension d’intérêt est très partial et ne constitue pas un
pur jugement de goût. Il ne faut pas se préoccuper le
moins du monde de l’existence de la chose, mais être
sous ce rapport entièrement indifférent pour pouvoir en
matière de goût jouer le rôle de juge. (§2 AK V 204-
205)
Règle de la critique.
Que celui qui croit porter un jugement de goût juge
effectivement d’après cette Idée [que la beauté est
universellement valable], cela peut ne pas être certain,
mais qu’en tout cas il y rapporte ce jugement, par
conséquent que ce doive être un jugement de goût, il le
fait savoir par le terme de beauté. Cela, pour lui-même,
il peut en acquérir la certitude à travers la dissociation
qui se produit dans sa simple conscience entre tout ce
qui se rapporte à l’agréable, ainsi qu’au bien, et le
plaisir qui ne s’y réduit pas ; et c’est pour ce plaisir seul
qu’il se promet l’adhésion de chacun – une adhésion
qu’il serait même, dans ces conditions, légitimé à se
promettre si seulement, bien souvent, il n’en venait à
négliger ces conditions et à prononcer pour cette raison
un jugement de goût aberrant. (§8, AK V 216)
Universalité.
En ce qui concerne l’agréable, chacun se résout à ce que
son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et
à travers lequel il dit d’un objet qu’il lui plaît, se limite
en outre à sa seule personne. Par conséquent, il admet
volontiers que, quand il dit « Le vin des canaries est
agréable », quelqu’un d’autre rectifie l’expression et lui
rappelle qu’il devrait dire : « Il m’est agréable ». […]
Avec le beau il en va tout autrement. Il serait
(précisément à l’inverse) ridicule que quelqu’un qui
s’imaginerait quelque chose à son goût songeât à s’en
justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous voyons,
le vêtement que celui-ci porte, le concert que nous
entendons, le poème qui est soumis à notre
appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas
l’appeler beau s’il ne plaît qu’à lui. Bien des choses
peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément, mais
personne ne s’en soucie ; en revanche, quand il dit
d’une chose qu’elle est belle, il attribue aux autres le
même plaisir : il ne juge pas simplement pour lui, mais
pour chacun, et il parle alors de la beauté comme si elle
était une propriété des choses. Il dit donc : la chose est
belle, et pour son jugement par lequel il exprime son
plaisir, il ne compte pas sur l’adhésion des autres parce
qu’il a constaté à diverses reprises que leur jugement
s’accordait avec le sien, mais il exige d’eux une telle
adhésion. Il les blâme s’ils en jugent autrement et il leur
dénie d’avoir du goût, tout en prétendant pourtant qu’ils
devraient en avoir ; et ainsi ne peut-on pas dire que
chacun possède son goût particulier. Cela équivaudrait à
dire que le goût n’existe pas, autrement dit que nul
jugement esthétique n’existe qui pourrait prétendre
légitimement à l’assentiment de tous. (§7 AK V 212-
213)
Sans concept.
Nous nous attardons dans la contemplation du beau,
parce que cette contemplation se fortifie et se reproduit
elle-même – attitude qui est analogue (sans toutefois
être identique) à la manière dont notre esprit s’attarde
quand quelque chose d’attrayant dans la représentation
de l’objet éveille l’attention de manière répétée, en
laissant l’esprit passif. (§12, AK V 222)
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Libre jeu des facultés
Si l’on dégage le résultat des précédentes analyses, on
trouve que tout aboutit au concept du goût, savoir que
c’est un pouvoir de juger un objet en relation à la libre
légalité de l’imagination. Si donc, dans le jugement de
goût, l’imagination doit être considérée dans sa liberté,
elle sera comprise avant tout, non comme reproductive,
à la manière dont elle se trouve soumise aux lois de
l’association, mais comme productive et spontanée (en
tant que créatrice de formes arbitraires d’intuition
possibles) (§22, AK V 240)
Une fleur en revanche, par exemple une tulipe, est tenue
pour belle parce qu’à travers sa perception se rencontre
une certaine finalité qui, telle que nous la jugeons et
l’apprécions, n’est référée absolument à aucune fin (§
17, AK V 236).
