arts et sciences en recherche transversale erkundungen in kunst

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Sociologue embedded
Propos pour une approche ethnographique du travail journalistique
Nicolas Hubé, Sociologue, Politologue, Strasbourg ([email protected])
Eine auf die Schlagzeilen der Titelseite begrenzte Untersuchung mag zunächst
mit einem soziologischen, noch dazu ethnographischen Ansatz der
Presseanalyse unvereinbar scheinen. Dennoch ist diese Methode eine der
Hauptachsen der Forschung des Autors, da sie es ermöglicht, jenseits von
statischer Inhaltsanalyse zu einer kontextualisierten Sicht auf den
Produktionsprozess dieses Inhalts zu kommen. Sie erlaubt ebenfalls, durch die
Erörterung des mythischen Begriffs der « actualité » (Aktualität) die von den
Berufsakteuren produzierten Rationalisierungen zu erfassen. Die Methode
impliziert allerdings notwendig, dass der Forscher seine Identität von Fall zu Fall
inszeniert und dadurch jeweils die Distanz zu seinem Gegenstand moduliert, um
diesen besser zu verstehen. Die methodische Selbstreflexion soll erste
Bausteine für eine Herangehensweise liefern, die man als verständnisvollen
soziologischen Blick auf journalistisches Arbeiten bezeichnen könnte.
« J’espère que vous avez maintenant un regard pas trop critique sur ce qu’on
fait… vous voyez bien qu’on fait notre maximum avec les moyens minimaux
qu’on nous donne. [Après un temps d’arrêt] Mais c’est aussi votre travail de nous
montrer ce qu’on ne voit plus ! »1
La « Une » de la presse quotidienne renvoie à une notion mythique de la profession journalistiquel’actualité - offrant au public une vision construite du politique. Pour la comprendre, l’approche
processuelle et ethnographique de l’écriture du titre se révèle heuristique car elle permet pénétrer
la « boîte noire » de l’information : le processus de fabrication de l’actualité.
Inscrit dans une sociologie interactioniste du travail de production de l’actualité, je m’intéresse à
la phase de transformation du fait déjà là - aux mains du journaliste spécialisé ou les demandes
des chefs – en information de premier plan2. Ce n’est autre chose que l’observation en pratique
des règles du champ journalistique et de ses acteurs, tantôt représentants du public, tantôt des
concurrents ou des espaces sociaux traités. J’aborde, ici, les apports de cette démarche
ethnographique3 - croisée aux entretiens semi-directifs – à partir de mes propres données
d’enquêtes4.
Je reviendrai, dans un premier temps, sur l’observation comme méthode, pour m’intéresser
ensuite à la conduite de mes enquêtes au concret. Je m’attarderai, in fine, sur la gestion des
assignations dont le chercheur est porteur dans sa relation sociale avec les journalistes.
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L’observation ethnographique comme méthode
Démonter les non-dits
Le processus du choix de l’information repose sur des rituels quotidiens : les conférences de
rédaction et de titre. Il s’agit de saisir comment tous les jours une organisation, entièrement
tournée vers la production d’un journal, structure et contrôle les interactions des service. Or
comme tout geste institutionnalisé, ce processus de transformation est naturalisé par les acteurs
qui considèrent que les informations qu’ils produisent ont une réalité extérieure et coercitive.
L’observation permet de déchiffrer les stratégies de présentation des informations - ou de
résistance aux demandes des chefs, les contraintes concurrentielles, les effets d’un agenda
politique (des élections ou la crise en Irak), dans le choix au concret des sujets. En d’autres
termes, l’observation est un moyen d’analyser le fonctionnement des rédactions à partir du
comportement des acteurs, leurs interactions étant inscrites dans une structuration particulière
construite par l’histoire propre du journal. Les entretiens ne permettent pas toujours de saisir ces
différences.
Ainsi lorsqu’il m’arrive - par mégarde ou maladresse - d’utiliser le terme
« production », « fabrication » ou « construction » de l’actualité, j’essuie un déni
de cette hypothèse, dans les deux pays. Les journalistes me disent que les
informations ne sont pas le fruit d’une invention imaginaire mais une copie de la
réalité sociale qui nous entoure, et rapportées par les sources, les agences, les
autres médias. L’interaction n’est en général pas rompue quand j’explicite
ensuite le terme : ces mots ne sont que des raccourcis scientifiques pour parler
de mon attention au déroulement de leur journée de travail, au comment un
journal est fabriqué, au sens commun du terme.
