Résumé plus long de la thèse de Jean MOOMOU Les Boni à l’âge de l’or et du grand takari (1860-1969) : « Temps de crises, temps d’espoir » Nos investigations antérieures, le mémoire de Maîtrise notamment, nous ont permis de retracer l’histoire des Boni de Guyane de 1772 à 1860. Ce travail a montré non seulement la manière dont émerge le groupe de Marrons boni qui donnera naissance à un peuple, mais également la façon dont l’histoire coloniale a produit les Boni et comment les Boni à leur tour ont fait leur propre histoire. Le 8 septembre 1860, ils sont reconnus libres et autonomes par les autorités coloniales françaises et hollandaises. Ainsi, loin du monde colonial, ils créent leur propre univers culturel, religieux. Mais cette vie harmonieuse qui semble naître en 1860 sera très vite perturbée par des circonstances extérieures. La présente étude vise à rendre lisibles d’une part, les interactions entre la politique des autorités coloniales françaises ou hollandaises et celle des communautés marronnes, notamment les Boni. D’autre part, elle cherche à expliquer comment les Boni se sont adaptés aux entreprises exogènes (introduction de l’économie aurifère et marchande, exploitation forestière, projet politique des autorités coloniales puis départementales) qui ont bouleversé l’intérieur de leur société sur le plan de l’autorité traditionnelle, sur le plan économique et social, sur le plan de leur univers culturel et mental entre 1860 et 1969. Quelle est la nature des transformations ? Comment l’introduction de l’économie marchande dans le Lawa a-t-elle induit une transformation des valeurs de la communauté boni ? Quels en sont les facteurs ? Il est question aussi à travers cette étude de poser la question du sort des sociétés traditionnelles du Maroni, en l’occurrence celle des Boni, confrontées à l’univers du colonisateur français et hollandais. En effet, saisis par le regard des habitants du monde colonial, mais aussi par des valeurs, des mœurs jusque-là inconnues, les « Baka-fii-man nengue » (les nègres de l’âge de paix) pour reprendre l’expression qu’emploient les « Sabi-man » boni d’aujourd’hui, ont du mal à concilier tradition et modernité, et à comprendre l’évolution de leur société. N’ayant pas les armes pour résister à l’invasion d’hommes nouveaux et de mœurs nouvelles, les générations des « nègres de l’âge de paix » vont tout faire pour ne pas compromettre le sens de l’histoire. Cette attitude provoque un sentiment d’infériorité contraire à la fierté de soi qui prévalait à l’« âge du marronnage ». Autrement dit, cette société coutumière de plus de 700 hommes, de femmes et d’enfants en marge du monde colonial en 1860 a été secouée par les effets de l’économie 1 marchande et de la modernité qui engendre une déstabilisation de la base matérielle traditionnelle, une transformation des représentations ainsi qu’une altération des règles de vie collective. L’« âge de l’or et du grand Takari » signe l’acte de naissance d’une nouvelle société boni où l’économie, le politique deviennent le centre des préoccupations des individus. En définitive, il s’agit d’une étude de l’évolution de la société boni avec une double approche : une étude des événements qui ont produit le changement de 1860 à 1969 et une analyse de la nature des transformations. L’étude que nous avons menée concerne un peuple sans écriture. Par conséquent, elle pose des questions d’ordre méthodologique. Aux méthodes historiques occidentales fondées sur l’écrit doivent être adjoints les outils d’analyse anthropologique de la tradition orale. Notre objectif a été double. D’une part, nous avons voulu faire intervenir la perception de l’histoire telle que la conçoivent les Boni eux-mêmes. D’autre part, nous l’avons confrontée avec celle recueillie par les administrateurs coloniaux. Ainsi, dans le cadre de cette étude, nous avons utilisé les sources dites traditionnelles dont l’oralité est le principal vecteur, mais aussi les sources écrites, telles la cartographie ancienne, les documents d'archives du Surinam et de la Guyane française, les récits de voyages (Crevaux, Coudreau, Brunetti, à la fin du XIXe siècle, Laveau, Jean Tripot au début du XXe siècle, Jacques Perret en 1930), des travaux d’anthropologues (Wim Hoogbergen, Kenneth Bilby, Richard Price…), d’historiens (Silvia De Groot, Tristan Bellardie), de géographes (Elysée Reclus, Jean Hurault, Frédéric Piantoni). Si le traitement des sources écrites et iconographiques nous a paru plus aisé, il n’en a pas été de même pour les sources orales. En effet, comment écrire l’histoire des Boni, quand le récit de celle-ci passe par la mémoire collective, clanique, familiale, catégorielle, individuelle utilisant comme mode d’expression la tradition orale ? Pour saisir cette histoire, il était important pour nous de connaître les « cadres sociaux » de la transmission orale. En effet, l’acquisition et la transmission des connaissances et des pratiques s'opèrent selon des processus complexes qui révèlent le lien fondamental entre la connaissance, le savoir et le pouvoir. Ceux qui savent sont les maîtres de la communauté. Les « Sabi-man »1 portent non seulement en eux l’« âge des anciens » (esclavage et marronnage), mais aussi celui des « Baka Fii-man » (génération de l’âge de la paix), un passé qui n’est pas « mort » mais qui vit en eux. Enfin, parmi les autres modalités de conservation du passé des Boni interviennent les documents audio-visuels et 1 Un « Sabi-man » est celui qui non seulement sait mais qui a la maîtrise du savoir historique et le savoir-faire du groupe. 2 depuis quelque temps, des monuments historiques. Ces sources exigent à la fois de la vigilance et un examen critique particulier. La réalisation de ce travail nous exigé une élaboration d’une méthodologie pour l’étude de la mémoire et de l’histoire du peuple boni. En effet, la saisie de l’histoire de ce groupe sous l’angle de la mémoire n’a pas été aisée, compte tenu du fait que d’une part, elle a peiné à se voir intégrée dans la recherche historique universitaire qui la considère comme aléatoire, insaisissable, changeante, manipulable. Ses formes tronquées, ses mythes et ses défaillances la rendent peu crédible pour accéder à la « vérité historique ». Disons cependant, que les historiens, comme le souligne Jacques Revel, ne sont plus les seuls dépositaires de la « vérité historique », d’autres « […] acteurs sont aujourd’hui présents sur la scène historiographique […] des journalistes, […] des juges, […] enfin des politiques […] »2. Deux types d’histoire s’opposent donc c’est-à-dire une « histoire charnelle »3 qui travaille avec la mémoire et une histoire universitaire qui met tout à distance et qui, d’une certaine manière, a du mal à faire intervenir la mémoire dans l’histoire-science. Cette conception apparaît à nos yeux, comme c’est le cas pour d’autres historiens (Lucien Febvre4 