Absence de règles critiques.
Une preuve a priori s’énonçant selon des règles établies
peut encore moins déterminer le jugement sur la beauté.
Si quelqu’un me lit son poème ou m’amène à un
spectacle qui, en fin de compte, ne va pas convenir à
mon goût, il pourra bien citer Batteux ou Lessing, voire
des critiques du goût encore plus anciens et encore plus
célèbres, et toutes les règles établies par eux, pour
prouver que son poème est beau ; il se peut même que
certains passages qui justement me déplaisent
s’accordent de manière parfaite avec des règles de la
beauté (telles qu’elles ont été fournies par ces auteurs et
sont universellement reconnues) : je me bouche les
oreilles, je ne puis entendre ni raison, ni raisonnements,
et je préférerais considérer que ces règles des critiques
sont fausses, ou du moins que ce n’est pas ici le lieu de
leur application, plutôt que de devoir laisser déterminer
mon jugement par des arguments démonstratifs a priori,
puisqu’il doit s’agir d’un jugement de goût et non pas
d’un jugement de l’entendement ou de la raison. (§33
AK V 284_285, trad. p. 284).
Beauté naturelle et beauté artificielle
D’une façon générale, ce sont les beautés de la nature
qui s’accordent le plus avec l’intention première de
l’art, quand on est dès l’enfance accoutumé à les
observer, à les apprécier, à les admirer. (§52, AK V
326).
En présence d’un produit des beaux-arts, il faut prendre
conscience qu’il s’agit d’art et non pas de nature ; mais
cependant il est indispensable que la finalité, dans la
forme de ce produit, semble aussi libre de toute
contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait
d’un produit de la simple nature. C’est sur ce sentiment
de la liberté dans le jeu de nos pouvoirs de connaître,
lequel sentiment doit pourtant, en même temps,
posséder un caractère final, que repose ce plaisir qui,
seul, est universellement communicable, sans se fonder
toutefois sur des concepts. La nature était belle
lorsqu’en même temps elle avait l’apparence de l’art ; et
l’art ne peut être appelé beau que si nous sommes
conscients qu’il s’agit d’art et que celui-ci prend
cependant pour nous l’apparence de la nature.
Car, qu’il s’agisse de beauté naturelle ou de beauté
artistique, nous pouvons dire dans tous les cas : est beau
ce qui plaît dans le simple jugement appréciatif (et non
pas dans la sensation des sens, ni par l’intermédiaire
d’un concept). Or, l’art a toujours l’intention déterminée
de produire quelque chose. Mais, s’il s’agissait de
produire une simple sensation (quelque chose de
purement subjectif) qui devrait être accompagné de
plaisir, ce produit ne plairait, dans le jugement
d’appréciation, que par la médiation du sentiment des
sens. Si l’intention consistait à viser la production d’un
objet déterminé, cet objet, une fois obtenu par l’art, ne
plairait que par l’intermédiaire de concepts. Mais, dans
les deux cas, l’art ne plairait pas dans le simple
jugement appréciatif ; autrement dit, il ne plairait pas
comme faisant partie des beaux-arts, mais comme art
mécanique.
En ce sens, dans le produit des beaux-arts, la finalité,
bien qu’elle soit assurément intentionnelle ne doit
pourtant pas paraître intentionnelle ; je veux dire que
chacun des beaux-arts doit apparaître comme nature,
bien que l’on ait conscience qu’il s’agit certes d’art.
