Eléments pour un modèle sémantico-logique du langage
Indépendamment de toute composante phonologique ou morphologique, on peut, dans
une perspective sémantico-logique, supposer deux composantes de statut universel, une
« grammaire universelle » et une « sémantique universelle ».
Grammaire et sémantique
Sur le plan de la théorie, la distinction s’impose entre grammaire et sémantique (dans
les langues particulières entre grammaire et lexique). La grammaire, toute grammaire, a pour
seule fonction de conduire à des « expressions bien formées » ; elle est le lieu des règles de
bonne formation ; son fondement est celui d’une combinatoire. La sémantique quant à elle est
le lieu des « conditions de vérité ».
Il s’attache à la grammaire diverses propriétés :
- La propriété d'inhérence et d'abstraction référentielle : une grammaire est interne au
langage, qu'il soit artificiel ou naturel ; cela revient à dire que la grammaire a pour unique
raison de garantir le fonctionnement du langage en tant que langage. Une grammaire est
indépendante de la référence au monde ; elle est conséquemment déliée de la notion de vérité
ou de condition de vérité ; elle relève exclusivement de la validité (une expression bien
formée est une expression valide, c'est-à-dire conforme aux règles du langage). La grammaire
se situe tout entière du côté de la « forme », dans l'intériorité du langage.
- La propriéde clôture paradigmatique : appartient à la grammaire la catégorie en
tant que catégorie et non le signifié des unités que la catégorie emporte (par exemple est
grammaticale la catégorie de la préposition, mais non les prépositions prises une à une ;
celles-ci entrent dans le lexique ; cela est fort bien vu par les lexicographes).
- La propriété de contrainte sélective : à chaque acte de langage, la grammaire impose
un choix binaire ou ternaire. Ainsi, à chaque énoncé, il faut opter pour l'affirmation, pour
l'interrogation ou pour l'injonction ; il faut opter pour le positif ou le négatif, et ainsi de suite ;
la grammaire est contraignante, le lexique laisse toute liberté à celui qui en fait usage
l'intérieur de la catégorie du substantif, de l'adjectif, du verbe ou de l'adverbe, si toutefois la
langue en cause possède ces catégories, le choix est indéfiniment ouvert).
- La propriété, d'un autre ordre, de localisation rébrale : tout donne à penser que la
localisation cérébrale de la grammaire n'est pas celle du lexique ; l'aphasie de Broca (localisée
chez le droitier dans le lobe frontal inférieur gauche) touche la compétence grammaticale (et
affecte surtout, de ce fait, la production des énoncés) ; l'aphasie de Wernicke (localisée dans
le lobe temporal supérieur gauche) touche la compétence lexicale (et affecte surtout, de ce fait,
la compréhension des énoncés). Les règles morphologiques que supposent les expressions
bien formées relèvent elles aussi de la grammaire ; la morphologie semble localisée, comme
toute la grammaire, dans l'aire de Broca.
Là la grammaire se borne à la combinatoire et à sa validité, la sémantique, comme
lieu du sens, est reliée à des ensembles de conditions de vérité. La sémantique ici envisagée
est une sémantique « véri-conditionnelle » : le sens d’une proposition, de toute proposition, se
définit par l’ensemble des conditions qui doivent être satisfaites pour qu’elle puisse être vraie.
La distinction fondatrice (et universelle) de la grammaire et de la sémantique fait
envisager l’hypothèse d’une « grammaire universelle » et d’une « sémantique universelle ».
Une grammaire universelle
Cette grammaire trouve son origine dans deux universaux du langage, celui de la
prédication et celui de la modalité.
Quelle que soit la langue employée, quel que soit l'énoncé proféré, quelque chose est
dit de quelque chose. L'énoncé ne va pas en dehors de la prédication. Cette chaise est
confortable : il est dit de cette chaise qu'elle est confortable. Même une phrase impersonnelle
comme Il pleut dit quelque chose de quelque chose : l'état des choses est tel qu'il y a de la
pluie. On n'imagine pas une langue rétive à la prédication et qui ne comporterait que des
onomatopées.
Quelle qu'en soit la langue, l'énoncé produit est donné pour vrai : on peut certes
mentir en disant Cette chaise est confortable ou bien Il pleut ; mais ces énoncés sont tout de
même présentés comme des énoncés vrais : la véridiction s'attache universellement aux
énoncés proférés. Toute langue possède des moyens pour moduler la vérité : ainsi par
l'interrogation (Est-ce qu'il pleut ?), la vérité en cause étant alors suspendue à la réponse
attendue. Un énoncé linguistique se prononce inévitablement sur la vérité ; c'est en cela qu'il
relève de la véridiction et que celle-ci est universelle.
La prédication et la modalité sont donc les soubassements d'une grammaire
universelle. La forme universelle de la grammaire supposée sera ainsi (M)Pa, M est le
« modalisateur », P le prédicat et a les arguments. À la fois M et P présentent des propriétés
universelles.
Le modalisateur M porte en lui les procédures référentielles et celles de la véridiction.
Un modèle de « mondes possibles » et d’ « univers de croyance », dont le point d’origine est
de nature déictique (le moi-ici-maintenant), permet de créer un espace ouvert à l’interprétation.