jadis et Christophe Prochasson5 aujourd’hui), tout à fait illusoire ; elle mène à une histoire qui passe à côté d’une certaine vérité. Notons que ce débat court toujours et oppose donc les partisans de la mémoire aux partisans de la science historique. C’est ainsi que la première serait la transmission de la culture, tout en restant fidèle à la parole des Anciens, la seconde en revanche affirmerait une volonté de se rattacher à la science, c’est-à-dire de procéder rationnellement par hypothèse, expérimentation, déduction et vérification. C’est là que le bât blesse. Pouvions-nous écrire une histoire des Boni qui utilise l’angle de la mémoire comme piste de lecture, conscient du peu de confiance que la science historique lui réserve ? Ou devions-nous abonder dans le sens de la science historique en nous appuyant uniquement sur les sources savantes ? Quelle position adopter ? Si nous optons pour la première position, nous risquons de nous enfermer dans notre étude et de nous éloigner des exigences universitaires mais en même temps de trahir la 2 Jacques Revel, « Le tribunal de l’opinion », in L’Histoire en procès : manipulations, mythes et tabous, Le Nouvel Observateur, Hors-série n°70, octobre-novembre 2008, p. 9. 3 Expression chère à Charles Péguy. 4 Lucien Febvre, Combats pour l’Histoire, Editions Armand Colin, Paris, 1992, p. 3-4. 5 Christophe Prochasson, L’empire des émotions Les historiens dans la mêlée, Editions Demopolis, Paris, 2008, 255 pages. 3 manière des Boni de penser et de raconter leur passé. De même, si nous excluons la mémoire de notre étude consacrée pourtant à un peuple qui n’a pas écrit son histoire pour utiliser uniquement les sources écrites, notre étude porte certes sur les Boni mais ne s’adresse pas tellement aux Boni. Afin de sortir de cette impasse qui nous a longuement taraudé l’esprit au début de cette thèse et de trouver un juste équilibre, il nous fallait dépasser cette « […] opposition canonique […] »6, un peu artificielle pour essayer de mettre en synergie la mémoire et l’histoire. Autrement dit, le recours aux sources orales et à la fois écrites s’imposait. Pierre Nora opposait en 1984 très nettement mémoire et histoire. Aujourd’hui - et Pierre Nora7 en convient à la fin de son ouvrage, « Lieux des Mémoires », étalé sur plusieurs années - nous ne pouvons à ce point séparer l’histoire de la mémoire. Nous travaillons, nous historiens, aussi avec la mémoire, la nôtre comme celle des autres et il est par conséquent bon d’entendre les mémoires pour mieux les recueillir, les analyser et alimenter l’histoire que ces mémoires rappellent. Cependant, il faut leur adjoindre une enquête orale et une méthode rigoureuse de traitement des informations recueillies. D’autre part, l’actualité médiatique n’accorde pas non plus une image sereine au culte de la mémoire en raison de son instrumentalisation par des minorités autrefois marginalisées notamment en France qui la saisissent pour inscrire dans l’histoire nationale leur propre vision de l’histoire. Autrement dit, nous assistons depuis quelque temps à un certain culte de l’avenir qui semble faire place à une religion du passé se traduisant par une guerre des mémoires qui malmène l’analyse historique scientifique. Cette guerre des mémoires, combinée à une surenchère politique8 à la fois nationale, régionale et locale, n’a fait que compliquer davantage la recherche historique plus compliquée. Si cette guerre des mémoires trouve un champ d’application de façon exacerbée dans le monde antilloguyanais-réunionais et dans certaines minorités issues de l’immigration (africaines, maghrébines) en France hexagonale, elle semble ne pas avoir cours chez les Boni et les autres Bushinengue vivant sur le territoire guyanais. Dans la conception de ces descendants de 6 Expression empruntée à l’historien François Dosse, in M. Fournier, « Les réveils de la mémoire », Revue Sciences Humaines hors-série N°36 Mars-Avril-Mai 2002, p. 35. 7 Cf, Pierre Nora, « Mémoire collective », in Jacques Le Goff, Roger Chartier, et Jacques Revel (dir), La Nouvelle Histoire, Editions Retz, Paris, 1978, p. 398-401. 8 Pierre Nora, « La politisation de l’histoire », in L’Histoire en procès : manipulations, mythes et tabous, Le Nouvel Observateur, Hors-série n°70, octobre-novembre 2008, pp. 6-8. Lire également, Jacques Revel, « Le tribunal de l’opinion », in L’Histoire en procès : manipulations, mythes et tabous, Le Nouvel Observateur, Horssérie n°70, octobre-novembre 2008, pp. 9-10. 4 Marrons, s’ils devaient revendiquer une place dans l’histoire officielle, ce serait auprès de la Hollande et du Surinam plutôt qu’auprès de la France bien que depuis les années 1990, ils affichent leur présence dans le domaine politique et culturel et soulignent le rôle qu’ils ont joué, notamment les Boni, dans la conquête et la maîtrise des « espaces Intérieurs » par le pouvoir colonial puis départemental français. Il y a une utilisation de la mémoire par les Boni pour s’opposer à la législation française (règlementation aurifère, création du parc naturel) mais nous ne pouvons pas parler d’instrumentalisation. En revanche, il y a bien une manipulation de la mémoire à l’intérieur de la société boni, comme c’est le cas dans les autres groupes bushinengue par des « lo » (clans) et des individus en quête de légitimité. Cette instrumentalisation de la mémoire à l’intérieur de la société boni ne doit pas nous laisser indifférent et requiert notre vigilance. Mieux cerner cette problématique de la mémoire et de l’histoire chez les Boni appelle à nous appuyer sur les contributions d’anthropologues et d’historiens sur le travail de la mémoire mais aussi sur celles d’auteurs qui ont œuvré sur le même terrain que nous pour ensuite adopter notre propre stratégie de travail. D’autre part, cette problématique de la mémoire et de l’histoire nous oblige à nous demander s’il existe une réelle différence entre ces deux concepts dans le contexte boni. Dans une société traditionnelle, la mémoire utilise l’oralité comme moyen d’expression et de transmission. Nombre d’anthropologues ou d’historiens9 ont eu « […] le souci d’appréhender la vie quotidienne passée autrement qu’à travers les filtres trompeurs des textes ; ils souhaitaient retrouver les mentalités et sensibilités d’une époque et d’un lieu, d’un groupe social ou religieux, auprès des hommes et des femmes qui « n’avaient pas d’histoire » […] »10. Jan Vansina11, Claude-Hélène Perrot12, les historiens de l’école des Annales (Lucien 9 E. Bernheim, A. Feder, W. Bauer, A. Van Gennep9, Robert Lowie, Claude Lévi-Strauss, Hubert Deschamps, Jan Vansina, Georges Mazenot9, Philippe Joutard, Vincent Milliot, Claude-Hélène Perrot, Myriam Cottias pour n’en citer que quelques-uns. 10 Vincent Milliot, « L’enquête orale », in Alain et Didier Guyvarc’h : Guide de l’histoire locale Faisons notre histoire !, Editions du Seuil, Paris, 1990, p. 130-131. 