Cela étant, un produit de l’art apparaît comme nature,
dès lors que, sans doute, on y trouve toute la ponctualité
requise dans l’accord avec des règles d’après lesquelles
seulement le produit peut devenir ce qu’il doit être
mais cela sans que l’on y sente l’effort, sans que s’y
laisse apercevoir une forme scolaire, c’est-à-dire sans
que s’y laisse indiquer une trace manifestant que la
règle était présente sous les yeux de l’artiste et qu’elle a
imposé des chaînes aux facultés de son esprit. (§45 AK
V 306-307)
Art et génie
Le génie est le talent (don naturel) qui donne à l’art ses
règles. Dans la mesure le talent, comme pouvoir de
produire inné chez l’artiste, appartient lui-même à la
nature, on pourrait aussi s’exprimer ainsi : le génie est la
disposition innée de l’esprit (ingenium) par
l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses
règles. (§46)
Les hommes, ennuyés d’une jouissance trop uniforme
des objets que leur offrait la Nature toute simple et se
trouvant d’ailleurs dans une situation propre à recevoir
le plaisir ; ils eurent recours à leur génie pour se
procurer un nouvel ordre d’idées et de sentiments qui
réveillât leur esprit et ranimât leur goût. Mais que
pouvait faire ce génie borné dans sa fécondité et dans
ses vues, qu’il ne pouvait porter plus loin que la Nature
? Et ayant d’un autre côté à travailler pour des hommes
dont les facultés étaient resserrées dans les mêmes
bornes ? Tous ses efforts dûrent nécessairement se
réduire à faire un choix des plus belles parties de la
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Nature pour en forme un tout exquis, qui fût plus parfait
que la Nature elle-même, sans cependant cesser d’être
naturel. (Batteux, Les beaux-arts réduits à un même
principe, p. 8)
La Génie, qui travaille pour plaire, ne doit donc, ni ne
peut sortir des bornes de la Nature même. Sa fonction
consiste, non à imaginer ce qui ne peut être, mais à
trouver ce qui est. Inventer dans les Arts, n’est point
donner l’être à un objet, c’est le reconnaître il est, et
comme il est. Et les hommes de génie qui creusent le
plus, ne découvrent que ce qui existait auparavant.
(Batteux, Les beaux-arts réduits à un même principe,
p. 11)
Le génie doit donc avoir un appui pour s’élever et se
soutenir, et cet appui est la Nature. Il ne peut la créer, il
ne doit point la détruire ; il ne peut donc que la suivre et
l’imiter, et par conséquent tout ce qu’il produit ne peut
être qu’imitation. ((Batteux, Les beaux-arts réduits à un
même principe, p. 12)
Car tout art suppose des règles par le truchement
desquelles seulement un produit est représenté comme
possible, s’il doit être désigné comme un produit de
l’art. Cela dit, le concept des beaux-arts ne permet pas
que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé
d’une quelconque règle possédant un concept comme
principe de détermination : par conséquent, il ne permet
pas que le jugement se fonde sur un concept de la
manière dont le produit est possible. En ce sens, les
beaux-arts ne peuvent pas se forger eux-mêmes la règle
d’après laquelle ils doivent donner naissance à leur
produit. Or, étant donné cependant que, sans règle qui le
précède, un produit ne peut jamais être désigné comme
un produit de l’art, il faut que la nature donne à l’art sa
règle dans le sujet (et cela à travers l’accord qui
intervient entre les pouvoirs dont dispose celui-ci) ;
c’est dire que les beaux-arts ne sont possibles que
comme produits du génie. (§46, AK V 307)
Génie et règles
Puisque le don naturel doit donner à l’art (en tant qu’il
s’agit des beaux-arts) la règle, de quelle sorte est donc
cette règle ? Elle n’est exprimée dans aucune formule
qui permette de s’en servir comme d’un précepte ; car,
si tel était le cas, le jugement sur le beau serait
déterminable d’après des concepts. Tout au contraire, la
règle doit être abstraite de l’acte, c’est-à-dire du produit,
auquel d’autres peuvent bien mesurer leur talent, pour
s’en servir comme d’un modèle – non pas au sens de ce
qu’on imite, mais au sens de ce dont on hérite. Il est
difficile d’expliquer comment c’est possible. (§47, AK
V 309)
Première caractéristique: talent naturel et
original
1. Que le génie est un talent consistant à produire ce
pour quoi aucune règle déterminée ne se peut indiquer
il ne correspond pas à une disposition qui rendrait apte à
quoi que ce soit qui puisse être appris d’après une règle