Deux ouvrages en traitent de manière détaillée : Pour une logique du sens (Paris, Puf, 19922)
et Langage et croyance (Bruxelles, Mardaga, 1987).
Le prédicat P (plus précisément la fonction prédicative) présente de son côté des
caractéristiques universelles.
- Universellement la prédication est soumise à un principe d'ordre ; comme en logique,
elle est du premier, du second ou du troisième ordre. Dans les langues cependant, le second
ordre apparaît comme l'ordre de base, comme l'ordre neutre. Dans un énoncé comme Le
facteur est passé tôt, le facteur étant un prédicat (« celui qui distribue le courrier »), on
pourrait le considérer comme du premier ordre (le prédicat facteur dit quelque chose de
l'argument le « celui »), le verbe étant alors du second (le prédicat est passé dit quelque chose
du prédicat facteur) et l'adverbe du troisième (le prédicat tôt dit quelque chose du prédicat est
passé) ; mais ce n'est pas linguistiquement pertinent ; dans Paul est passé tôt, il est impossible,
Paul n'étant pas un prédicat, de considérer le verbe comme du second ordre (de même dans
Lui est passé tôt). Mieux vaut admettre s lors que dans les langues l'ordre de base est le
second ordre de la logique des prédicats, un ordre neutre ; le premier ordre (comme dans Le
facteur) sera une infra-ordination ; le troisième ordre (ici l'adverbe tôt) sera une supra-
ordination. La composition prédicative se réalise dans les langues par deux sortes de procédés :
d'une part au moyen de catégories dites « parties du discours », qui sont la prévision en langue
des ordres de prédication (substantif // adjectif / verbe // adverbe) ; d'autre part au moyen
d'opérations translatives qui permettent d'aller d'un ordre à un autre. Une langue comme le
français ou l'anglais possède les parties du discours de l'ordre neutre (le verbe et l'adjectif) et
celles de l'infra-ordination (le substantif) et de la supra-ordination (l'adverbe) ; une langue
comme le tagalog place tous ses prédicats dans l'ordre neutre (le signe qui correspond au
français docteur signifie « être docteur ») ; le passage à l'infra-ordination et à la supra-
ordination est assuré par des morphèmes spécifiques de translation.
- Universellement, le prédicat comporte un seul, deux ou trois arguments (dans la
terminologie de Lucien Tesnière, il est « monovalent », « bivalent » ou « trivalent »). La
monovalence n'est autre que l'intransitivité (Pierre dort) ou la propriété (Pierre est malade), la
bivalence la transitivité, la trivalence la transitivité double, celle des relations de transfert
(donner qqc. à qqn, attribuer (une chose, une qualité…) à qqn, aller de … à…, etc.).
Intransitivité, transitivité et transitivité double apparaissent ainsi comme des formes
universelles de prédication, même si, dans les langues, toutes sortes de données peuvent en
masquer la différence.
- Quand le prédicat est une relation, cette relation, universellement, est une relation
orientée ; il est impossible de concevoir aucune relation sans que les arguments soient placés
dans un certain ordre ; il faut écrire aRb (ou Rab, c'est la même chose) ; a est le premier
argument, b le second ; impossible d'échapper à cette contrainte linéaire ; on réputera « sujet »
le premier argument et « objet » le second : dans aRb, a est la source de la relation, le sujet
universel ; b est l'aboutissement, c'est-à-dire l'objet ou le lieu de la relation. Le sujet universel
et l'objet universel se reconnaissent dans toutes les langues.
- Une autre propriété universelle de la relation prédicative est celle de généralité
maximale. À titre d'exemple, la relation aRb est indifféremment compatible avec les
arborescences (aR)b et a(Rb) : dans parler à qqn, la préposition appartient au syntagme
prépositionnel (à qqn ; commutable avec lui), et en même temps elle construit le verbe (parler
à par opposition à parler de). Les langues exploitent ad libitum l'ouverture maximale que la
grammaire universelle leur offre.
Une sémantique universelle
L'unique visée de la grammaire, redisons-le, est celle de la validité : la grammaire a
pour fonction, par la combinatoire, d'aboutir à des « expressions bien formées ». Du fait
même, elle se situe en amont des procédures interprétatives. Seule la sémantique conduit au
sens et crée le lien à la réalité et à la vérité. Universellement, la sémantique est elle aussi un
lieu d'opérations communes et un lieu de propriétés communes.
Dans toutes les langues, la sémantique opère par la relation périphrastique. Toute unité
lexicale est un prédicat complexe définissable par une périphrase (la chaise est un siège à
dossier sans bras). La périphrase définitoire spécifie les conditions qui doivent être satisfaites
pour que le prédicat s'applique : x est une chaise est vrai si et seulement si x est un siège avec
dossier sans bras ; x est vieux est vrai si et seulement si, parmi les individus de même sorte, x
est parmi les plus anciens ; x danse est vrai si et seulement si x se meut au rythme d'une
musique Ce qui prévaut en sémantique, ce n’est pas la vérité de ce qui est dit, mais les
conditions de vérité.
