PERSPECTIVES NOUVELLES DANS L`HISTOIRE DES

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PERSPECTIVES NOUVELLES
DANS L'HISTOIRE DES RELATIONS
INTERNATIONALES
par M. le doyen Raymond POIDEVIN
Qu'il soit permis, tout d'abord, au doyen de la Faculté des
Lettres et Sciences humaines de Metz, de dire combien l'invitation
de l'Académie honore, à travers lui, la jeune Faculté dont il a
la charge.
Transformé en Faculté le 14 novembre 1968, il y a un an,
le jeune et vigoureux nourrisson littéraire voit avec plaisir la bicentenaire Académie de Metz se pencher avec sollicitude et bienveillance sur son berceau. N'y a-t-il pas là un signe réconfortant,
à un moment où nous allons porter sur les fonts baptismaux un
autre nouveau-né, l'Université de Metz ?
Les nouvelles institutions universitaires ont absolument besoin,
non seulement du courage, du dynamisme, de ceux qui les animent,
mais aussi de la foi, de l'enthousiasme, des idées, de l'appui de
tous ceux qui peuvent les aider à grandir, à s'affirmer, à rayonner,
dans cette partie de la Lorraine, véritable carrefour international.
Je suis sûr que l'Académie de Metz, qui a su prendre des positions
courageuses, ne manquera pas d'épauler les universitaires dans
l'immense tâche qui les attend.
Mais vous me permettrez, Mesdames et Messieurs, de troquer
la toge du doyen, contre une tenue plus modeste : celle de l'historien, professeur d'histoire contemporaine.
Dans l'énorme prolifération des livres dits d'histoire, comme
sur les écrans de la télévision, les historiens de métier, titulaires
de chaires dans les universités françaises, n'apparaissent que très
rarement. Pourquoi s'effacent-ils devant ces faiseurs d'histoire,
ces romanciers en mal de sujet, adorateurs de Baal beaucoup plus
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que de Clio, qui servent à un public véritablement affamé, mais
odieusement trompé, du croustillant et du sensationnel ? Que
font-ils ces professeurs, que cherchent-ils ?
Eh bien, Mesdames et Messieurs, ils travaillent, dans des
conditions souvent difficiles, à faire progresser une recherche historique exigeante et ingrate, propre à décourager rapidement tous
ceux qui ne connaissent pas les règles fondamentales de l'histoire :
honnêteté intellectuelle, rigueur, conscience, patience, abnégation.
Je voudrais, à titre d'exemple, vous montrer brièvement les perspectives nouvelles ouvertes depuis une vingtaine d'années par l'historiographie française en ce qui concerne la seule histoire des relations internationales.
Il suffit de feuilleter le « Manuel historique de politique
étrangère» d'Emile Bourgeois ou les ouvrages d'A. Sorel et de
les comparer à Γ« histoire des relations internationales» dirigée par
mon maître, M. le doyen Pierre Renouvin, pour comprendre l'ampleur de la tâche entreprise.
Avec les Sorel, les Bourgeois, l'histoire diplomatique a brillé
d'un incomparable éclat, mais c'était une histoire que se contentait d'étudier le rôle des hommes d'Etat, si bien que l'évolution
des rapports internationaux semblait dépendre avant tout des vues
personnelles de ces hommes, de leur caractère, de leur habileté
ou de leurs erreurs. Cette étude est certes indispensable, il ne
viendrait à personne l'idée de contester le rôle d'un Bismarck,
d'un Charles de Gaulle, mais il y a là un horizon trop étroit, qui
ne peut pas apporter tous les éléments d'explication.
Pour comprendre l'action diplomatique, Pierre Renouvin a
cherché à percevoir toutes les influences qui en ont orienté le
cours. Il en discerne plusieurs : conditions géographiques, démographiques, forces économiques, questions financières, sentiment national, nationalisme, pacifisme... Ces forces profondes matérielles
et morales sont, pour lui, l'un des fondements de l'explication
et c'est ainsi que son histoire des relations internationales introduit
dans la recherche une large enquête sur les forces, sur leur valeur,
sur la contrainte qu'elles exercent sur les hommes d*Etat. La
perspective ouverte est immense, mais Pierre Renouvin et ses disciples, dont je suis, se sont engagés résolument dans les voies nouvelles.
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Il peut paraître suprenant, de prime abord, de voir apparaître dans ces forces les facteurs géographiques et démographiques. Et pourtant, la position insulaire de la Grande-Bretagne
n'a-t-elle pas encouragé, à la fin du xix e siècle, le splendide isolement des Anglais qui, protégés par une flotte puissante, croyaient
pouvoir rester à l'écart des tribulations européennes ?