quelconque ; par voie de conséquence, l’originalité doit
être sa première propriété (§46, AK V 307-308)
Deuxième caractéristique: modèle
2. Il en résulte en outre que puisqu’il peut aussi y avoir
une originalité de l’absurde, les produits du génie
doivent également constituer des modèles, ce qui veut
dire qu’ils doivent être exemplaires ; par conséquent,
bien qu’eux-mêmes ne procèdent point d’une imitation,
ils doivent cependant servir à d’autres de mesure ou de
règle d’appréciation (§46, AK V 308)
Les idées de l’artiste suscitent des Idées semblables
chez son disciple quand la nature l’a doté d’une
semblable proportion des facultés de l’esprit. Les
modèles des beaux-arts sont par conséquent les seuls
guides qui peuvent les transmettre à la postérité ; c’est là
ce qui ne pourrait se faire par de simples descriptions
(surtout pour les arts du discours), et dans ces arts seuls
parmi ces modèles peuvent devenir classiques ceux qui
sont fournis par les langues anciennes, lesquelles sont
des langues mortes et conservées seulement comme
langues savantes. (§47, AK V 309-310)
Les modèles du goût, en ce qui concerne les arts de la
parole, doivent nécessairement être rédigés dans une
langue morte et savante : il faut qu’ils le soient dans une
langue morte, pour ne pas devoir subir les changements
qui affectent inévitablement les langues vivantes, en
faisant que des expressions nobles deviennent plates,
que des expressions courantes deviennent surannées et
que celles qui sont nouvellement créées n’ont cours que
pour peu de temps ; il faut, d’autre part, que les modèles
soient rédigés dans une langue savante afin que celle-ci
possède une grammaire qui ne soit pas soumise au
capricieux changement de la mode, mais que les règles
en soient immuables. (§17, AK V 232)
Troisième caractéristique: incommunicable
3. Le génie est donc incapable de décrire lui-même ou
d’indiquer scientifiquement comment il donne naissance
à son produit, mais c’est au contraire en tant que nature
qu’il donne la règle de ses productions ; et dès lors
l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas
lui-même comment se trouvent en lui les Idées qui l’y
conduisent, et il n’est pas non plus en son pouvoir de
concevoir à son gré ou selon un plan de telles Idées, ni
de les communiquer à d’autres à travers des préceptes
les mettant en mesure de donner naissance à des
produits comparables. (Ce pourquoi,
vraisemblablement, le terme de génie est dérivé de
genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa
naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui
fournit l’inspiration dont émanent ces idées originales)
(§46, AK V 308)
Newton pouvait rendre entièrement claire et distinctes
non seulement pour lui-même, amis aussi pour tout
autre et pour ses successeurs toutes les étapes qu’il eut à
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accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie
jusqu’à ses découvertes les plus importantes et les plus
profondes ; en revanche, aucun Homère, aucun Wieland
ne peut indiquer comment ses idées poétiquement riches
et pourtant, en même temps, intellectuellement fortes,
surgissent et s’assemblent dans son cerveau cela parce
qu’il ne le sait pas lui-même, et dès lors ne peut non
plus l’enseigner à personne. (§47, AK V 309)
De vient qu’un artiste de génie peut bien enseigner
une technique à ses disciples, c’est-à-dire à des règles
déterminées de mise en forme, et en ce sens Bach
enseignait bien l’art de la fugue à ses élèves. Mais
l’œuvre d’art que produisait son génie sous le nom
d’Art de la fugue, il pouvait seulement la proposer en
exemple. (Guillermit, L’élucidation critique du
jugement de goût selon Kant, p. 178)
Quatrième caractéristique: don de la nature
à l’art
4. Il en résulte enfin que la nature, par l’intermédiaire du
génie, prescrit ses règles non à la science mais à l’art
et encore n’est-ce le cas que dans la mesure où l’art dont
il s’agit doit faire partie des beaux-arts. (§46, AK V
308)
Une aptitude telle que celle du génie ne peut pas non
plus être communiquée, mais à tout être à qui elle est
donnée en partage, elle entend l’être immédiatement, de
la main de la nature : elle disparaît donc avec lui,
jusqu’à ce que la nature donne à nouveau, un jour, les
mêmes dons à un autre, qui n’a besoin que d’un
exemple pour laisser, de la même manière, le talent dont
il est conscient produire ses effets. (§47, AK V 309).