Là où, en grammaire universelle, le schème fondamental est celui de la prédication
( M(Pa) ), en sémantique universelle le schème fondamental est celui de la relation
implicative (pour tout a, PaQa). Si je dis de Pierre qu'il a quitté la salle, alors, à supposer
que je dise vrai, il sera vrai aussi, par le sens même du verbe quitter, que Pierre était dans la
salle, que Pierre n'est plus dans la salle, que Pierre est sorti de la salle... N'importe quel
locuteur du français admettra de telles inférences. Il lui suffit, à propos du verbe quitter,
d'activer une opération de sémantique universelle, celle, fondatrice, de la relation implicative.
La relation implicative est à la source de toutes les autres, notamment la relation
d'équivalence (à la base de la synonymie) ou la relation disjonctive (à la base de l'antonymie).
Organisés en structures paradigmatiques, les signifiés, quelle que soit la langue, sont
aussi le lieu de propriétés universelles.
- Universellement, les signifiés sont des objets polysémiques. On n'imagine pas une
langue les signifiés seraient uniformément monosémiques ; partout on glisse
imperceptiblement d'une acception à l'autre, par la restriction ou par l'extension de sens, par la
métonymie ou par l'analogie ; pour s'en persuader, il suffit de consulter n'importe quel
dictionnaire. Si la réalité polysémique est infiniment variable de langue à langue, les liens
polysémiques (l’extension de sens, la restriction de sens, la métonymie, l’analogie…) sont des
universaux.
- Universellement, les signifiés sont des objets multidimensionnels, structurés par
toutes sortes de facteurs : non seulement par les relations polysémiques, mais aussi par la
prévision en langue de la combinatoire que les signes admettent (parler, parler à qqn, parler
de qqc., parler de qqc. à qqn…), par des facteurs situationnels (le lexème lit évoque le
sommeil, le repos, mais aussi la descendance, comme dans les enfants d'un premier lit, ou
encore la maladie et la mort, comme dans garder le lit), des facteurs connotatifs (bouquin dit
la même chose que livre, mais on ne dit pas bouquin dans les mêmes situations) et bien
d'autres encore ; seul un espace multidimensionnel permettrait d'en rendre compte.
Le calcul sémantique, dans les langues particulières, consiste à créer un système pour
lever les ambiguïtés polysémiques et pour générer l’ensemble des implications possibles.
Cette idée est développée dans Sémantique et automate (Paris, Puf, 2001).
Un des avantages du modèle sémantico-logique ici évoqué est de maintenir le plus
possible la monovalence de la négation, c'est-à-dire l'opposition stricte du vrai et du faux
selon le principe du tiers exclu, et conséquemment de sauver le calcul classique.
- Dans chaque monde possible en effet, le vrai s'oppose strictement au faux :
l'opérateur du possible inscrit la proposition modalisée dans un monde possible (défini par la
non-contradiction des propositions qu'il comporte), et la proposition en cause y est
obligatoirement ou vraie, ou fausse.
- L'appartenance à un univers de croyance suppose également ou le vrai ou le faux :
une proposition comme Il n'a pas divorcé parce qu'il ne s'est jamais marié implique certes
une proposition absurde aux yeux du locuteur (Il n'a pas divorcé) ; mais cette proposition est
rapportée (par une « image d'univers »), comme pleinement vraie, à un univers distinct de
celui du locuteur : c'est le dire ou la croyance d'un autre.
- Le modèle permet même, par le biais de la « complétude », de limiter les effets du
« plus ou moins vrai » :
. La soupe est tiède : cette proposition suppose certes la fausseté à la fois de La soupe
est chaude et de La soupe est froide, ce qui induit l'idée d'une tierce valeur ; mais ce qui est dit
est seulement que La soupe est tiède ; la complétude du dire est dans cette seule proposition.
. Il est plus ou moins malade : c'est la proposition tout entière qui est déclarée vraie
(c'est-à-dire la proposition qui comporte plus ou moins) ; la proposition Il est malade, certes
plus ou moins vraie, appartient au « non-dit » ; et le non-dit n'étant pas pris en charge par le
locuteur, il se place en dehors de son univers.
. Même le type Pierre ne fume pas et Marie pas du tout (c’est donc qu’il arrive à
Pierre de fumer) se traite aisément en termes de « complétude » : dans les deux propositions,
la négation inverse le pleinement vrai (il n’est pas pleinement vrai que Pierre fume).
. La « complétude » résout aussi le cas de Il est jeune : le flou est dans la "substance",
pas dans la "forme" ; jeune s'oppose strictement à vieux ; le principe de pertinence permet
d'assumer en toute complétude le prédicat jeune.
Le modèle, en résumé, cherche à rendre compte du fonctionnement linguistique en
partant des notions logiques de validité et de condition de vérité. Comme tout modèle, il
privilégie fortement un aspect des choses, ici la fonction cognitive du langage. Pour être au
cœur du langage, cette fonction cependant n’est pas la seule. Une théorie au sens plein du
terme supposerait l'unification de tout un ensemble de modèles.
Robert Martin
Texte rédigé en novembre 2013 (revu en janvier 2015).
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