La vulnérabilité de la frontière naturelle Est et Nord-Est de
la France n'a-t-elle pas fait du problème de la sécurité une véritable hantise, même au lendemain de la victoire de 1918 ?
De leur côté, les facteurs démographiques pèsent lourdement
dans la balance. Comment une France à la population presque
stagnante — elle ne voit augmenter sa population que trois millions et demi d'hommes entre 1870 et 1914 — ne se sentirait-elle
pas menacée par une Allemagne qui, dans le même laps de temps,
voit croître la sienne de vingt-sept millions ? La puissance militaire, à une époque où il s'agit avant tout d'aligner un grand
nombre de divisions, la force économique, la psychologie collective des deux peuples s'en trouvent fortement affectées : il en découle une politique de prudence chez l'un, d'expansion chez
l'autre. La théorie de l'espace vital devient vite un thème majeur,
lorsque la pression démographique ne peut trouver un exécutoire
naturel et cette théorie nourrit alors bon nombre de rêves impérialistes : il suffit de penser à la politique japonaise, à la politique hitlérienne.
Les facteurs économiques après avoir engendré de nombreuses
tensions semblent devenir, de nos jours, plutôt des éléments d'ententes. Depuis plus d'un siècle une âpre compétition oppose les
puissances dans la recherche de sources d'énergie, de matières
premières : on a pu parler de la guerre du coton, du pétrole, de
la guerre du fer. L'industrie européenne, puis celle des pays neufs
ont dû conquérir de haute lutte les débouchés indispensables. Tous
ces affrontements économiques ne pouvaient être menés avec succès
qu'à la condition de contrôler les voies de communications : voies
ferrées pour l'exploitation de l'Amérique latine, de la Chine, de
la Turquie ; canal de Suez pour assurer à la Grande-Bretagne la
maîtrise de la route des Indes. Menacés par les progrès des voisins
et ceux des pays neufs, les Etats européens, l'Angleterre excep3
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tée, se sont engagés, dès la fin du xixe siècle, dans une politique
douanière protectionniste, source de chicanes, de représailles, voire
même de campagnes de boycottage et de guerres économiques.
Certes, de temps à autre, ces puissances européennes ont conclu
des ententes, mais il s'agissait alors de répartir des zones d'influence conquises aux dépens de pays sous-dévéloppés comme
l'Empire Ottoman, la Perse, la Chine. Bien sûr, les ententes économiques peuvent tisser des liens puissants entre quelques Etats —
l'Europe des Six en est un exemple — mais elles ne mettent pas
fin aux rivalités : les âpres marchandages au sein du Marché
commun, le Kennedy Round, les efforts anglais pour entrer dans
la place, montrent bien qu'une entente se fait toujours contre
quelqu'un.
Les tribulations monétaires actuelles ne prouvent-elles pas
avec éclat, le rôle des questions financières dans les relations internationales ? Mais il faut surtout songer à l'arme financière que
les Gouvernements ont utilisé, utilisent encore, pour imposer à
des Etats plus faibles des conditions politiques et économiques.
J'ai pu déceler au cours de mes recherches sur les emprunts d'Etat
étrangers placés à Paris, à Berlin, à Londres, avant 1914, de
nombreuses pressions des autorités pour tenter d'imposer des renversements d'alliances, des concessions politiques, des commandes
militaires. L'alliance franco-russe a été nourrie, valorisée par ces
fameux emprunts où tant de nos pères et grands-pères ont laissé
une partie de leur fortune. La France s'est servie largement de
l'arme financière pour tenter d'arracher l'Italie à la Triple Alliance. La même arme a souvent permis à Schneider de concurrencer
victorieusement Krupp dans les commandes de canons.
Qui ne sent l'influence de la diplomatie dite du dollar en
Amérique latine, en Europe ? L'historien doit s'efforcer d'apprécier le rôle exaci du facteur financier dans un contexte plus large
et se demander si un antagonisme politique n'empêche pas, en
fin de compte, le jeu normal des relations économiques et financières entre deux Etats réputés ennemis.
C'est toute la part du politique et de l'économique qu'il convient
d'apprécier et, pour l'avoir fait en ce qui concerne les relations
franco-allemandes, je puis affirmer que c'est une tâche difficile
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qui ne permet aucune généralisation hâtive. Il faut examiner chaque affaire à la loupe, et n'avancer de conclusion qu'au coup par
coup.