Il s’agit de briser cette stratégie de défense en signifiant que je m’intéresse au comment et non au
pourquoi d’une activité. Howard Becker explique ainsi qu’en posant la question du comment on fait
une chose, on arrive plus rapidement à la narration que par le pourquoi perçu plus directement
comme le propre du travail scientifique de décryptage5.
La réticence à la réflexivité spécifique des journalistes
La pratique de l’entretien comme « objectivation participante »6, tout comme la posture rigoureuse
de l’entretien ethnographique nécessitant une longue durée d’entretien7, sont très difficiles à tenir.
Plusieurs éléments propre à l’activité journalistique rendent cette pratique difficile.
La temporalité de l’activité journalistique – reposant sur la nécessaire urgence - impose un
rythme rapide des interactions8. Pour les interroger, il faut adapter son emploi du temps à ceux des
agents qui n’ont « pas plus de 30 minutes ». Il faut saisir les opportunités d’un entretien inattendu
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(« vous avez deux minutes ? je peux poser quelques questions ? »), ce qui nécessite d’avoir le
dictaphone sur soi. Il convient aussi parfois de laisser le dictaphone éteint, d’écouter sans noter un
discours qui est autant un indicateur des images mentales, des systèmes symboliques, des
rhétoriques de légitimation9 que des savoir-faire que l’on transmet à un enquêteur, appréhendé
comme un stagiaire ou un nouvel-entrant. En me faisant expliquer comment on bâtit une page,
comment telle photographie ou tel titre ont été choisis plutôt que tel autre, j’invite les enquêtés à
mettre en mots leur pratique, sans que cela leur soit coûteux en temps et en investissement
psychique. Cela permet de comprendre en pratique leurs actes.
La difficulté, en situation d’entretien, est de gérer la distance entre deux acteurs issus pour la
plupart des mêmes filières universitaires (ma formation a été effectuée dans un Institut d’études
politiques comme pour une partie non négligeable de mes interlocuteurs) et maîtrisant
sensiblement les mêmes savoir-faire (interview enregistrée, questionnement sur le vécu quotidien).
Perçu comme interviewer, je suis tenu à ce rôle par les enquêtés eux-mêmes.
Ils me rappellent par des ponctuations de phrase comme « voilà ! », « autre
chose ? » leur propre maîtrise des entretiens. La durée de celui-ci ne peut donc
être excessive puisqu’il implique des questions relativement directes. Le
dictaphone fait parfois l’objet de remarques, rappelant ces savoir-faire
professionnels : ayant eu un jour du mal à mettre en route mon appareil, mon
interlocuteur s’exclame « Ah, ça ! les dictaphones… c’est un métier ! ».
Ceci ne signifie pas non plus que les enquêtés refusent l’entretien. Mais les acteurs prêts à
accepter cette situation marquent, en même temps, leur gêne par le recours à des signes visibles
de stress (cigarettes fumées les unes après les autres) ou alors par la mise à distance ironique
(« cette pièce me donne l’impression d’être chez un psy ! »).
Cette résistance est aussi un principe de protection du groupe professionnel. En parlant de leur
activité comme étant difficile à « théoriser » - c'est-à-dire ne répondant d’aucun motif d’action
particulier autre que l’essence des informations -, les journalistes assurent la sécurité ontologique
de leur pratique routinière10. La réflexivité des agents sociaux passe par une mise en mots des
motifs d’une action11. Dans la rationalisation discursive de leur pratique, les journalistes en restent
à leur conscience pratique, c'est-à-dire qu’ils mettent en mots ce qui est pratique. En d’autres
termes, « ils savent “comment faire” sans nécessairement savoir comment dire ce qu’ils font »12.
Produire un discours sur la pratique journalistique revient à produire un discours sur les savoirfaire historiquement construits et naturalisés. Les acteurs le font d’autant plus facilement qu’ils
« savent » ce qui est attendu de l’enquêteur et que la « Une » est un enjeu stratégique pour la
rédaction. L’enquête ne peut donc qu’être située, placée dans les anecdotes du quotidien vécu par
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l’enquêteur et l’enquêté. Il convient de comprendre ensemble « ce qui s’est passé à l’instant » et
non « pourquoi ça se passe comme cela ». Seule l’observation permet de saisir ce pourquoi,
renvoyant à des interactions sociales qui se donnent aisément à voir par leur ritualisation.