11 Jan Vansina, De la tradition orale Essai de méthode historique, Musée Royal de l’Afrique Centrale Tervuren, Belgique Annales Série I n 8° Sciences humaines n°36, 1961, 179 pages. 12 Claude-Hélène Perrot (dir), Le passé de l’Afrique par l’oralité, collection La Documentation Française, Paris, 1993, 304 pages ; Claude-Hélène Perrot, « La tradition orale n’est pas un terrain vague », Cahiers d’Etudes africaines, 1977, p. 66-67. 5 Febvre13, Marc Bloch14, Jacques Le Goff15,) et ceux de la « nouvelle histoire », nous ont particulièrement influencé par leur approche de l’étude16 de la mémoire et de la tradition orale. Les contributions des historiens17 et anthropologues nous ont fourni une synthèse de tous les travaux consacrés à l’étude de la mémoire et de la tradition orale tant en Europe18, en Afrique, en Océanie, en Amérique19 qu’aux Antilles20. Elles nous ont permis de prendre connaissance des diverses façons dont ces auteurs ont abordé cette question. J. Vansina, C.-H. Perrot comme Philippe Joutard21, en interrogeant la valeur de la tradition orale comme source par excellence pour « […] saisir le discours qu’une communauté tient sur elle-même et le rapport qu’elle établit avec son passé […] »22, nous ont montré la nécessité de lui appliquer la même méthodologie que pour toute étude de valeur scientifique. A ces études sont adjoints les travaux des auteurs qui ont étudié sur le même terrain que nous, en terre d’oralité. 13 In Lucien Febvre, Combats pour l’Histoire, Editions Armand Colin, Paris, 1992, 455 pages. 14 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Éd. Armand Colin, Paris, 1993, p. 110. 15 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Rééditions Gallimard, Paris, 2004, 409 pages. 16 Lire l’article de Jewsiewicki Bogumil et Moniot Henri, « Mémoires, histoires, identités », Cahiers d’études Africaines, Editions Ecole des hautes études en sciences sociales, tome XXVII-3-4, n° 107-108, Paris, octobre 1987, p. 235-240. 17 Emmanuel Le Roy Ladurie (dir), L'Histoire et ses méthodes: actes du Colloque franco-néerlandais de novembre 1980 à Amsterdam, Presses universitaires de Lille, 1981, 537 pages. 18 Cf, Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Rééditions Albin Michel, Paris, 1997, 295 pages, son ouvrage sur Les cadres sociaux de la mémoire, Rééditions Albin Michel, Paris, 1994, 367 pages. Pour de plus amples renseignements, consulter également l’article de Gérard Namer, « Les cadres sociaux de la mémoire », in L’histoire aujourd’hui, Editions Sciences humaines, France, 1999, pp. 349-351. 19 Par exemple l’ouvrage de P. Thompson, The voice of the past : oral history, Oxford University Press, New York, 1988, 314 pages 20 Myriam Cottias, « La mémoire à vif de l’esclavage », in L’Histoire en procès : manipulations, mythes et tabous, Le Nouvel Observateur, Hors-série n°70, octobre-novembre 2008, pp. 41-43 21 Philippe Joutard, « Historiens à vos micros ! Le document oral, une nouvelle source pour l’histoire », revue L’Histoire, n°12, mai 1979, pp. 106-112. 22 Idem, p. 110. 6 L’apport des introductions méthodologiques de l’étude des populations sans écriture de Guyane a été d’une grande utilité. Certains auteurs nous ont guidé dans la mise en œuvre méthodologique de cette étude, d’autres ont été d’une plus grande utilité encore par leur manière d’aborder l’étude des peuples sans écriture de la Guyane et du Surinam. Pour étudier l’histoire des Boni entre 1860 et 1969, nous nous sommes inspiré des travaux de Silvia De Groot notamment l’introduction méthodologique23 de son article consacré à la mort du chef Boni, les travaux de Richard Price, ceux de Pierre Grenand24 et de Gérard Collomb, en particulier, pour leurs méthodes de traitement des sources orales des Amérindiens de l’Oyapock (les Wayampi), celle des Amérindiens de l’embouchure du Maroni (les Kali’na) et celle des Saramaka du Surinam sans oublier celle des Djuka. Pour notre mémoire de maîtrise, l’ouvrage25 de Richard et Sally Price intitulé « Les premiers temps » avait été d’une grande utilité dans la mesure où il reconstitue l’histoire des Saramaka à partir de leur tradition orale. Il s’agit d’une contribution immense dans la mesure où ces auteurs remettent en cause la question de la conception de l’histoire des sociétés qui, selon certaines approches méthodologiques, pouvaient être qualifiées de « sans histoire ». Ils prouvent à travers cet ouvrage construit à partir des données orales que les Saramaka ont une histoire. Peut-être pas comme les historiens occidentaux l’entendent, mais comme les Saramaka la conçoivent. Les Saramaka, comme les autres sociétés bushinengue, ont su réinterpréter les cultures africaines et les ont adaptées aux circonstances du moment et à leur nouvel espace géographique. A noter que l’approche de Richard Price ne s’écarte pas de celle de J. Herskovits26, précurseur 23 Silvia de Groot, « La mort de Boni et la tête de Boni. Sur l’histoire orale. Quelques réflexions théoriques et un exemple pratique, concernant les relations entre les Marrons de la Guyane Française et ceux du Surinam », in Emmanuel Le Roy Ladurie (dir), L'Histoire et ses méthodes: actes du Colloque franco-néerlandais de novembre 1980 à Amsterdam, Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 159-183. 24 Pierre Grenand, « L’ethnohistoire : une méthode de recherche pour les sociétés à tradition orale, l’exemple des Amérindiens de Guyane », Revue Equinoxe, n°13, 1980, Cayenne, pp. 47-58. Pierre Grenand, « Ainsi parlaient nos ancêtres » (essai d’ethnohistoire Wayapi), Travaux et documents de l’ORSTOM, n°148, Paris, 1982. 25 Richard et Sally Price, Les premiers temps Conception de l'histoire des Marrons Saramaka, Éditions Seuil, 1994, 279 pages. 26 Melville et Frances Herskovits, Rebel Destiny : Among the Bush Negroes of Dutch Guiana. McGraw-Hill, New York, 1934, 366 pages 7 de l’étude sur les Saramaka durant les années 1930, ni de celle entreprise par Thoden27 van Velzen et W. Van Wetering sur les Djuka durant les années 1960 et 1970. Comme eux, il s’agissait pour nous de donner une conception « indigène » certes de l’histoire des Boni en mettant en évidence la relation des événements tels qu’ils ont été ressentis et perçus par ces derniers, mais en les soumettant d’abord à la critique. On peut considérer que ces auteurs posent les bases méthodologiques pour l’étude des origines des groupes bushinengue dans le marronnage. L’histoire des Kali’na de Gérard Collomb (anthropologue) adopte en revanche une démarche qui nous intéresse directement28. Empruntant la démarche classique de l’historien qui consiste à analyser et à confronter les matériaux d’archives et les témoignages (récits de voyage), son récit s’appuie tout autant sur la mémoire collective des Anciens telle que ces derniers la restituent. La période traitée par Collomb est, elle aussi, suggestive, car