Le produit d’un génie (pour ce qui, en lui, doit être
attribué au génie, et non pas à la possibilité d’un
apprentissage ou à l’école) n’est pas un exemple à
imiter (car, dès lors, ce qu’il ya en lui qui relève du
génie et constitue l’esprit de l’œuvre serait perdu), cela
constitue l’héritage dont bénéficiera un autre génie,
lequel va ainsi être éveillé au sentiment de sa propre
originalité pour exercer dans l’art sa liberté vis-à-vis de
la contrainte des règles, de façon telle qu’ainsi l’art
reçoive une nouvelle règle, et qu’ainsi le talent se révèle
exemplaire. (§49, AK V 318)
Psychologie des facultés géniales
Oui, finissons sans trouble, et mourons sans regret,
En laissant l’Univers comblé de nos bienfaits.
Ainsi l’Astre du jour, au bout de sa carrière,
Répand sur l’horizon une douce lumière,
Et les derniers rayons qu’il darde dans les airs,
Sont ses derniers soupirs qu’il donne à l’Univers.
(Poème de Frédéric II)
Frédéric II donne vie à l’idée rationnelle d’esprit
cosmopolite qui restait encore sienne à la fin de son
existence, grâce à un attribut que l’imagination associe à
cette représentation (à travers le souvenir de tous les
agréments d’un beau jour d’été qui s’est achevé et dont
une soirée sereine nous fait nous remémorer) et qui
mobilise une foule de sensations et de représentations
concomitantes pour lesquelles il ne se trouve pas
d’expression possible. (§49, AK V 316-317)
[Chez le génie], la nature semble s’écarter des rapports
de proportion elle retient habituellement les facultés
de l’esprit, et ce au bénéfice d’une seule. (§17 note, AK
V 235)
Le champ spécifique du génie est celui de l’imagination,
parce que celle-ci est créatrice et qu’elle est moins
soumise que d’autres facultés à la contrainte des règles,
mais est donc d’autant plus capable d’originalité.
(Anthropologie, §57, AK VII 224)
L’idée esthétique est une représentation de
l’imagination, associée à un concept donné, qui, dans le
libre usage de celle-ci, est liée à une telle diversité de
représentations partielles que nulle expression désignant
un concept déterminé ne peut être trouvée pour elle, et
qui en ce sens permet de penser, par rapport à un
concept, une vaste dimension supplémentaire
d’indicible dont le sentiment anime le pouvoir de
connaître et vient introduire de l’esprit dans la simple
lettre du langage. (§49, AK V 316)
Le goût est, comme la faculté de juger en général, la
discipline (ou le dressage) du génie ; il lui rogne
durement les ailes et le civilise ou le polit ; mais, en
même temps, il lui donne un direction qui lui indique en
quel sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer
conforme à une fin ; et en introduisant de la clarté et de
l’ordre dans les pensées dont l’esprit est rempli, il donne
un consistance aux Idées et les rend capable d’obtenir
un assentiment durable, mais aussi, en même temps,
universel. (§50, AK V 319)
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II. Aristote
L’approche poétique
Contre l’enthousiasme
Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses
espèces, considérées chacune dans sa finalité propre, de
la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut
que la poésie soit réussie, en outre du nombre et de la
nature des parties qui la constituent, et également de
toutes les autres questions qui relèvent de la même
recherche. (chap. 1, 47a8)
Ainsi la Muse crée-t-elle des inspirés et, par
l’intermédiaire de ces inspirés, une foule
d’enthousiastes se rattachent à elle. Car tous les poètes
épiques disent tous leurs beaux poèmes non en vertu
d’un art, mais parce qu’ils sont inspirés et possédés, et il
en est de même pour les bons poètes lyriques. Tels les
corybantes dansent lorsqu’ils n’ont plus leur raison, tels
les poètes lyriques lorsqu’ils n’ont plus leur raison,
créent ces belles mélodies ; mais lorsqu’ils se sont
embarqués dans l’harmonie et la cadence, ils se
déchaînent et sont possédés. Telles les bacchantes
puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont
possédées, mais ne le peuvent plus quand elles ont leur
raison ; tels les poètes lyriques, dont l’âme fait ce qu’ils
nous disent eux-mêmes. Car ils nous disent, n’est ce
pas, les poètes, qu’à des fontaines de miel dans les
jardins et les vergers des Muses, ils cueillent leurs
mélodies pour nous les apporter, semblables aux
abeilles, ailés comme elles ; ils ont raison, car le poète
est chose ailée, légère, et sainte, et il est incapable de
créer avant d’être inspiré et transporté et avant que son
esprit ait cessé de lui appartenir ; tant qu’il ne possède
pas cette inspiration, tout homme est incapable d’être
poète et de chanter. Ainsi donc, comme ils ne
composent pas en vertu d’un art, quand ils disent
beaucoup de belles choses sur les sujets qu’ils traitent,
comme toi sur Homère, mais en vertu d’un don divin,
chacun n’est capable de bien composer que dans le
genre vers lequel la Muse l’a poussé, l’un dans les
dithyrambes, l’autre dans les éloges, l’autre dans les
hyporchèmes, l’autre dans la poésie épique , l’autre dans
les ïambes ; dans les autres genres, chacun ne vaut rien.