La recherche au concret
Comprendre les lieux de l’observation
Dans la démarche ethnographique, il est important de noter les lieux auxquels le chercheur a
accès ou non13. Ils permettent de revenir sur la contextualité des lieux d’interactions afin de mieux
comprendre ces dernières14.Les lieux interdits traduisent un démarquage de l’espace social entre
ce qui relève de l’activité journalistique classique (produire et programmer un journal) et ce qui
relève de l’activité de l’entreprise. Les refus correspondent à des situations auxquelles seuls
certains membres choisis du groupe peuvent assister pour parler des décisions de stratégies
entrepreneuriales. Ainsi, j’ai seulement essuyé trois refus (au Monde, à la Tageszeitung et à Die
Welt) quand j’ai demandé l’autorisation de me rendre à la réunion de chefs services.
Mais ces refus ne s’arrêtent pas aux seuls lieux de décisions économiques. Le chercheur comme observateur - est circonscrit dans les lieux où le journal se donne à voir comme
communauté éditoriale, en charge d’un produit collectif. Son statut formel de stagiaire est alors un
argument pour le refuser dans les lieux du pouvoir éditorial : la réunion des chefs de service
chargés de la « Une » à Die Welt, par exemple. Ces frontières institutionnalisées - puisque tous
respectent la même discipline - sont aussi le fruit de l’histoire des journaux, qui n’accordent pas
toujours dans le temps, la même importance aux espaces.
A 20 ans d’écart, on peut noter une différence entre les enquêtes menées au
Monde par J-G. Padioleau15 et la mienne, observant tous les deux la rédaction en
période électorale. Jusqu’au début des années 80, la rédaction du journal se veut
un organe collectif autonome, chargé de la ligne éditoriale du journal. Le comité
de rédaction regroupe tous les journalistes actionnaires et définit la politique
éditoriale, notamment par la nomination du directeur de rédaction. La
programmation quotidienne du journal est ensuite effectuée de manière
autonome dans les services, et rediscutée entre chefs de service lors de la
conférence du matin. J.-G. Padioleau témoigne dans son livre de son regret de
ne pas avoir été accepté dans ce lieu des décisions stratégiques quotidiennes,
mais se félicite de sa facilité à observer les réunions du comité16. A l’inverse,
depuis la réorganisation de 1995, les conférences de rédaction du Monde sont
ouvertes à tous les journalistes qui voudraient s’intéresser à la production
générale et aux visiteurs extérieurs17. Il n’y avait donc pas de raisons que je ne
puisse participer à ces réunions, puisque le journal y est programmé et s’y donne
à voir. En revanche, je me suis vu refuser l’entrée de la réunion mensuelle du
comité de rédaction (portant sur le traitement de la campagne électorale par Le
Monde) au motif que c’est une réunion d’actionnaires et qu’elle concerne la ligne
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stratégique du journal. Tout doit rester en interne de peur de la fuite vers la
concurrence.
Cet exemple montre que le lieu de production est étroitement lié à la définition socialement
construite de ce qui relève de l’arbitrage stratégique et/ou arbitraire (donc immontrable) et ce qui
témoigne de la production routinière (donc de l’identité collective d’un organe de presse). Cet
exemple renvoie à une consigne classique faite au jeune ethnologue : la nécessité de bien gérer
son statut d’observateur.
Bien gérer son statut d’observateur
Dès l’instant où l’on pénètre dans une salle de rédaction, une gestion de son statut s’impose.
Avant de pouvoir passer à l’observation proprement dite, je dois passer par deux figures
imposées : le motif de ma présence et la manière dont j’ai pu pénétrer dans ce lieu. Raison
pratique (ai-je un lien avec quelqu’un de la rédaction ?) et raison professionnel (stagiaire d’une
école de journalisme ?). La justification par la thèse – plus encore par l’Université - est suffisante
pour répondre aux deux questions à la fois, mais elle n’entraîne nullement une typification aboutie
du statut et des échanges entre un chercheur et des enquêtés. Leur typification permettrait
d’abaisser considérablement la tension dans les rapports sociaux, dans la mesure où elle rendrait
les actions de l’autre prévisible en les routinisant18.