l’évolution des Amérindiens et des Boni à partir des années 1940 est similaire. Longtemps classés dans la même catégorie des populations « sauvages, indigènes, primitives, sylvicoles », ils ont alors tous deux été pris en charge par l’Administration française. La politique de francisation a concerné ces deux groupes et ses conséquences sont, à bien des égards, les mêmes pour les deux communautés. Ajoutons à la liste le travail de l’ethnologue Jean Chapuis et de l’ethnomusicologue Hervé Rivière sur les Wayana. Cette importante contribution trouve sa place à deux titres dans le cadre de cette thèse. D’une part, par leur approche de l’histoire orale des Amérindiens wayana29. En effet, il s’agit d’« […] interroger le récit indigène à propos de la restitution du passé sur la longue durée […] »30 des Wayana « […] dans sa langue et traduite au plus près de son énonciation […] »31. Comme Jean 27 Lire « Doing Anthropology among the Ndjuka » (chapitre 17), in Thoden Van Welzen, In the Shadow of the Oracle Religion as Politics in a Suriname Maroon Society, éditions Waveland Press, Inc, USA, Avril 2004, p. 263-276. 28 Gérard Collomb, Na’na Kali’na : une histoire des Kali’na en Guyane, Editions Ibis Rouge, Guadeloupe, 2000, 145 pages. 29 « […] Groupe Caribe d’environ 1400 personnes réparti entre le Haut-Maroni –principalement sa rive française-, le Tapanahony au Surinam et le Parou de l’Est au Brésil […] », in Jean Chapuis, Wayana Eitopone Une histoire (orale) des indiens Wayana, Editions Ibis Rouge, Guyane, 2004, p. 11. 30 Jean Chapuis, Wayana Eitoponpë Une histoire (orale) des indiens Wayana, Editions Ibis Rouge, Guyane, 2004, p. 15. 31 Idem, p. 16. 8 Chapuis, nous sommes parti à la recherche des détenteurs du passé du groupe que nous étudions en saisissant le discours des « Sabi-man » et nous sommes confronté à bien des égards aux mêmes difficultés quant à la question de la chronologie orale, aux problèmes de traduction. Toutefois la démarche de Jean Chapuis s’écarte de celle que nous avons entreprise. En effet, contrairement à son étude, la nôtre n’a pas pour objet principal de faire une ethnohistoire des Boni comme il le fait pour les Wayana, mais d’utiliser des données ethnohistoriques pour écrire le passé des Boni. De même, notre démarche ne repose pas uniquement sur le témoignage « […] d’un seul individu […] »32, mais elle brasse plus large et touche à des sources, autres que la tradition orale boni. En dehors du fait qu’il s’agit d’une histoire boni, notre objectif est de la rendre intelligible et compréhensible par les « Dooséïsama »33 et surtout de la placer dans le cadre de l’« histoire-science ». A concevoir une étude sur un peuple sans écriture à partir du seul discours oral sans y adjoindre d’autres sources : ne court-on pas le risque d’établir des vérités qui ne sont même pas véridiques et par conséquent d’induire en erreur les lecteurs non avertis qui eux-mêmes vont les transmettre à leur tour ? Par exemple, lorsque le « Sabi-man » wayana « Kuliyaman » raconte que « les Ndjuka [Djuka] décimaient les Aluku [Boni], ils les mangeaient, les boucanaient […] »34 lors de la guerre du grand Maruini (1793), nous sommes dans une impasse puisque ni le récit des « Sabi-man » boni ni celui des Djuka ne confirment cette affirmation. Si les Boni et les Djuka que nous avons interrogés sont d’accord sur le fait qu’il y avait effectivement une guerre entre les Boni et les Djuka et qu’il y eut des victimes des deux côtés, néanmoins ils réfutent l’idée que les Djuka aient mangé ou boucané les Boni. C’est une pratique contraire aux valeurs morales de ces deux groupes. L’anthropophagie n’existe pas dans l’univers des Marrons. Mais les lecteurs non avertis peuvent diffuser cette idée. Cette contribution est aussi utile à notre objet d’étude dans la mesure où la mémoire du « Sabi-man » Kuliyaman retranscrite par Jean Chapuis met en évidence les rapports des Wayana avec les autres peuples du territoire guyanais, notamment les Boni, les Blancs et les Créoles présents sur l’axe fluvial MaroniLawa. Cette mémoire souligne également les rapports commerciaux entre les Boni et les Wayana qui résulteraient d’un contrat passé entre les deux peuples : « Païké (un Wayana) et 32 Dans le cadre de son travail, il s’agit du « Sabi-man » Kuliyaman, un conteur wayana décédé à la fin de l’année 2001 à l’âge de 80 ans, in Jean Chapuis, op. cit, p. 27. 33 Traduit littéralement, « les gens du dehors », autrement dit les étrangers. 34 Jean Chapuis, op. cit., p. 547. 9 les Aluku (Boni) proposent un troc : produits occidentaux contre aliments végétaux […] »35. Les Wayana, par l’intermédiaire de Yalukaimë (un Wayana), envisagent « de collaborer avec les Blancs (ou les Créoles) en se servant des Aluku […] comme traducteurs […] »36. Ainsi, son texte nous permet de saisir le rôle qu’ont joué les Boni dans le processus de transformation de la société wayana entre 1900 et 1969. Par leur intermédiaire, les produits du monde colonial arrivent dans le monde wayana entraînant comme chez les Boni, une mutation du cadre de vie, la migration des Wayana vers la rive française de l’Itany, le regroupement familial, la restructuration des clans wayana37. Où s’arrête la mémoire et où commence l’histoire orale chez les Boni ? La saisie de la mémoire et de l’histoire nécessite que nous fassions une distinction claire et définitive des deux sens du concept d’histoire. L’histoire est d’abord récit avec toutes les techniques d’exposé de ce récit que l’homme peut inventer. L’histoire est devenue ensuite, chez les Européens, une science, c’est-à-dire une critique rationnelle du fond du récit et une recherche de plus en plus complexe et variée des éléments qui constituent ce fond. Dans les deux cas, il y a de toutes les façons « récit » et donc matière du récit, c’est-à-dire faits et évènements passés. Dans le premier cas, ces faits sont donnés, passés au filtre du cercle des « Sabi-man » et il n’y a pas exigence d’exhaustivité mais seulement nécessité de sens et de conformité avec l’organisation et la dynamique sociales. Dans le second cas, il y a volonté d’embrasser le maximum de faits, de ne rien oublier et d’exigence de « vérité ». En fait la nécessité de sens (souvent occultée derrière une démarche idéologique) est toujours présente, comme la conformité qui est d’abord purement formelle (l’exposé académique) mais aussi souvent idéologique. Le débat entre histoire boni et histoire européenne sur la base du récit est sans objet : dans les deux cas, il y a conservation de faits passés - dits historiques – et organisation de ces faits dans un déroulement chronologique. Le débat peut s’instaurer sur la nature de cette chronologie chez les uns et chez les autres, mais il y a toujours une trame. Le véritable débat est dans l’accession de « l’histoire récit » boni à une histoire scientifique boni : elle ne peut surgir au sein de cette société que si celle-ci en éprouve le besoin, sinon elle l’empruntera à la production de nature européenne. 