En plus de ces forces profondes matérielles, dont nous venons
brièvement de signaler l'importance, l'historien des relations internationales se doit de saisir l'influence des facteurs psychologiques :
le sentiment national, le nationalisme, le pacifisme.
Dans chaque nation sommeille, nous le savons bien, un sentiment profond, toujours prêt à se manifester. Il prend volontiers
l'allure d'un sentiment de supériorité comme ce fut le cas dans
l'Allemagne bismarckienne. Les victoires remportées sur les deux
plus puissantes armées européennes, l'autrichienne en 1866, la
française en 1870, l'extraordinaire essor économique, l'achèvement
de l'unité et la création d'un Empire maître du jeu diplomatique
européen ont nourri un orgueil national hautain et souvent menaçant. Le réveil du sentiment national chez les peuples qui composent
l'Empire austro-hongrois a eu un effet tel que chacun s'attendait,
à partir du milieu du xix e siècle, à une décomposition de la DoubleMonarchie. Après 1918, le réveil national est bien à l'origine de
ce mouvement de décolonisation qui a transformé la géographie
politique du monde.
Le sentiment national peut prendre une forme extrémiste,
il devient alors nationalisme. Bon nombre d'Etats européens ont
connu des vagues de nationalisme animées par des groupements
plus ou moins extrémistes : ligue des patriotes, ligue pangermaniste. Ces vagues affectent gravement les relations entre Etats :
l'agitation entretenue par la ligue des patriotes est largement
responsable de la crise franco-allemande de 1886, l'excitation entretenue par la ligue pangermaniste à propos du Maroc interdit le
bon fonctionnement des accords conclus par la France et l'Allemagne en 1909 et en 1911. Et ces rêves expansionnistes développés
par cette ligue, notamment, l'idée d'une Mitteleuropa au service
de l'Allemagne, n'ont-ils pas nourri l'idéologie et la politique de
conquête des nazis ?
Les effets du nationalisme, fauteur de crise, peuvent certes
être tempérés par un courant allant en sens contraire, le pacifisme.
Est-il une force importante avant 1914 ? Le pacifisme de l'Internationale ouvrière n'empêche pas socialistes français et allemands
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PERSPECTIVES DANS L'HISTOIRE
de s'engager, en juillet 1914, dans une guerre dite fraîche et
joyeuse. Il est certain que, de nos jours, le pacifisme pèse plus
lourdement sur les grandes décisions : il suffit de rappeler le
succès, ces jours-ci, du moratoire aux U.S.A., succès dont le président Nixon pourra difficilement faire fi dans ses négociations
avec le Vietnam.
Ainsi, Mesdames et Messieurs, matérielles ou psychologiques,
un certain nombre de forces pèsent sur les hommes d'Etat. Nous
sommes loin de l'histoire diplomatique qui ne s'intéressait qu'à
leur rôle propre. Mesurer la valeur de ces forces, comprendre
comment elles ont pu commander certaines décisions des hommes
d'Etat par le jeu des groupes de pression les plus divers, voir
dans quelle mesure, au contraire, elles ont été utilisées par ces
hommes pour servir leurs desseins politiques, voilà les tâches nouvelles de l'historien des relations internationales.
Vous comprendrez aisément qu'un tel chantier exige des années d'efforts de la part de véritables équipes de chercheurs. Il
me semble que la Faculté des Lettres de Metz ne doit pas rester
à l'écart de cet effort. Avantagée par sa position géographique,
elle peut s'intéresser, dans le cadre d'un centre de recherche de
relations internationales, dont le conseil a demandé la création,
à tous les aspects des rapports entre Etats, grâce à une étroite
association de tous ses enseignants et chercheurs : littéraires, germanistes, anglicistes, historiens, géographes. L'année prochaine,
fin mars, se tiendra à Metz un premier colloque international groupant de jeunes historiens et chercheurs français et allemands travaillant dans les mêmes directions de recherche. Je suis sûr, Mesdames et Messieurs, que vous verrez naître avec sympathie ces
premières tentatives destinées à fonder, dans notre cité, une recherche originale et féconde. L'Académie, toujours séduite par les
progrès de la recherche ne manquera certainement pas de suivre
avec intérêt un effort destiné à offrir au public cultivé les fruits
d'un travail sérieux et méthodique. Comme une Université vaut
par ce que valent ses maîtres, je puis vous affirmer que le rameau
littéraire de la nouvelle institution est bien décidé à fournir un
travail de qualité, base indispensable d'une notoriété qu'il faut
conquérir dans le vaste monde universitaire français et international.
R. POIDEVIN.
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