Or ici, l’enquêteur est constamment amené à jongler avec son identité mise en scène et en
situation. Je suis tantôt politiste, tantôt stagiaire. Le statut de jeune stagiaire induit le recours au
tutoiement. En retour, il m’est permis de tutoyer les journalistes à la base. Le fait de poser des
questions n’est pas non plus gênant, cela nous renvoie au rôle habituel du stagiaire, comme en
témoigne ces notes :
« R : N’hésite pas à poser des questions
Q. Tu vas finir par me détester, si je te harcèle avec toutes mes questions…
R. Non, non du tout ! On a l’habitude des stagiaires ! On est là pour ça… sauf si,
vraiment, ce sont des questions nulles. Mais je te fais confiance pour ça. C’est toi
qui fais une recherche ! »19
En endossant plusieurs rôles, en jouant des différentes situations, en écoutant plusieurs formes de
discours, je suis amené à effectuer un bricolage permanent pour produire ou réduire la distance
qui me sépare des agents que j’observe et j’interroge.
Face aux ouvriers du Livre en France, ma position est toujours ambivalente.
Perçu comme journaliste-stagiaire, ils marquent une forte distanciation. Perçu
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comme observateur, je suis potentiellement capable de faire remonter leurs
revendications auprès de la direction. A L’Alsace, par exemple, lorsque l’on tente
de réactiver mon stigmate d’intellectuel, de jeune journaliste francophone,
socialement dominant, j’ai été « sauvé » par ma socialisation primaire : le
responsable du service d’impression, afin de me tester, m’a posé une question
en dialecte alsacien à laquelle j’ai pu répondre par une connaissance minimale
du-dit dialecte. La proximité linguistique devenait une proximité sociale, rompant
la mise à distance sociale opérée par l’ouvrier du Livre en question20.
De la même façon, au Monde, j’ai eu l’occasion de participer à une réunion des
éditeurs (les anciens secrétaires de rédaction), dirigée par les responsables
syndicaux CGT et SNJ. Là, je ne donnais à voir aucun signe extérieur de mon
statut d’observateur (mon carnet était resté sur ma table de travail et je suis venu
à la réunion avec une éditrice-responsable syndicale). De plus, de nombreux
jeunes venaient d’être embauchés. A la fin de la réunion, un syndicaliste (un
secrétaire de rédaction venus du Livre et ancien employé du Monde) vient me
saluer pour lier connaissance et me témoigner mon intégration au groupe. Or
lorsque je lui indique mon statut, il prononce un « ah, oui ? » surpris et déçu, et
se retourne. Seule la médiation de la personne avec qui j’étais venu permet de
reprendre la conversation21.
Trouver la personne-ressource
Ce dernier exemple permet de m’attarder sur un élément assez important de l’observation : la
personne-ressource. Elle effectue le travail de présentation et d’introduction auprès des autres
personnes. Cette personne est d’autant plus importante que j’observe les lieux de décisions et de
programmation du journal, c'est-à-dire ceux de l’expression du pouvoir. Cette personne est
souvent un chef de service ou un de ses adjoints. Elle peut être aussi un secrétaire de rédaction. Il
s’agit toujours de la personne avec qui j’effectue un premier entretien, au cours duquel nous
évoquons les endroits et les moments importants de la fabrication du journal. En posant la
question de savoir comment on procède pour faire passer un sujet lors de la conférence de
rédaction, et/ou en ayant expliqué que je suis là pour observer comment le journal se construit,
l’interlocuteur se propose, bien souvent, de m’accompagner à la conférence. Il va me montrer les
lieux, faire avec moi le tour des services et me présenter aux autres. Il est alors important de lui
avoir donné des mots-clés sur mon sujet : un travail universitaire (dont on ne sait pas si c’est une
maîtrise, un DEA ou une thèse), les universités de Strasbourg et de Berlin, comment se fait la
« Une ». Plus encore, il me permet d’entrer dans les conférences de rédaction ou de service,
comme « son » stagiaire, sous sa tutelle.
Il définit, pour les autres, le cadre de mon travail : celui de « voir comment on travaille ». Par là,
je suis pris dans le rôle de l’observateur et non de producteur d’articles. Cela conduit à des
situations paradoxales, où les journalistes me demandant de faire quelque chose pour eux, se
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sentent obligés de multiplier les excuses. Cette personne-ressource peut parfois débloquer des
situations.