35 Jean Chapuis, op. cit., p.873. 36 Idem, p. 877. 37 Idem, Cf, cartes p. 486, p. 825, p. 883. 10 « […] Na ala taki na fochi-téin toli, na ala du na fu bifo-téin, na […] »38 disent les Anciens. Les « Fochi-téin toli » (histoires des Anciens) sont gardées par les « Sabi-man ». Par quels moyens ? « […] Il y a des choses que l’on doit oublier pour soulager notre mémoire et surtout pour ne pas compromettre la cohésion, il y en a d’autres que l’on doit garder pour transmettre aux générations futures des éléments de compréhension de leur passé […] »39. Cette citation renvoie à ce que l’histoire académique appelle la mémoire. Chez les Boni, ce concept se traduit par l’expression « oli sani na édé [ou] oli sani na you ati »40 ou « na fééguété »41. Mais qu’est-ce l’on doit retenir et ne pas oublier ? : « […] Les événements du temps passé, la fondation des villages, les alliances entre les clans, les naissances, les décès, les successions de Gran Man, de Capitaine, de Bassia […] »42. La mémoire semble plurielle chez les Boni, mémoire collective, individuelle, clanique, familiale, catégorielle. De sa pluralité procède un volet historique, c’est-à-dire qu’à travers les différents récits, nous retrouvons l’inscription de certains faits mémorisés dans une chronologie orale, la succession et l’enchaînement des évènements. Nous retrouvons également la conscience d’une causalité dans l’enchaînement des événements. A partir de là, nos interlocuteurs emploient des expressions pour qualifier les faits historiques. Ainsi, l’histoire en tant que science à la mode boni, djuka est tantôt dite « fochi-téin toli » (histoire d’il y a jadis), tantôt « Bifo-téin toli » (histoire d’avant). Nous retrouvons aussi d’autres expressions, notamment « Avo téin toli » (histoire de nos bisaïeuls), « wi Gaan sama téin toli » (histoire de nos aïeuls). C’est à l’issue de la clarification des termes spécifiques à l’histoire boni que le sage Youssou43 nous conte les quelques lignes qui suivent : « […] Pour nous les Boni, l’histoire signifie tout ce qui s’est passé dans mon peuple [voluku] avant ma génération, avant que je devienne moi-même acteur des choses anciennes. En plus clair, c’est tout ce que les hommes avant moi ont 38 « Ce n’est pas toute parole qui est du temps des anciens, ni tout ce qu’on fait ». 39 Capitaine Comsé, conversation, Papaï-Chton, 18/08/02. 40 Traduction littérale : « Retenir quelque chose dans sa tête ou dans le cœur ». 41 Traduction : « ne pas oublier », mot provient de l’Anglais « forget » mais peut provenir aussi du Néerlandais. 42 Galmot Saïfa, entretien, Papaï-Chton, 29/04/03. 43 Originaire du village d’Assissi, décédé en 2003. 11 réalisé, ce sont tous les événements heureux ou malheureux qu’a connus le peuple boni, et qu’il faut retenir afin de les transmettre aux générations comme la vôtre44 […] »45. A entendre les « Sabi-man » s’exprimer, la notion de vérité d’un fait semble être relative. Avant de s’exprimer, presque tous nos interlocuteurs nous avertissent en disant que « […] ce qu’ils racontent, ils l’ont entendu de cette manière, on le leur a raconté de cette façon […] »46. Il apparaît donc que pour un sage boni, peu importe que le récit soit vrai ou pas, ce qui compte c’est son sens, dans la mesure où ses « […] oreilles ont entendu le passé (par l’intermédiaire de son aîné, de son frère, mais aussi de ses Ancêtres, qui étaient là et qui lui ont dit que cela s’est produit hier), mais ses yeux n’ont pas vu […] »47. Par conséquent, il ne peut juger. La phrase de ce « Sabi-man » est très importante pour comprendre la conception de l’histoire boni. Il n’existerait pas de vérité historique absolue, et personne ne peut s’appuyer sur le passé pour soutenir la vérité d’un fait passé. La vérité reste toujours hors de portée et les individus ne peuvent que s’en approcher, affiner leurs interprétations, accumuler des probabilités, mais ils n’atteindront pas l’exactitude des faits, des causes et des conséquences. En revanche, ce qui est important, c’est le sens donné au travail effectué par les hommes du passé. Les Boni admettent donc la vérité des faits en tant que valeur d’attestation, mais ils n’admettent pas la vérité de l’explication et de l’analyse. « […] Nous ne pouvons jamais tout comprendre, nous ne comprenons pas encore ce qui nous arrive personnellement. Nous ne pouvons pas arriver à comprendre le passé parce que le passé est en dehors de nous, et parce que les hommes qui y vivaient étaient autres et que malgré nos efforts nous n’arriverons jamais à pénétrer complètement dans leur mentalité, nous ne pouvons comprendre leurs mobiles, ni leurs choix […] »48. Les Boni ont donc une façon de dire leur vécu dans le temps, en le quantifiant ou non. Ainsi intervient une manière d’objectiver le « fait » dans le temps. Cette objectivation de l’histoire est plus spontanée, et, bien entendu, la conception de la « vérité », de l’exactitude, de 44 En l’occurrence notre génération. 45 Youssou, entretien, Papaï-Chton, 23/04/03. 46 A titre d’exemple, le Capitaine Naawan Tanis du village de Cottica. 47 Moomou Raoul, Capitaine du village de Cottica 48 Amaïkon Dakon, entretien, Saint-Laurent du Maroni, 15/02/02. 12 ce qui s’est produit ne s’entend pas de la même manière que l’exactitude telle que la science historique la conçoit. La conception de l’histoire telle qu’on l’entend dans les sociétés occidentales apparaît différente de celle des Boni au cours de nos enquêtes. Si dans la conception occidentale, l’histoire doit être à la portée de tous comme nous le voyons à travers les livres, son enseignement à l’école et aujourd’hui, par le biais d’Internet et la télévision, chez les Boni comme chez les autres groupes bushinengue, l’histoire est du domaine du sacré. La sacralisation de cette histoire fait que toute modification du récit a toujours été considérée comme un sacrilège. De plus, c’est une histoire qui ne doit pas être connue des personnes extérieures à la société boni. En effet, il fallait éviter à tout prix que les peuples ennemis, notamment le colonisateur blanc et les autres groupes de Marrons, entre autres les Djuka, n’y aient accès de peur qu’ils puissent porter atteinte à l’équilibre ainsi qu’à l’intégrité du groupe. C’est la raison pour laquelle elle n’est pas racontée tous les jours, elle exige un rituel qui accompagne le discours de celui qui parle. Or, les enfants, les jeunes, les personnes extérieures au groupe n’ont pas la connaissance de ce schéma de communication. Il est à noter que cette vision semble s’arrêter durant les années 1960 et plus encore aujourd’hui. En effet, l’histoire des Boni est de plus en plus vulgarisée par le biais de l’écrit. Par exemple des lieux considérés comme sacrés et donc interdits à toute personne extérieure