Ils parlent en effet, non en vertu d’un art, mais d’une
puissance divine ; car s’ils étaient capables de bien
parler en vertu d’un art, ne fût-ce que sur un sujet, ils le
feraient sur tous les autres à la fois. Et le but de la
divinité, en enlevant la raison à ces chanteurs et à ces
prophètes divins et en se servant d’eux comme des
serviteurs, c’est que nous, les auditeurs, nous sachions
bien que ce ne sont pas eux les auteurs d’œuvres si
belles, eux qui sont privés de raison, mais que c’est la
divinité elle-même leur auteur, et que par leur organe,
elle se fait entendre à nous. (Platon, Ion, 533e-534d)
Tekhnè : art et technique
Une inspiration limitée
Pour composer les histoires et, par extension, leur
donner leur forme achevée, il faut se mettre au
maximum la scène sous les yeux car celui qui voit
comme s’il assistait aux actions elles-mêmes, saurait
avec le plus d’efficacité découvrir ce qui est à propos
sans laisser passer aucune contradiction interne. (17,
55a22)
Aristote admet, comme Platon, que la création poétique
relève en partie de l’irrationnel, suppose une
« inspiration » qu’il décrit, selon l’usage platonicien, en
termes d’intervention divine, entheon poièsis, lit-on
dans la Rhétorique (III, 1408b19), « la poésie est
inspirée » ; littéralement : elle suppose qu’on a « un
dieu en soi ». Mais il ne faut pas ici presser l’étymologie
et tirer entheos, pas plus que ses dérivés du groupe
d’enthousiasmos, du côté de la « possession » divine, ni
davantage ekstatikos du côté de l’ « extase ». Aristote
use ici du vocabulaire consacré pour désigner certaines
dispositions plus ou moins déviantes par rapport à la
norme habituelle et qui ont ceci de commun qu’elles
fournissent à l’artiste des ressources d’invention
auxquelles il n’aurait pas accès autrement. […]
L’important, ici, est que le poète ait, à un certain degré
au moins, la capacité de « sortir de soi » pour
représenter les émotions diverses des personnages qu’il
crée. (Dupont-Roc et Lallot, p. 284-285).
Des règles extraites des œuvres.
Des règles utiles au poète
Définition de la tragédie
La tragédie est la représentation d’une action noble,
menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue,
au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements
d’espèces variés, utilisés séparément selon les parties de
l’oeuvre ; la représentation est mise en œuvre par les
personnages du drame et n’a pas recours à la narration ;
et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une
épuration de ce genre d’émotions. (6, 49b24)
La catharsis comme telos de la tragédie
La catharsis n’est pas un défouloir
Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction,
il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la
poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans
concours et sans acteurs. De plus, pour l’exécution
technique du spectacle, l’art du fabricant d’accessoires
est plus décisif que celui des poètes. (6, 50b15)
La représentation épique est-elle d’une qualité
supérieure à la tragique ? La question peut embarrasser.
Car si la moins vulgaire est la meilleur, et que la
meilleure est celle qui toujours s’adresse au meilleur
public, il est évident que celle qui représente tout est
tout à fait vulgaire (sous prétexte, en effet, que le public
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