A la Süddeutsche Zeitung, ma situation d’observateur est bloquée [mon premier
jour d’observation]. L’un des deux directeurs de la rédaction - à qui je viens d’être
présenté par [mon contact] annonce son refus de ma présence à la
conférence des chefs de service : “c’est un stagiaire, il vient comme tout le
monde à la grande conférence de rédaction de 10 h 30. Celle de 10 h est
réservée aux chefs“»22. J’ai pu pourtant y participer, tous les jours, grâce au chef
de service « politique » du journal qui vient me chercher à chacune de ces
réunions et me présente à l’assemblée. A Die Welt, l’ordre social est clairement
défini de sorte qu’un stagiaire ne s’adresse pas à un chef. Le recours à la
médiation de l’éditeur des pages « Internationales » me permet d’obtenir des
entretiens, dont je ne connais jamais la date à l’avance.
Cette primo-définition de mon statut d’observateur me permet d’obtenir une liberté de mouvement
assez considérable - à l’exception notable de Die Welt. Dans le contexte journalistique reposant
sur l’urgence, dans lequel le journal doit être bouclé à une heure précise, il arrive un moment où
tous les agents sont occupés à leurs tâches. Cette donnée objective exercée par la pression
temporelle a pour effet de réduire les éventuelles manifestations d’un contrôle de soi devant
l’enquêteur. En d’autres termes, de voir les actes journalistiques exécutés comme si je n’étais pas
là. De plus, comme le journal est marqué par le sceau d’une production collective et négociée, cela
me permet d’assister aux réunions.
Dans le cas de mon observation à la Tageszeitung, j’ai eu un premier entretien
avec la chef du service « international » au cours duquel nous avons défini les
observations à faire. Toutefois, elle ne me dit rien des conférences de chefs, le
matin à 9 h 15, ni celle de titre à 16 h 30. Au retour de notre entretien, nous
passons devant le news-desk et je vois que les éditeurs cherchent un titre. Je
m’arrête pour regarder. Une éditrice semble surprise de me trouver là. Je lui
explique que je suis stagiaire, et le travail reprend. Le surlendemain matin, alors
que je n’ai toujours pas été convié à la conférence des chefs, je m’y rends de
mon plein gré. Cette conférence se déroule dans une salle ouverte. Personne ne
me dit rien et l’éditrice, me voyant, me salue. Pendant toute la durée de mon
stage, je pourrai y aller sans plus de problème. Plus encore, une photocopie
supplémentaire est systématiquement imprimée, pour moi.
Parallèlement à cette nécessite de jouer sur la distance et son rôle, il faut s’attarder sur les
« assignations » dont je suis porteur. En situation d’entretien ou en situation d’observation, je ne
suis jamais une entité neutre socialement et ce d’autant moins que les journalistes peuvent
anticiper mes attentes. Cela nécessite de jouer sur deux registres : le positionnement dans la
production des sciences sociales et la distance au rôle.
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Jouer des assignations du chercheur en sciences sociales
Se positionner dans l’espace de la recherche
Comme chercheur, je suis constamment obligé de me positionner par rapport aux travaux
antérieurs sur le journalisme. Il ressort comparativement que je dois me situerpar rapport aux
traditions académiques dominantes dans les deux pays : en France, de la sociologie des médias
et, en Allemagne, de l’analyse quantitative des journaux. Dans le premier cas, je suis
constamment obligé de me positionner par rapport au livre critique de Pierre Bourdieu23.
Le directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel passe ainsi près de 5
minutes avant l’entretien pour tenter de démasquer le bourdieusien caché en
moi. Je suis contraint de lui donner l’ensemble de mon pédigree : mes institutions
et laboratoires de rattachement, les directeurs de thèse encadrant mon travail,
mes éventuelles publications, les hypothèses de mes travaux, leur ancrage
bibliographique. Ces institutions ainsi que mes directeurs de thèse (Strasbourg et
Berlin) n’étant pas trop marqués et/ou connus, les réticences sont levées. De
manière plus ironique, le chef de service adjoint du service « société » du
Monde, au moment de démarrer l’entretien, autorise l’enregistrement de
l’entretien en faisant remarquer : « Tu vois ! Tu es bourdieusien ! Tous les
bourdieusiens enregistrent leurs entretiens »24. Il a, ensuite, été le seul à me
détailler spontanément toute son origine sociale (profession des parents) quand
les autres démarrent à leur entrée en école de journalisme.