au groupe boni, notamment les « Wéti-man » (l’homme blanc), sont visités, photographiés, cartographiés et étudiés par ceuxlà même à qui les Boni y interdisaient l’accès. Ce même phénomène s’opère également chez les Djuka et les Saramaka. Quelle est la stratégie que nous avons adoptée sur le terrain pour accéder à l’information ? Ecrire sur les Boni comme sur les autres groupes bushinengue implique d’expliciter quelle fut notre démarche sur le terrain de notre recherche. Comment nous sommes parvenu à ce que nous écrivons. Il s’agit d’une précaution nécessaire quant à l’écriture de cette histoire. Il faut préciser la valeur de tout témoignage. Qui parle ? Quelle est l’origine sociale de nos interlocuteurs ? Quelles sont leurs fonctions sociales ? Quels pronoms personnels utilisent-ils dans leurs récits ? Dans quel cadre et quel contexte se sont déroulés nos entretiens ? Que transmettent les « Sabi-man » ? Que ne transmettent-ils pas et pour quelles raisons ? Pour réaliser cette étude, nous avons dû faire un travail sur nous-même. Placé au carrefour de deux cultures, l’une provenant d’une société traditionnelle post-marronne, l’autre du monde français, nous sommes pris en tenaille par ces deux cultures qui nous ont façonné jusqu’ici. Par conséquent nous avons souvent du mal à faire « la part des choses ». Pour travailler sur les Boni, nous avons dû faire une double opération sur nous-même : nous 13 « défranciser », voire nous « dé-suni-versi-tariser » presque pour nous immerger dans la société boni. Bref, nous avons dû, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Maurice Olender paru en 2005, faire une « chasse aux évidences ». Nous sommes donc sous l’influence constante et simultanée de deux cultures, deux modes et de deux logiques de pensée différents, parfois même contradictoires. Nous avons constaté que travailler sur les Boni exige une phase d’apprentissage très longue parce que la collecte des récits demande beaucoup de temps, de patience, de réflexion, ainsi qu’une écoute très attentive. Et, malgré cela, nous ne pourrons connaître tout le contenu de cette histoire. L’histoire des Boni n’est pas unifiée ni globale ; elle est compartimentée, fragmentée en petites histoires. Cette segmentation de l’histoire rend difficile sa connaissance totale. L’autre difficulté qui a été de taille est celle qui touche à la conception du temps chez ces populations Il était important pour nous de connaître cette conception pour savoir comment ces populations appréhendent le temps au quotidien ? Puisque n’oublions pas que la science historique ne va pas sans chronologie. Il apparaît donc nécessaire d’établir une périodisation qui replace les événements dans le déroulement de l’histoire des Boni, des Djuka, des Paramaka à l’aide d’instruments de travail permettant de proposer à côté de la datation orale, une datation écrite plus accessible, plus compréhensible pour les lecteurs. Cette périodisation est d’une part un moyen pour nous d’approcher les réalités politiques, économiques, sociales voire culturelles des Boni, des Djuka, de mieux construire une démarche critique, d’exiger plus de rigueur. La réalisation de ce travail nous a posé un certain nombre de difficultés, difficultés liées d’abord à notre appartenance au groupe que nous étudions. En effet, il nous apparaît souvent difficile de sortir de l’univers traditionnel boni pour prendre « l’habit » du chercheur. Ainsi, nous devons faire face au problème de la distance à prendre avec notre objet d’étude afin d’éviter toute confirmation ou infirmation de nos préjugés. La difficulté tient aussi au fait que nous ne sommes pas contemporains de l’histoire que nous tentons d’écrire. C’est avec des éléments du présent que nous essayons d’éclairer une page du passé de ce groupe. La connaissance de l’histoire du groupe nous a posé un autre problème de taille. Il s’agit du fait que d’un clan à l’autre, d’une famille à une autre, d’une personne à une autre, on ne transmet pas les mêmes choses. Travailler sur le récit des « Sabi-man » boni du point de vue scientifique n’est pas facile. En effet, à partir de quand nous raconte-t-on la vérité et ou nous induit-on en erreur ? On sait, comme l’écrit Paul Veyne, que « […] les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la 14 font, comme ils font leur histoire […] »49. On sait aussi comme le dit Lucien Fèbvre dans sa leçon inaugurale au collège de au France en 1933 que « […] l’homme ne se souvient pas du passé, il le reconstruit toujours […] ». Le discours que nous recueillons est-il un discours fabriqué pour servir un homme, un clan, une famille, un chef coutumier, ou pour préserver un patrimoine ? Notre tentative d’écrire l’histoire de ce groupe suppose nécessairement un contrat entre celui qui sait (Sabi-man) et nous (chercheur). L’histoire que nous étudions est celle d’un peuple qui la raconte avec sa langue maternelle, le « Nengue-tongo ». La plupart de nos interlocuteurs ne parlent pas la langue française, ni ne la comprennent. D’où des difficultés qui se posent au niveau de l’interprétation car les « Sabi-man » aussi interprètent le récit des Anciens. Par conséquent, en tant qu’individu porteur d’affects, nous sommes forcément impliqué dans la traduction de leur témoignage. La problématique retenue dans cette thèse nous a conduit à structurer notre projet d’étude autour de quatre axes. Le premier traite de notre démarche conceptuelle et méthodologique. Le deuxième étudie les Boni face aux ambitions politiques et économiques du colonisateur français et leurs conséquences sur le plan de l’autorité traditionnelle. Le troisième met en évidence le rôle des Boni dans ce renouveau économique. Enfin, la quatrième partie met en relief l’évolution du statut politique des Boni en Guyane, les stratégies qu’ils ont mises en place pour demander à la France l’assistance et la protection, que les autorités coloniales hollandaises ont données aux Djuka. Ainsi que nous l’avons montré au cours de cette étude, l’époque allant de 1860 à 1969 apparaît à la fois comme un « temps de crise » mais aussi comme « un temps d’espoir ». Les politiques des autorités coloniales françaises et hollandaises, conjuguées aux activités aurifère, forestière et marchande produisent le désordre et l’incompréhension au sein de la société boni. Ce désordre se traduit d’abord par un double choc frontal, culturel et démographique. Il concerne d’une part les migrants du monde colonial, venus à la recherche de l’or dans le Lawa et d’autre part, le peuple boni qui compte alors à peu près 700 âmes. Les migrants orpailleurs et les Djuka, attirés par le travail qu’offrent les exploitations aurifère et forestière – en particulier le canotage et la coupe du bois de rose et du balata – quittent le Tapanahony pour s’installer définitivement sur le Lawa. Dès lors, des circonstances entraînent des déchirements dans la société boni dont les conséquences persistent de nos jours : la rivalité entre le Gran Man Anato et le Capitaine Apatou qui provoque le départ de ce dernier vers le bas Maroni (1885), le choix du fleuve Lawa comme 49 Paul Veyne, 1983, p. 12. 