Dans ce jeu de positionnement symbolique, le livre de Cyril Lemieux, Mauvaise Presse, à la
réception positive fonctionne comme un laisser-passer25. Dans le cas allemand, l’exercice est plus
aisé : ma présence physique fonctionne en soi comme signe de mon approche qualitative et
témoigne que je ne « théorise pas des choses qui sortent du ventre ! »26. Plus généralement, la
démarche ethnographique fonctionne comme une preuve rassurante sur mes objectifs
compréhensifs.
Comme observateur d’autres journaux, je suis amené à offrir des informations sur ce qui se
passe ailleurs comme contre-don à celles données par les enquêtés. Là, une seconde différence
apparaît entre les deux pays : plus ouvertes à la critique externe27, certaines rédactions
allemandes m’ont demandé de produire une critique publique du journal qu’il s’agisse d’un rapport
critique sur le fonctionnement de leur rédaction à la Tageszeitung ou d’une intervention en
conférence de rédaction à la Frankfurter Rundschau. La comparaison permet de parler du journal
en creux, c'est-à-dire en comparaison avec ses voisins d’outre-rhin ou alors avec les journaux
perçus comme diamétralement opposés. Cela évite de donner des éléments dont on ne sait
comment ils vont être reçus : dans les deux pays, cette demande d’informations fonctionne surtout
comme un moyen de se rassurer sur ses propres conditions de travail, identiques mais
nécessairement meilleures que celles des concurrents.
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Distance au rôle
Du fait de la confusion existante entre les deux statuts, certains acteurs peuvent avoir du mal à
juger le travail du sociologue en train de se faire.
Voyant que je ne produis rien mais que je note et observe ce qui est leur travail,
je rencontre de nombreuses remarques ironiques comme : « Attention à ce que
tu vas dire ! tu vas te retrouver cité dans sa thèse » ou « on va bientôt apprendre
qu’à [journal], on travaille n’importe comment ».
Cela correspond à la transcription, par l’ironie, de ce qu’ils voient, dans le registre connu du
stagiaire consciencieux, rétablissant ainsi un cadre dans lequel agir. Partant, je fais l’objet de
nombreuses boutades comme : « Notes, bien ça ! » ou « Attention ! là, il faut noter ». C’est
d’ailleurs toujours autour de mon obstination à tout noter que se focalisent les regards et les
remarques. Pris dans le contexte de l’actualité, je peux aussi jouer avec mon rôle et marquer moimême une distance ironique avec la tache que j’accomplis. Pendant mes observations allemandes
au courant des mois de mars et d’avril 2003, parler d’« inspecteur de l’ONU des journalistes » ou
de « sociologue embedded » en pleine crise irakienne était une manière humoristique de
dédramatiser la situation tout en leur signifiant les intentions de ma démarche.
Partant, le sentiment d’être surveillé se renverse progressivement et devient la norme. Un jeu
autour des notes peut alors se mettre en place. Je deviens un secrétaire de séance. Dès lors,
pendant les réunions, certains prennent un plaisir curieux à observer mon carnet et mes plans de
table, compléter mon dessin quand une nouvelle personne arrive, me prêter un stylo quand le
mien est vide. Tout se passe comme si, en leur permettant de regarder mon carnet, je leur rendais
la pareille de la relative liberté d’observation qui m’était accordée.
Cela ne signifie pas non plus que je sois totalement oublié. Par exemple, les deux directeursadjoint de la rédaction du Monde ayant appris que je me rendais à Libération annoncent au terme
de la conférence que la « Une » ne sera pas discutée au motif que je me rends, le soir même,
dans le journal concurrent28. Ils rappellent par là, la fonction stratégique de la « manchette ».
Vouloir mener une analyse du seul titre de « Une » peut paraître, a priori, incompatible avec
une démarche sociologique, de surcroît ethnographique de l’analyse de la presse. Cette méthode
est, pourtant, un des axes principaux de ma recherche car elle permet de passer d’une analyse
statique de contenu à une vision contextualisée de la production de ce dernier. Elle permet aussi
de saisir les rationalisations produites par la profession, en m’attardant sur la notion mythique
« d’actualité ». Mais cette méthode implique un nécessaire bricolage du chercheur, avec son
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identité mise en scène, gérer la distance entre soi et son objet pour mieux le comprendre. En
tentant ce retour réflexif sur la méthode utilisée, j’ai essayé de poser les jalons de ce qui pourrait
être un regard sociologique compréhensif sur le travail journalistique.