15 limite entre la colonie de la Guyane française et la Guyane hollandaise (1891), la prise en charge des Boni du village de Cottica par les autorités hollandaises dès la fin des années 1930, celle de la France à partir des années 1950-1960. A ces faits, s’ajoute un malaise beaucoup plus profond : pauvreté, mendicité, jalousie, sorcellerie, esprit de rivalité, promotion de l’individu au détriment du groupe. Plongée dans l’économie aurifère, forestière et marchande – économie alors en cours sur l’ensemble du territoire guyanais, depuis 1855 – la société boni est donc soumise à une dynamique et à un changement dans les domaines politique, économique, social et identitaire. La société boni qui se dessine entre 1880 jusqu’à la première moitié du XXe siècle, est marquée par une mutation à la fois de son mode et de son hygiène de vie, mutation se traduisant par une transformation non seulement de ses pratiques vestimentaires, alimentaires, mais aussi de sa structure familiale clanique. L’ampleur des transformations est observable dans les chansons enregistrées par l’ingénieur géographe Jean Hurault entre 1957 et 1965. Ces chansons nous plongent dans l’imaginaire boni et nous permettent d’en saisir les modifications. Les Boni intègrent puis réinterprètent à leur manière des données extérieures à leur communauté. A travers ces différentes compositions, nous décelons un certain nombre de thématiques. En premier lieu, elles sont articulées autour d’importantes figures du groupe comme Galmot (homme le plus riche de l’époque), Finkual (canotier, grand Tembe-man et porte-parole du Grand Man Tolinga), Tobou (canotier et interprète), Bangassé (spécialiste du tambour Apinty), Tolinga (Gran Man). Elles évoquent également les mouvements migratoires des Boni vers les villes du Littoral guyanais et surinamien à la recherche du travail. Ainsi, illustrent les extraits suivants : « Mi doo na Libina. Mi e go na soo », - « Kayana liba doudou […] mi si one faya […] Kayana […] moï moo a la condé […] Kalédoni condé baa […] doudou a moï moo a la condé […] »50. En second lieu, elles abordent le thème des missions géographiques qui se déroulent entre 1949 et le début des années 1960. Les compositeurs (Papa Eféa, Papa Apaoulobi, Papa Nétoyé, Ma Tikichi) évoquent les lieux que les Boni ont visités ou dont ils ont pris connaissance par ouï-dire lors des missions, « Lamazon » (Amazonie), « Kimikima » (Tumuc-humac) par exemple. La toponymie évoquée traduit une meilleure connaissance et une appropriation de l’espace par les Boni par l’intermédiaire des missions géographiques. Ces chansons mettent en évidence enfin, la pauvreté, la dépendance 50 Voici la traduction respective : « Je suis arrivé à Albina. Je vais vers Paramaribo » ; -« La rivière de Cayenne chérie […] j’ai vu un phare […] Cayenne […] est plus belle que les autres villes […] Calédonie […] chérie est plus belle que les autres villes […] », in Jean Hurault, Chansons boni des années 1950-1960, IRD-CNRS, 1998. 16 des uns des autres « Tiya mi […] pina moni »51. Les chanteurs parlent le Néerlandais, le Créole guyanais et celui de Sainte-Lucie, signe d’ouverture d’esprit et d’introduction de nouvelles valeurs qui modifient profondément leur société. Lesdites transformations s’observent également dans les rapports que la société boni a entretenus avec les Amérindiens, les « Dooséï-sama » et l’Administration franco-hollandaise. L’activité aurifère instaure en effet de nouvelles relations entre les différents occupants de l’axe fluvial Maroni-Lawa-Itany, relations basées sur l’interdépendance. La confrontation entre le monde des Boni et le monde colonial, représenté par les orpailleurs créoles, transforme les manières de penser et d’agir des Boni. Elle bouleverse en même temps les rapports internes entre les Boni. A travers le récit des Anciens, mais aussi à travers les sources écrite, on constate que le « Maudo-nengue téin » modifie les valeurs et les acquis de l’« âge du marronnage », qui définissaient la société boni avant tout par la solidarité collective, le partage et la non affirmation de l’individu au profit du groupe. L’introduction des activités aurifères et marchandes fait émerger une nouvelle catégorie d’hommes boni : ainsi les canotiers. L’argent ainsi obtenu leur permet de posséder plusieurs femmes, mais aussi d’acheter les « bakaa gudu » (richesses des Blancs), et d’être de plus en plus en contact avec le monde colonial. De cette façon, la société boni glisse progressivement vers un mode de vie où seule la réussite individuelle compte et s’impose. L’âge de l’or introduit en effet l’argent comme le moyen d’échange capital, par l’intermédiaire du « travail rémunéré », au sein de l’espace de vie traditionnellement non soumis aux règles du marché que connaissaient originellement Boni et Amérindiens. Désormais, l’argent remplace le troc. Le canotage, la coupe du balata et les activités générées par l’exploitation aurifère (la vente de poissons, du gibier, des feuilles de « waï », la construction de carbet pour les orpailleurs), permettent aux Boni, aux Djuka et aux Paramaka d’acheter des moteurs hors-bords à partir de la fin des années 1950, et surtout durant les années 1960. Ce nouvel outil de propulsion moderne transforme la perception de l’espace-temps chez les Boni, transformation qui se manifeste non seulement par une circulation de plus en plus rapide de biens, de marchandises, d’hommes et de capitaux, mais surtout par une mobilité plus accentuée des Boni eux-mêmes se soldant par une forte migration définitive. D’ailleurs, les témoignages oraux assimilent l’époque de l’activité aurifère et marchande à « […] l’âge de déplacements […] »52 qui modifie la 51 « Chère tante, je manque d’argent ». 