1
Notes de terrain, Süddeutsche Zeitung, discussion avec le responsable du newsdesk, 11 avril 2003.
L’usage du « je » dans l’écriture est dû à l’objet même de cet article. Voulant être réflexif sur ma pratique, il
m’apparaissait compliqué de maintenir une distance entre le chercheur écrivant et le chercheur cherchant.
3
D’autres travaux ont prouvé ses apports : Frank Esser, « Editorial Structures and Work Principles in British and
German Newsrooms », European Journal of Communication, vol. 13, 3, 1998, pp.375-405 ; Herbert Gans,
Deciding what’s news, New-York, Pantheon Books, 1979 ; Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie
compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Metaillé, 2000 ; Jean-Gustave Padioleau, Le
Monde et le Washington Post. Précepteurs et mousquetaires, Paris, PUF, 1985 ; Jacques Siracusa, Le JT,
machine à décrire. Sociologie du travail des reporters à la télévision, Bruxelles, INA/De Boeck Université, 2001.
4
Enquêtes menées dans les rédactions du Monde, de L’Alsace, de Libération et du Parisien en France ; et dans
les rédactions de la Frankfurter Rundschau, de la Süddeutsche Zeitung, de la Tageszeitung et de Die Welt en
Allemagne, complétées par des entretiens au Figaro et à la Frankfurter Allgemeine Zeitung.
5
Howard S. Becker, Les ficelles du métier. Comment construire sa recherche en sciences sociales, Paris, La
Découverte, 2002, pp. 105-109.
6
Pierre Bourdieu, « Comprendre », in idem, La Misère du Monde, Paris, Seuil, 1992, pp. 903-925.
7
Stephane Beaud, Florence Weber, Le guide de l’enquête de terrain, Paris, La découverte, 1998.
8
A. Giddens, dans son ouvrage, rappelle le poids structurant des lieux et des temporalités pour comprendre le
cadre des interactions étudiées. Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, pp. 172-173.
9
Jean-Baptiste Legavre, « La “neutralité” dans l’entretien de recherche », Politix, 35, 1996, pp. 207-225
10
Par « sécurité ontologique », il faut comprendre : « La confiance que les mondes naturel et social sont tels
qu’ils paraissent être ». Anthony Giddens, La constitution de la société, op. cit., p. 443.
11
Anthony Giddens parle de la motivation qui s’exprime à travers la conscience discursive des acteurs. Ibid.,
pp.54-55
12
Ibid., p. 72.
13
On trouve chez Jacques Siracusa des descriptions intéressantes de ces lieux et des effets qu’ils produisent sur
la pratique de recherche. Jacques Siracusa, Le JT, machine à décrire..., op. cit.
14
Anthony Giddens, La constitution de la société, op. cit., p. 172.
15
Jean-Gustave Padioleau, Le Monde et le Washington Post, op. cit.
16
Ibid., p. 215, note 5.
17
Cela ne veut pas dire qu’ils aient le droit d’y prendre la parole – les tours de parole y sont extrêmement
codifiés.
18
Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, , Paris, Méridiens-Klincksieck, 1992, p.
82.
19
Notes de terrain, Le Monde, discussion avec un journaliste du service société, 18 février 2002.
20
Notes de terrain, L’Alsace, 24 janvier 2000.
21
Notes de terrain, Le Monde, 12 mars 2002.
22
Notes de terrain, Süddeutsche Zeitung, 7 avril 2003.
23
Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber - Raison d’agir, 1996.
24
Entretien, Le Monde, chef adjoint du service société, 19 mars 2002.
25
Cyril Lemieux, Mauvaise presse…, op. cit.
26
Notes de terrain, Frankfurter Allgemeine Zeitung, remarque du chef du service « politique », 31 mars 2003.
27
Presque toutes les rédactions invitent des intervenants (journalistes ou personnages publics amis ou ennemis)
à venir faire une critique des pages du journal (Blattkritik).
28
Notes de terrain, Le Monde, 22 juin 2000.
2
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