52 Antoine Bayonne, entretien, Cayenne, 28/07/06 17 redistribution spatiale de la population boni. Ce phénomène se développe avec la fin de l’activité aurifère et la mise en place des communes le long de l’axe fluvial Maroni-Lawa, poussant les Boni et les Djuka à se rapprocher d’abord des villes des Littoraux guyanais et surinamiens, puis, à partir de 1969, de nouveaux centres communaux (Maripasoula, Grand Santi-Papaï-Chton-Apatou). C’est donc « […] tout un univers qui change »53. Ainsi, l’« âge de l’or et du grand takari » marque la transition d’une société marronne traditionnelle vers une société moderne boni, épousant peu à peu les valeurs du monde colonial français et hollandais. Cette transition signe l’abandon progressif du système traditionnel au profit d’une nouvelle société, de plus en plus individualiste. Les Gran Man boni, à leur tour, saisissent les opportunités que leur offrent les facteurs exogènes (activités aurifère, forestière et évangélisation) pour manifester à la France leur volonté de s’attacher à elle. Dans un premier temps, celle-ci hésite. Il faut attendre les années 1940 pour que ses représentants amorcent le processus d’intégration des Boni dans la société guyanaise, processus qui s’accélère entre 1950 et durant les années 1960. En 1965, les Boni deviennent enfin des citoyens français au même titre que les habitants du Littoral guyanais et les Français de la métropole. Ils accèdent ainsi aux droits et devoirs de leur nouveau statut. Restés depuis l’époque du marronnage (fin XVIIIe siècle) jusqu’en 1965 dans le droit coutumier, ils se trouvent inscrits de fait dans le droit commun par la politique de francisation qui a cours pendant les années 1960. Ils manœuvrent désormais entre deux systèmes totalement différents, l’un traditionnel dominé par l’oralité, l’autre moderne commandé par l’écrit qu’ils maîtrisent mal. Le Territoire de l’Inini n’est municipalisé qu’à partir de 1969. Dès lors les Boni peuvent accéder à l’exercice de mandats municipaux, à l’instar de leurs concitoyens des autres départements. C’est dire qu’ils doivent appréhender un nouveau système politique dont ils n’avaient – par situation coloniale – qu’une connaissance lointaine. Une phase d’apprentissage, encore inachevée à l’aube du XXIe siècle, est nécessaire. Cette thèse n’a nullement la prétention d’apporter des réponses et des connaissances exhaustives, ni d’exprimer une volonté de notre part de nous positionner en tant que connaisseur incontournable du passé du peuple boni. Notre ambition est seulement de poser notre pierre à l’édification de l’histoire des Boni et d’augmenter ainsi les savoirs de la communauté scientifique. Notre projet s’adresse sans doute aux « Dooséï-sama » mais aussi 53 Conversation tenue à Cayenne entre Joseph Toukouyou et Antoine Bayonne, 27/06/06. 18 et surtout aux Boni eux-mêmes. A l’issue de cette thèse, une question demeure. Quelle sera l’évolution de la société boni après 1969 ? La société rêvée par les Boni et leur porte-parole, les Gran Man, entre 1880 et 1969 est-elle celle d’aujourd’hui ? Les Anciens l’avaient-ils imaginée de cette manière ? Les événements qui ont marqué cette société entre 1969 et 2009 la placent sous le signe d’une déculturation continue, mais traduisent également l’échec d’une part, du projet de Jean Hurault qui consistait à la préserver de toutes « […] modernisations hâtives […] »54, d’autre part de celui de Robert Vignon qui souhaitait quant à lui une intégration lente mais progressive dans la société guyanaise et française. Aujourd’hui, ni l’un ni l’autre ne sont à l’ordre du jour. En effet, l’insertion des Boni dans la société francoguyanaise est loin d’être accomplie. Les principes d’une République une et indivisible, ignorante délibérément des particularismes régionaux, se heurtent à la réalité d’un certain relativisme culturel. Ce que les Boni ont connu depuis ces trente dernières années est semblable à ce que subissent d’une manière générale, les autres groupes bushinengue et les Amérindiens du département de la Guyane. La fin du XXe siècle semble sonner le glas des sociétés dites traditionnelles de la Guyane française et du Surinam. En effet, l’irruption de l’économie marchande et monétaire et de la société de consommation, le déclin des chefferies traditionnelles désorientent et déstructurent ces sociétés. Cette déstructuration se traduit par une dégradation progressive des mentalités, des techniques et des rapports sociaux. Les Boni, tout comme les autres groupes bushinengue et les Amérindiens, sont à la croisée des chemins dans un monde dominé par les systèmes marchands qui assignent à résidence les précarisés qui, de ce fait, « […] sont en situation de marronnage, avec ce que le terme comporte d’errances et de désespoir mais aussi d’exigence et de dignité […] »55. Mots-clefs : « Takari », « maudo nengue », « baka-fii-man-nengue », « âge de l’or », « exploitation aurifère et forestière », « âge du politique », colonisation, christianisation, francisation, Territoire de l’Inini ; municipalisation, « mémoire collective », « traditions orales », « dynamiques interculturelles » 54 Lucien Vochel, ancien Sous-préfet de l’Arrondissement de l’Inini (1952-1956), entretien par écrit, 01/06/07. 55 Jean Moreau, « Les Marrons de Guyane », in La Révolution Prolétarienne, n° 753, juin 2006, p. 3. 19 JEAN MOOMOU : Thèse soutenue le 10 décembre 2010 à l’EHESS de Paris (Mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité). Composition du jury : -Mr Bernard Vincent : Directeur d’études à l’EHESS et directeur du Centre de recherches historiques (EHESS-CNRS) -Madame Myriam Cottias : CNRS, CRPLC, coordinatrice du programme EURESCL -Mr Wim Hoogbergen : Anthropologue-historien, professeur associé à l’Université d’Utrecht -Mr Serge Mam Lam Fouck : Professeur des Universités (Université des Antilles et de la Guyane) -Madame Ria Lemaire : Professeur émérite de l’Université de Poitiers Bibliographie de Jean MOOMOU Ouvrage : Moomou Jean, « Le monde des Marrons du Maroni en Guyane (1772-1860), la naissance d’un peuple les Boni, Éditions Ibis Rouge, Guyane, 2004, 216 pages. (Prix Delavignette en 2004) Articles et contributions - « La politique des autorités coloniales françaises à l’égard des Boni entre intégration et exclusion (Août 1776 à Juillet 1841) », Revue Cahiers des Anneaux de la Mémoire n°7, Nantes, 2004, pp. 107 –123. - « La prise en charge du temps des Anciens (esclavage, marronnage) dans la mémoire collective des Boni d’aujourd’hui », in Serge Mam Lam Fouck et Jacqueline Zonzon (dir), L’histoire de la Guyane Depuis les civilisations amérindiennes, Editions Ibis Rouge, Guyane, 2006, pp. 127-137. - « Les Bushinengue en Guyane : entre rejet et intégration de la fin du XVIIIe siècle aux dernières années du XXe siècles », in Serge Mam Lam Fouck, (dir), Comprendre la Guyane 20 d’aujourd’hui Un département français dans la région des Guyanes, Editions Ibis Rouge, Guyane, 2007, pp. 51-82. - « L’histoire d’un des peuples de Guyane : Les Marrons boni », in Quel enseignement de la Traite négrière, de l’esclavage et des abolitions ?, Séminaire du réseau national des écoles associées à l’UNESCO 4, 5 et 6 novembre 2004, CRDP Académie de Créteil, Centre Régional de documentation pédagogique, Paris, 2008, pp. 51-53. - « Plat à vanner, téé », in Yves Le Fur (dir), La collection Musée du Quai Branly, Editions Flammarion, Paris, 2009, pp. 382-383 - « La mission du père Brunetti chez les Boni de la Guyane française à la fin du XIX siècle : entre évangélisation et stratégie d’approche du colonisateur français », in Philippe Delisle et Claude Prudhomme (dir), « Religion et créolité : Antilles françaises, Haïti, Mascareignes », Revue Histoire et Missions chrétiennes, n° 12 Décembre 2009, Paris, pp. 1-30. 21